" Mais qu'est-ce que vous voulez que je fasse, avec ça
! "
Il fusillera d'un doigt le tableau. Accroché au mur comme
une tique sous l'oreille d'un bâtard. Une punaise au mur,
qui m'a coûté la bagatelle de trois mois de souffrance.
Je lui aurais tendu le bourbon de bienvenue, et me retiendrai
de le lui balancer en pleine figure
son "avec ça"
le mériterait, non ? Mais ce sera une familiarité
trop hâtive.
Le type m'arrivera tout droit des Amériques. Ma notoriété
ne dépasse pas la Rue d'En-Bas. Et pourtant John Strike,
embarqué sur un 747 à Miami, franchira la porte
de mon atelier dans moins de vingt minutes. Il aura l'air de sortir
tout droit d'un des bureaux d'IBM, l'attaché-case cadenacé
à la main. J'ai l'air d'un pithécanthrope avec mon
vieux Raphaël à l'oreille. C'est que nous en ferons
une sacré paire, lui avec ses Timberland aux pieds, et
moi mes Charentaises effilochées
Strike fait la tournée des popotes pour le compte de l'Art
Gallery of Miami Beach. Sa mission : débusquer à
travers l'Europe la marchandise qui ornera les cimaises de l'Art
Gallery, avant que le plaisir de quelques collectionneurs passionnés
ne fructifie. Il saute depuis plus de cinq ans d'un atelier à
l'autre, d'est en ouest et du nord au sud, telle une puce assoifée
de sang. Son il, selon la rumeur, est d'une sûreté
à toute épreuve. Tout autant que son opinion, faisant
la pluie dans le ciel de nombres de peintres, et le beau temps
chez quelques galeries, dont la plus courtisée de toutes
: l'Art Gallery. En somme : un chasseur de têtes. Mais la
mienne lui reviendra-t-elle ?
C'est à une blague de potaches que je dois la visite de
Strike. Au premier avril, les trois-quatre copains avec lesquels
je tarote entre deux séances de chevalet se sont payés
l'imagination de me fabriquer dans le dos le Book de ma vie
biographie en béton armé, repiquage d'uvres
tous azimuts, commandes publiques réalisées, et
tout le Saint-Frusquin ! S'ont allés fouiner dans la version
internet du Who's Who, z'y ont déniché l'existence
du plus célèbre des marchands d'art, et expédié
illico presto le colis. N'oubliant pas de me poster une copie
de leur poisson d'avril. Autant dire que l'une des séances
suivantes de tarot coupa court
- Qu'est-ce c'est qu'ça ? que j'avais lancé à
la ronde, plus paniqué que furieux.
Les bouteilles sous le bras et la casquette encore avachie sur
le front, aucun d'eux n'avait manifestement pas idée de
ce que je leur balançais sous le nez.
- Hein ? Qu'est-ce c'est qu'ça
?
Et je m'étais reçu les fesses sur une chaise, tout
simplement ébranlé. J'avais eu toute la journée
pour me remettre de la terrible nouvelle, mais je ne m'en étais
pas remis. Comprenant enfin mon désarroi, Yfig s'était
saisi du bristol qui me brûlait les doigts, se l'était
calé sous l'il, et d'une seconde lecture à
voix haute avait mis au parfum l'assemblée.
- C'est pas vrai ! Ça a marché, alors ?
- Tu parles que ça a marché ! que j'avais gueulé.
Et comment je vais me sortir de ce merdier ?
- Au contraire ! avait lancé Aegidius. C'est la chance
de ta vie
- Tu peux pas dire qu'on n'a pas tout fait pour, avait dit J&B.
- C'est pas vrai ! Mais c'est pas vrai ! Vous avez de la chicorée
à la place de la comprenette, ou quoi ?
Lorsque j'avais reçu la copie du Book concocté
par les copains, lorsqu'ils m'avaient affranchi de l'envoi de
l'original à l'autre bout du monde, j'avais fini par rire
aussi. Il m'était inimaginable que le John Strike en question
mordît à l'hameçon.
- Vous me grillez sur ce coup, les gars ! Vous le savez, ça
? Quand ce con va débarquer ici, et qu'il ne va rien voir
de ce que vous lui avez fait miroiter, je ne vous dis pas le pedigree
avec lequel il va m'habiller
- Pourquoi que tu te biles d'avance ? Et puis si l'as des marchands
vient te voir, ça prouve qu'on a fait du bon boulot
- Il est vraiment con, ce type ! Jamais il vérifie ses
sources ? Tout est faux dans ma biographie, même pas ma
date de naissance. J'ai jamais exposé au Japon, merde
! Un deux mètres sur trois-cinquante pour égayer
le mur de la cafétaria du FJT, si vous appelez ça
une commande publique, vous ! Sans parler que foutre " le
rêve de Christophe Colomb " parmi mes soi-disant uvres,
c'était gonflé, non ? Ben ! l'autre con, il a rien
vu
Qu'il me connaisse pas, y-a pas de quoi trouer un chat
! Mais être le crack de tous les marchands d'art et pas
connaître Dali, faut être sacrément con ! Moi,
je vous l'dis !
Je m'étais mis à pleurnicher, comme un foireux empêtré
dans ses gamineries. Non seulement il va me faire une tête
au carré, le Strike, mais il exigera pour le moins le remboursement
de son billet d'avion.
- Fallait bien te donner un coup de pouce
- Un coup de poignard, tu veux dire ! et ma gorge s'était
nouée de plus belle.
Pour sûr ! John Strike parlera de moi au pays, une fois
la supercherie découverte. Si j'avais encore des illusions,
je pouvais espérer au mieux être coffré pour
faux et usage d'expédients.
- Tu tournes toujours tout au tragique. Ton Strike débarque
dans trois mois. Mets-toi au boulot. C'est bien le diable si tu
nous ponds pas d'ici là une flopée de chefs-d'uvre.
- Vous en avez de bonnes !
Dans dix minutes, John Strike écrasera la sonnette de
son doigt bagousé. Ah ! Il ne sera pas déçu
du voyage, le dénicheur de talents. Un coup à le
dégoûter de remettre jamais les pieds dans nos provinces.
Un mec de sa réputation n'est certainement pas du genre
à goûter la plaisanterie, fut-elle la preuve des
bons sentiments que me portent les copains. Y a des coups de pieds
à l'amitié qui se perdent, je vous jure !
J'avais quand même eu mon heure de bravoure. Fin avril,
j'avais fini par me confier à ma pacsée. La tête
sur les épaules, elle, Iris m'avait conseillé de
jouer franc jeu avec le dénommé Strike, et d'un
courriel repentant tout lui avouer, me confondre en excuses et
annuler la rencontre. Ce ne fut qu'au moment de gravir les marches
de La Poste, décidé à me connecter à
la borne, que je m'étais rebiffé contre ma couardise.
- Tu comprends
je dis, de retour à la maison
si je ne saute pas sur l'occasion maintenant, je resterai à
jamais un barbouilleur. Après tout, le travail me fait
pas peur
- Tu vas droit dans le mur, chéri.
- Toi au moins, tu crois en moi.
Et Iris s'était replongée dans son Tolkien, m'abandonnant
à ma solitude d'artiste.
J'avais tout fait pour ne pas en arriver là ! Désuvrement.
Insomnie. Intempérance. Introspection. Rien n'y avait fait
Rien n'y a fait ! Depuis deux nuits et deux jours j'avais l'intellect
au point mort, ça résonnait creux dans ma boîte
à pensées
Vierge comme Jeanne, et plus blafarde que de la poudre d'escampette,
la toile me renvoyait mon désopilant dépit. Jamais
je n'avais été en si mauvaise posture. Pas même
le jour où je m'étais ramassé à l'entrée
des Beaux Arts de Toulouse. Il est vrai qu'à l'époque,
fort de mon génie rebelle, je m'étais senti capable
de toutes les hardiesses et de toutes les prouesses. Rien, encore
moins quiconque, ne m'aurait fait peur ; ni mes incompétences,
ni mes ignorances
mon talent jetterait le pont, des limbes
de ma jeune vocation vers les rives de l'Art. En ce temps là,
comme dans les années suivantes, mes pinceaux allaient
déblatérer leurs couleurs sur les toiles comme commères
en foire. J'y étais allé de mes fougueuses envolées,
un sous-bois automnal par-ci, une dune maritime par-là,
un portrait de-ci, un nu de-là, d'innombrables natures
mortes
des années durant, sans la moindre hésitation
j'avais toujours eu dans ma manche un motif, une couleur, qui
me donnaient le ton. J'avais fait mes gammes tout en usant ma
palette, et j'avais roulé ma bosse en même temps
que mon plaisir. Je vendais mes toiles pour une bouchée
de pain, le plus souvent les donnais aux copains ou aux amis des
copains.
La mi-mai vit le vent tourner
Au cours de la première
quinzaine, j'avais fait provision de matériel, de bonnes
intentions et de courage. C'est qu'il allait falloir me surpasser
pour impressionner Strike.
Tout a commencé le 16. Un mal de dent à m'arracher
des hululements m'interdit de mettre en pratique et mon énergie
et mon esprit. Deux longs jours, à me taper la tête
d'un mur à l'autre. Et n'y tenant plus, j'avais fini par
appliquer la bonne vieille recette : un filin à la dent,
relié à la poignée de la porte d'entrée.
La serviabilité du facteur me délivra, en même
temps que les répugnantes factures, il m'avait apporté
une nouvelle joie de vivre, toute porte grande ouverte. Hélas
! si longtemps sans mettre les pieds à l'atelier avait
coupé le rythme. Brisé l'élan. Me fallait
retrouver mes marques. J'y étais allé d'une pochade,
et pas sans mal !
Et plus les jours passaient, plus les séances de travail
devenaient laborieuses. Non pas tant pour étaler la couleur,
mais j'avais de plus en plus de mal à trouver le bout par
lequel entreprendre la nouvelle uvre. Comme si les idées
ne me venaient plus qu'au goutte à goutte
terrifiante
pensée que celle du puits de mes idées au bord du
tarissement.
Jusqu'au jour où
plus rien ! J'avais eu beau sacrifier
aux rituels. Double tour de clé à la porte de l'atelier.
Brel et Ferré à tue-tête, à tour de
rôle. Palette prête, couleurs chaudes à gauche,
les froides à droite. Pinceaux ronds dans leur bac carré,
manche vers le bas ; brosses plates allongées sur leur
natte. La toile, un 15 P de lin fin, amarrée au chevalet.
Je m'étais présenté devant elle bien décidé,
le spalter dégoûlinant d'un jus verdâtre confectionné
à partir des petits étrons de peinture souillant
la palette, et largement dilués de térébenthine.
Je commençais à badigeonner le lin lorsque
mais qu'est-ce que je viens faire dans cette galère ? Mon
bras béa d'étonnement, la question, pour toute intérieure
qu'elle fût, ne l'en paralysa pas moins. J'étais
là à appliquer mon fond, pour ainsi dire machinalement,
et pour ne pas dire inconsciemment, lorsque je me rendis compte
que je n'avais pas la moindre idée de ce que j'allais figurer
dans la foulée
D'habitude, le fond était le
prélude à une idée déjà pensée
et mûrie. Mais après l'épisode de ma dent
pourrie, je pénétrais chaque fois dans l'atelier
sans la moindre intention ; j'en franchissais le seuil par habitude,
des années durant j'avais franchi cette porte comme je
respirais, autrement dit ainsi qu'un réflexe vital. Ma
dent pourrie avait été l'annonce de la mort de mon
inspiration.
Bon ! soyons pragmatique
un 15 P, un fond dans les verts,
allons-y pour un paysage ! Hors, ce fut comme si je ne savais
plus peindre le ciel, les arbres, la petite barrière en
vieux bois ouvrant sur la clairière. Plus exactement :
ce fut comme si je n'avais plus le goût de peindre ni le
ciel, ni les arbres, ni la barrière, ni la clairière.
Après tout, il n'y avait pas mort d'homme. J'en avais tellement
peint, des cieux, des forêts et le toutim, pour tourner
la page et peindre une mer agitant au haut de ses lames une belle
embarcation aux voiles gonflées. Mais ni les vagues, ni
le rafiot ne m'étaient venus en représentation spirituelle.
Pas plus d'ailleurs que le bouquet de Narcisses qui ne m'avaient
pas même effleuré l'esprit. Non ! j'étais
en câle sèche. Et trois ou quatre alcools de menthe
plus tard, j'en étais toujours à me retouner la
cervelle pour savoir ce que j'allais faire de mon badigeon verdâtre.
Je m'étais alors effondré sur le vieux canapé.
Et plus je songeais à ne pas céder à la panique,
plus je paniquais
l'idée d'un Strike me fichant son
poing dans la figure me hantait.
Lorsque trois nuits plus tard je me résignais enfin à
rejoindre mon lit, ce fut Iris qui trouvait la solution.
- Tu travailles trop. Mets-toi au vert
C'est-à-dire que mon officieuse femme a de l'esprit. Me
mettre au vert quand toute la tragédie que je vivais en
ces jours sombres me venait justement de là : le vert du
fond de mon 15 P
Après tout, peut-être que
mon mentor avait vu juste. Des années à frotter
les poils de mes pinceaux avaient sans doute fini par entamer
mon potentiel créatif
Alors à ne pas faire
les choses, autant l'avoir fait à fond. Aussi n'avais-je
pas remis les pieds à l'atelier la pleine semaine suivante.
Je présumais que pour mettre tous les atouts dans ma manche,
il me fallait psychologiquement me préparer pour le grand
retour. J'avais lu dans quelque magazine si cher à mon
pédicure que chez certains créateurs, la chose venait
plus aisément lorsqu'ils se trouvaient dans un état
proche du second degré. J'avais donc cessé de dormir
huit jours entiers, certain qu'une fatigue extrême serait
le lubrifiant qui huilerait mes rouages, dévérouillerait
les derniers blocages, libérerait mes pensées nocturnes,
tournant comme ourses en cage, et jailliraient, et pétilleraient
éclaboussant de leur folie la toile. J'avais encore délaissé
pinceaux et tubes, assuré qu'au moment voulu je leur fondrais
dessus, mieux qu'un mort de faim. C'est connu, l'oisiveté
engendre le vice. Sans dormir, sans peindre, il avait bien fallu
que le temps s'occupe
entre deux pensées. Aussi avais-je,
d'autant plus et pour nourrir davantage ces pensées, bu
quantité de beauvrages plus distillés les uns que
les autres. Car il m'était naturellement apparu comme une
urgence de compenser mon manque d'activité manuelle et
d'amuser mon trop plein de cogitations par l'ingurgitation de
litres et de litres d'absinthe, si j'en avais déniché
quelques verres, de pastis à défaut, de rhum, de
vodka, de whisky
tour du monde de bouchons en étiquettes.
Et plus les casse-pattes avaient noyé mon sang, et moins
mon cerveau s'oxygénait. Les pensées ne cessaient
leur tourmente, mais l'idée, la grande Idée ne pointait
toujours pas le bout de son essence. J'avais eu le foie au bord
de la crise, et je me faisais de la bile sur mon avenir de peintre.
Ce fut le temps de l'observation de ma propre conscience. Ces
jours et ces nuits à ruminer, philosophie de bazar, patchwork
de sentiments profonds, les plus intimes, les plus déroutants
serait-il bien séant de les mettre au noir sur quelques
pages blanches ?
Longtemps j'avais peint fadaises et rodomontades afin de parfaire
ma main et aiguiser mon esprit ; étaient venues ensuite
les premières uvres qui, installé dans mon
savoir faire et débordant de mon envie de peindre, m'avaient
rassuré sur mon talent, et surtout quant à ma qualité
de peintre. Je lui devais tout, à cette qualité
: la reconnaissance de mon petit public, l'admiration d'Iris,
le Panthéon des Artistes (sans aucun doute promis). Or
voici qu'une panne remettait tout en cause
une panne d'inspiration
qui menaçait de faire s'écrouler mon bel univers.
L'ombre de l'anonymat se profilait comme une louve affamée.
J'avais dès lors senti le poids de la valise d'Iris au
bout de mon bras, tandis que je l'accompagnais sur le quai de
la gare, pour ce tortillard qui la ramènerait vers sa mère.
Et surtout, surtout le resplendissant bronze, à mon effigie,
qui ne s'érigerait jamais sur la place publique. Maudit
soit ce triste 1er avril !
Juin passa comme un pet chevalin. Non pas qu'il me fut effervescent,
mais pour la raison que chaque jour avait été si
long à me désempêtrer de mes doutes, de mes
angoisses, que le temps matériel avait filé sans
que je n'eus produit la moindre barbouille. Le temps m'était
compté. Quinze jours plus tard, l'ombre de John Strike
allait fendre le perron de la maison. Et toujours cette fichue
inspiration qui me montrait son cul de sorcière.
Iris respectait ma solitude et ma détresse. C'est sa façon
de partager mon statut d'artiste. Ne pas m'encombrer l'esprit
de vains encouragements. Aussitôt Tolkien ingurgité,
elle s'était attaquée à Léo Malet,
histoire de multiplier les plaisirs. Les copains ne m'avaient
plus sollicité pour le tarot, estimant eux aussi ne pas
devoir me distraire de ma lutte contre ce génie qui me
refusait le droit d'astiquer sa lampe.
J'errais donc de la porte de l'atelier au débit de tabac,
du zinc de la rue d'En-Haut à la porte de l'atelier, birfurquant
quelques fois vers le cou d'Iris, y cherchant, mes bras ancrés
à ce nid à parfums, la grâce. Iris ne disait
mot ; mais je sentais combien elle compatissait à mon malheur,
sa joue caressant les veines pulsatives de mes mains.
Deux jours plus tôt, veille de ma défaite annoncée,
je me suis à nouveau barricadé dans l'atelier. J'ai
immédiatement balancé aux orties le 15 P au fond
verdâtre, trop fameux responsable de ma déconvue.
Je l'ai remplacé par un 20 F ; n'étant jamais aussi
bien servi que par soi-même, je me dis qu'un petit autoportrait
me relancerait. Peine perdue, la trame de la toile ne m'inspirait
toujours pas. D'autant que tous ces derniers temps passé
en tête à tête avec moi-même me portait
plutôt à la nausée
non ! me tirer les
traits sur la toile, c'était trop ! Je songeais alors qu'un
nu me dériderait l'appétit ; l'aréole d'un
sein m'ayant toujours été d'une stimulation rare.
Mes mélanges les plus savants, les plus beaux, de blanc,
d'ocre, de vermillon et de terre d'ombre naturelle m'étaient
venus du spectacle de la finesse de cette partie de peau si délicate.
J'avais la nécessité de me renouveler, c'était
le moment, ou jamais ! Je n'eus pas recours à la plastique
d'Iris, ni à sa patience. Il me fallait du sang neuf. Aussi
m'étais-je enfin plu à me plier aux sollicitations
insistantes de l'une de nos plus proches voisines
des années
qu'elle me tient la jambe pour investir l'estrade de mon atelier.
J'avais toujours refusé, Iris étant mon unique modèle.
Comme une sorte de revanche perverse sur la trahison récente
de ma peinture, j'allais pour la première fois être
infidèle à mon modèle. J'ai donc tiré
la sonnette du portail de la voisine. Elle m'a suivi sur le champ,
trop heureuse d'être la nouvelle Êve. Lorsqu'elle
laissa glisser le kimono fleuri le long de son corps, ce fut tout
mon désappoitement qu'elle dévoila. Je lui aurais
volontiers prêté quelque défaut, mais parfaite
comme elle est, je n'eus aucune envie de la croquer. Dans chacune
de mes créations, je m'étais toujours attaché
à faire ressortir le petit quelque chose qui fait que notre
monde est bien imparfait. Ma peinture ne consiste pas à
décrire la joliesse du monde, mais à en mettre les
quelques imperfections en exergue. D'un élan de pitié,
et pour me faire pardonner ma goujaterie, je renvoyais ma chimère
dans ses foyers, sous le bras la dernière nature morte
d'avant ma défaillance.
Ainsi rien n'y avait fait
deux jours et deux nuits durant,
sourd, muet, comme aveugle à toute illumination, j'avais
fixé la toile
et rien n'était advenu. Sinon
la pensée toujours plus pesante, plus menaçante
de John Strike qui, quant à lui, débarquerait quelques
heures plus tard. Mon esprit était désespérément
vide. Pas même l'ombre d'une étincelle. Tout juste
les volutes de la fumée de mes cigarettes que mes lèvres
crachaient vers la toile, lui grisonnant le blanc de la trame
Le blanc
Mince ! Et pourquoi pas ?
J'ai bondi comme prédicateur en chaire. Ça bouillonnait
dans ma tête, mon cur pétaradait d'impatience.
Jamais je n'avais saisi un tube avec une fougue pareille, qui
faillit m'échapper des doigts, anguille impatiente de retrouver
le dessous de sa roche. Maintenant que je la tenais, l'idée,
manquerait plus qu'elle me lâche. En deux coups de spatule,
je me diluais un fond juteux : un tiers de blanc transparent,
deux tiers d'eau. Dont je badigeonnais frénétiquement
le lin. Dans la lancée, je m'atelais à la préparation
de mon glacis blanc : un tiers de blanc de titane, un tiers de
térébenthine, un tiers d'huile de noix. Pas le temps
de m'assurer que le fond acrylique fut définitivement sec.
Je peignis à la brosse n° 35 mon fond blanc transparent,
deux couches croisées. La sueur me perlait le front. J'avais
besoin d'une pose. Je tirais coup sur coup sur mon mégot.
Je fis un pas en arrière. Un pas en avant. Je plissais
les paupières. Impossible de faire mieux ! Et pour ne pas
être tenté de surajouter quelque élément
incongru, je signais ipso facto au blanc de zinc.
Dans cinq minutes l'envoyé du diable sera là. Un
dernier coup d'il au tableau. Je compte sur le rassasiement
de Strike. Si sa tournée a été fructueuse,
je peux encore sauver mes meubles. Iris achève La Divine
Comédie, la jambe ballante par-dessus le bras du fauteuil.
Notre silence est coupé par le carillon de la porte d'entrée.
Mauvais présage : Strike est réglé comme
l'horloge du Grand Inquisiteur.
- Vite ! Vite ! Débarasse moi de cette croûte
- Moi, je la trouve plutôt bien, me souris Iris.
- Dépêche toi, allez ! Si l'autre voit ça,
je suis bon comme la romaine.
- Euh
Je reviens, ou je m'enferme dans la chambre ?
- Je préfères que tu n'assistes pas à l'exécution.
Avant de disparaître avec l'uvrette qui a échappé
au grand nettoyage, Iris me caresse la lèvre d'un court
baiser. Celui du condamné ?
- Mais qu'est-ce que vous voulez que je fasse, avec ça
!
John Strike fusille du doigt le tableau. Je lui tends le bourbon
de bienvenue, et me retiens de le lui balancer à la figure
son "avec ça" le mérite, non
? Trois
mois de souffrance et de tortures.
Je ne puis me permettre une familiarité trop hâtive.
La diplomatie me recommande de me faire tout petit dans mes Charentaises.
- J'ai fait ce que j'ai pu, désolé
- Et où sont les autres tableaux ?
- Les autres ?
- Ceux qui figurent dans votre Book, voyons !
- À ceux là
vendus, jusqu'au dernier, dis-je
d'une voix distraite.
- Mais vous saviez que je venais
- Mais je ne savais pas si vous accrocheriez à ma peinture.
C'est que je ne peux pas me permettre de rater les occasions,
moi.
J'y vais au culot. Dans ses jeans et baskets, il m'impressionne
pour ainsi dire de moins en moins à chaque seconde qui
s'écoule, le John Strike.
- Une seule toile ! Vous n'avez qu'une seule toile à me
proposer ?
- Elle vous plaît pas ?
- Un chef-d'uvre, assurément. Mais qu'est-ce que
vous voulez que je fasse d'une seule toile ?
Un chef-d'uvre ? Je guigne sur le drôle. C'est le
poisson qui s'accroche, alors ! Jamais je n'ai peint une merde
aussi fade. J'éprouve autrement plus de fierté face
à mes gentilleries habituelles. Même si elles n'ont
d'autre ambition que de décorer l'appartement des petits
amateurs ou celui des copains, d'assurer la lecture d'Iris et
mon réapprovisionnement en couleurs.
- Bon ! Combien pouvez-vous m'en peindre d'ici le 22 ?
- C'te blague !
- Je reprends l'avion le 23. Dans cinq jours je viens prendre
les toiles. Je veux une série de trente.
- Arrêtez de vous payer ma fiole
vous pouvez dire
aux copains que j'ai marché jusqu'au bout, mais là,
je passe la main.
- Qui ? Bah ! Peu importe. Vous me troussez trente toiles, monochromes
-
- Toutes blanches.
-
- C'est ça l'idée géniale ! On en a par-dessus
les yeux de la couleur. Je salue votre audace.
- Basta !
- Non, non, je vous assure. Et puis vous n'oubliez pas la petite
touche philosophique sur chacune des toiles
- Hein ?
- C'est bien un point d'interrogation que je vois là
Strike se plante face au mur, le majeur traçant une sinuosité
lascive devant le lin de la toile. Par trois fois, son doigt caresse
l'air, marquant le geste d'une touche finale.
- C'est bien un point d'interrogation, que je vois là ?
- Vous, on peut dire que vous avez l'il
- Je suis le meilleur de la profession.
Inutile de discuter avec un citoyen ulcéroïde de son
espèce. Qu'il voit des vessies là où il n'y
a guère de lanternes, c'est à se visser de rire.
- C'est çà ! Vous déclinez toute la ponctuation
point d'exclamation, de suspension, virgule, tiret, et cetera.
- Et vous en ferez quoi, de mes ponctuosités subliminables
?
- Génial ! Ce sera le titre de la série. Et après
vous m'en ferez d'autres, déclinant des hiéroglyphes,
des caractères cyrilliques, des idéogrammes
tout y passera
grecs, arabes, romains, gothiques. Je vous
promets fortune et célébrité !
Il s'enflamme, le margoulin, gesticule, lève les bras au
ciel ; tandis qu'en mon fort intérieur je bouillonne. À
défaut de stopper là la plaisanterie, je me fâcherais
pour de bon avec les copains.
- Bon ! si je résume, je mets mon génie au clou,
et je récupère ma mise à la Saint-Glinglin.
Trop peu pour moi. Je m'en retourne à mes barbouillages,
et vous allez boire le coup avec les copains
à ma
santé, tiens !
- Et ça, c'est de la chansonnette de roupie ?
Là, je tique. Mon Strike abat ses cartes. Il a ouvert son
havresac d'un large zip, et me fourre sous le nez des liasses
entières de billets verts. Surprenant ma surprise, mais
devinant mon scepticisme (je suis bien incapable de faire la différence
entre le vrai du faux dollar), John me sort d'une poche un document
plié en quatre.
- Puisque vous doutez encore, voici un contrat, engageant l'Art
Gallery of Miami Beach à vous acheter votre production
pendant les cinq prochaines années. Je signe immédiatement
sur un simple signe de tête.
- Je vais me réveiller
je vais me réveiller.
- Faut bien si vous voulez vous mettre au travail au plus vite.
John Strike est parti depuis cinq bonnes minutes, mais il me
faut bien ça pour ne pas m'endormir sur ce fichu cauchemar.
Le fauteuil m'a happé de ses vieux bras. Avachi, je détourne
mon regard du tableau qui m'épie.
- Un point d'interrogation
tsssssii !
- Tu dis ?
La discrétion d'Iris n'a pas son pareil. Elle est arrivée
dans mon dos comme une plume que la brise roulerait gentiment.
Maintenant je perçois la saveur de ses parfums : le patchouli
de ses cheveux, l'ilang-ilang de son ventre, l'illet de
son esprit.
- Chou blanc, n'est-ce pas
- Tu ne crois pas si bien dire.
C'est parce que ses yeux en disent plus long qu'il n'y paraît
que je ne me suis jamais lassé de les peindre, elle et
son corps.
- Tu as toujours envie de l'original de Jules Vernes ?
- C'est le rêve qui se poursuit ?
- Viens ! Allons voir si le vieux Michel accepte les dollars
Et tandis que nous trottons de rue en rue, je ne peux m'empêcher
de songer combien les Voies de la Création sont impénétrables.
D
B
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de l'auteur.