RETROUVAILLES
Journal de bord du capitaine Déolius Argiannelli,
24e jour de la quinte bise 210 AA.
Avons pris la mer à destination de Port Brisant
avec une importante cargaison d'épices de Djilsaï.
Les nobles lores des Baronnies Pirates sont friands de ces gâteries
et certaines guildes implantées là-bas en font commerce
! Je reçois de nouveau à mon bord la jeune felsin
que nous avions déjà convoyée il y a quelques
mois... Elle semble décidé à retrouver le
duelliste qui l'accompagnait tantôt ! Décidément,
elle doit y tenir pour aller le chercher dans un bled aussi agité.
" Je serais bientôt de nouveau parmi vous, Ilian.
Mais tu comprends, il faut que je sache... " La kheyza hocha
la tête avec un petit sourire entendu et aida son amie à
ajuster les sangles de son sac à dos. " Puisse l'Astramance
guider tes pas, Naïma chérie. " Le visage fermé,
la jeune felsin prit la tête d'Ilian entre ses mains et
la dévisagea longuement comme si elle voulait s'imprégner
de chaque détail. Puis elle déposa un léger
baiser sur ses lèvres ;
- Je t'aime Ilian.
- Tu es sûre que...
- Non Ilian, répondit Naïma en secouant la tête,
je me dois d'accomplir ceci seule. Je ne sais ce qui m'attend
là bas. Je ne veux pas te faire prendre de risques inutiles.
Et puis, trop de mauvais souvenirs te rattachent à cet
endroit. Dis au revoir aux autres de ma part... Tu vas me manquer,
cher amour.
Sa phrase à peine terminée, Naïma se détourna
puis commença sa marche. C'est les yeux pleins de larmes
longtemps retenues qu'elle fixa l'horizon.
*
(Naïma parle.)
" Il fallait que je sache ce qui s'était passé
après notre départ de Gabrill La Pontée !
Je ne pouvais pas continuer à vivre avec ce doute en moi.
Surtout après ce qui s'était passé entre
nous...
Quand j'ai rencontré Sandro, j'ai immédiatement
été séduite par sa vivacité et sa
gentillesse naturelle. Etre à ses côtés est
un perpétuel enchantement. Notre passion commune pour les
disciplines artistiques nous a vite rapprochés.
Bien sûr nos relations n'ont pas toujours été
faciles. Il s'en est fallu de peu parfois pour que nous en arrivions
aux mains : nous sommes si fiers l'un et l'autre ! Naturellement,
cette attirance mutuelle fit bientôt de nous des amants.
Au cours d'une de nos aventures, nous sommes restés à
Gabrill La Pontée pendant six mois. Ce fut merveilleux
et ce temps fut mis à contribution pour mieux nous connaître.
Après quelques mois de recherche vaine, j'ai enfin retrouvé
Ilian. C'est alors que Sandro disparut. Sans laisser de traces.
Ce fut comme un coup de poignard dans le cur. J'étais
folle de joie d'avoir retrouvé mon amie, mais Sandro laissait
une place vide dans ma poitrine que rien ne parvenait à
combler.
Je cédai bien vite à la colère : " Maudits
Venn'dys, me disais-je ! Ils séduisent les femmes pour
mieux les abandonner par la suite ! On ne traite pas ainsi une
felsin. Je lui ferais rentrer ce déshonneur dans la gorge
! "
Le temps passa et même si j'avais beau y penser, je ne comprenais
toujours pas... C'est pourquoi, un beau matin de Bise, je décidai
de me mettre à sa recherche sans trop savoir sous quel
auspice se placerait notre prochaine rencontre...
Je me suis mise en contact avec le capitaine Déolius Argiannelli
qui accepta de me déposer dans les Baronnies Pirates avec
son " Fier à Bras ". La traversée fut
plutôt bonne, sans grain et sans Scabarre pour ralentir
notre route. Je passai l'essentiel de mon temps avec le second
felsin, Sheyfir, qui s'avéra être un hôte charmant
et un amant passionné. Après quelques semaines de
voyage, le port de Morte-Rûne fût bientôt en
vue et aussitôt le pied à terre, je commençai
à chercher Sandro. Mais le voyage devait m'entraîner
plus à l'ouest vers le havre de Ehmon... "
*
Journal de bord du capitaine Déolius Argiannelli,
11e jour de la sixte bise 210 AA.
Faisons escale à Port Vaillant pour refaire nos
vivres et notre stock d'eau. La contrée s'est calmée
depuis la dernière visite... La guilde du Poing Rouge a
perdu son influence locale, mais d'après les rumeurs du
port, l'agitation n'est pas retombée. Pour Sheyfir et Naïma
(c'est le nom de ma passagère), il semble que le voyage
se soit bien passé : heureusement qu'elle n'a pas empêché
mon second de bien faire son boulot ! Ils sont descendus à
terre pour essayer de retrouver la trace de ce fieffé duelliste.
Un collègue l'aurait déposé à Ehmon
voilà presque trois mois et il veut bien embarquer la "
petite "...
Naïma entra dans l'auberge encore déserte. Seul
un géant roux avec des bras énormes passai le balai.
Derrière le comptoir, un énorme marteau de guerre
était mis à l'honneur dans un râtelier. "
Par l'Astramance, un gehemdal ! C'est bien ma chance... "
se dit Naïma. Elle toussa légèrement et le
balayeur leva la tête :
- Je te salue aubergiste, dit-elle en esquissant le salut felsin.
- Qu'est ce que vous voulez ma p'tite dame ? s'enquit-il d'une
voix rauque.
- Mon nom est Naïma Kakour, honorable représentante
de la grande maison des Felsins et membre de la guilde des Hommes
Libres. Je suis à la recherche de quelqu'un. Un venn'dys
qui se nomme Alessandro de Petris. Il est brun, aux yeux bleus,
et il porte des... Comment dit-on ? Des armoiries... Comme une
sorte de blason...
- Je sais ce qu'est un blason madame, la coupa-t-il impatiemment.
Nous, gehemdals, en avons aussi... Mais des venn'dys, j'en vois
beaucoup. Quoique... Je pourrait peut être vous aider...
Comprenant que l'argent lui délierait la langue, Naïma
délaça sa bourse avec un soupir d'exaspération
et tendit quelques écumes à l'aubergiste. Après
un examen minutieux, il s'avéra satisfait et rangea la
monnaie dans sa poche : " A quelques pâtés de
maisons d'ici, vous trouverez une école d'escrime. Elle
est dirigée par un venn'dys... Peut être qu'il pourra
vous en dire un peu plus... "
Ayant pris bonne note de l'itinéraire, Naïma s'élança
au dehors et arriva quelques minutes plus tard devant une petite
bâtisse de pierre. Elle dut faire tinter à plusieurs
reprises le carillon à côté de la porte d'entrée
avant qu'on ne daigna lui ouvrir.
Enfin, un homme d'une cinquantaine d'années en bras de
chemise apparut, la gratifiant immédiatement d'une gracieuse
révérence et d'un large sourire :
- Je suis Sardela, maître d'armes de mon état. Que
puis-je pour votre service, madame ?
- Je me nomme Naïma Kakour et je recherche quelqu'un que
vous connaissez peut être...
- Quel dommage ! soupira-t-il. Ce n'est donc point moi que vous
cherchez. Heureux celui qui fait courir une belle fleur telle
que vous...
Ses yeux s'allumèrent alors qu'il détaillait son
interlocutrice d'un air appréciatif. Agacée, elle
reprit : " Sachez que je suis sensible au compliment monsieur,
mais je suis également un peu pressée. Il se nomme
Alessandro de Petris et il est un membre de votre maison. "
Le visage du maître d'armes s'assombrit brusquement "
Vous le trouverez au Lazaret. "
Devant l'incompréhension de Naïma, il s'expliqua :
- Le Lazaret ! Le quartier des malades et des blessés.
Il y goûte un repos bien mérité après
un duel qui le laissa debout, mais non point intact.
- Qui a-t-il affronté ? cria-t-elle affolée.
Elle savait que les venn'dys avaient l'habitude de régler
leurs différends par des passes d'armes. Quand celles-ci
n'étaient pas mortelles, elles pouvaient laisser les participants
sérieusement blessés, voire estropiés. Autant
dire que soudain, elle appréhendait ses retrouvailles avec
Sandro, s'attendant au pire. Sardela, comprenant son trouble,
posa une main rassurante sur son épaule : " Ne vous
inquiétez pas. Il va bien, mais je pense qu'il sera plus
à même de vous parler de son duel, s'il le désire
évidemment. Pour l'heure, veuillez m'excuser mais mes élèves
m'attendent... Bonne aventure, belle dame... "
La porte se referma sur une Naïma consternée. Elle
avait noté le changement d'attitude du venn'dys et son
inquiétude était loin d'être dissipée.
Haussant les épaules, elle se dirigea d'un pas décidé
vers la basse ville où quelques passants lui indiquèrent
la route à suivre pour atteindre le Lazaret.
Devant l'entrée d'un grand bâtiment de pierre plutôt
lugubre, deux gardes barraient le passage. Naïma les interpella
en guildien : " Bien le bonjour messieurs. Je viens voir
quelqu'un ici. " Le visage fermé, un des deux cerbères
aboya un " Malade ou blessé ? ", avant d'indiquer
à Naïma une silhouette en toge noire, le visage recouvert
d'un masque blanc sans expression.
Naïma l'accosta mais la barrière de la langue s'avérant
infranchissable, le supposé médecin appela à
son tour une jeune femme qui guida Naïma devant une porte
sans chercher à cacher son dégoût pour la
visiteuse. " C'est ici ", marmonna-t-elle avant de s'éclipser.
Apparemment, les Baronnies Pirates étaient loin d'être
réputées pour l'amabilité des habitants.
La présence des guildes dans les écrins du Continent
était parfois mal perçue et même franchement
critiquées par les autochtones. Cette attitude était
la conséquence d'actions malheureuses entreprises par des
guildes sans scrupules et peu soucieuses des cultures et traditions
locales. Aussi Naïma ne s'offusqua-t-elle pas. De plus, elle
était beaucoup plus soucieuse de retrouver Sandro que de
se préoccuper des états d'âmes des résidents
d'Ehmon.
La voyageuse s'arrêta quelques instants, la main sur la
poignée, prit une profonde inspiration pour se donner du
courage et ouvrit la porte. Immédiatement, ses sens furent
assaillis par un mélange d'odeurs : sueur, sang et poussière.
La pièce était plongée dans une semi-pénombre
et une forme était recroquevillé sur un lit aux
draps sales.
Naïma avança au milieu de la pièce et lança
d'un ton moqueur : " Bonjour Sandro. Par la Dame, quelle
déchéance ! Il semble que les choses n'aillent pas
au mieux pour toi depuis que tu m'as quitté ! ". La
silhouette se tourna péniblement pour accueillir sa visiteuse
avec un semblant de dignité. La moitié de son visage
et de son torse étaient recouverte de bandages :
- Toi... Ce n'est pas possible... Je suis sûrement mort
! Que viens-tu faire ici Naïma ?
- Voyons Sandro, mais je viens rendre visite à un vieil
ami ! Qu'est-il arrivé ? reprit-elle plus grave.
- J'ai affronté mon maître en duel. Je l'ai vaincu
mais il m'a blessé.
C'était la première mention par Sandro de l'existence
de cette personne, aussi s'étonna-t-elle :
- Ton maître ? Qui est-ce ?
- Je préfère oublier son nom, mais Ilian l'a rencontré.
C'est elle qui m'a remis sur sa piste.
Elle se dressa les yeux pleins d'éclairs :
- Si c'est de cet infernal bâtard venn'dys-ashragor dont
tu parles, alors je pense qu'il n'est pas mort. N'oublie pas qu'Ilian
a cru l'avoir tué, elle aussi, mais ton duel vient de prouver
le contraire.
- Puisses-tu avoir tort. Mais changeons de sujet... Viens plutôt
me rejoindre, dit Sandro en tapant ses draps.
Elle s'offusqua.
- Sur ce lit infect, rempli de vermine ? Certainement pas ! Bon...
Habilles-toi, je t'emmène dans une bonne auberge tenue
par un gehemdal.
- Chez ce voleur ? Pas question ! Soudain gêné, il
murmura : " De plus, je n'ai plus une seule écume
sur moi... "
- Et bien moi j'en ai et nous avons, tous deux, besoin d'un bon
bain. Surtout toi, d'ailleurs ! s'exclama t elle en fronçant
exagérément le nez.
Chaque pas qui les ramena jusqu'à l'auberge fut un supplice
pour Sandro. Le propriétaire les reçut avec un air
suspicieux. " Aubergiste, une chambre avec un grand lit,
je te prie ", lança Naïma. La réponse
de l'aubergiste ne se fit pas attendre : " Dix écumes
par jour et par personne, repas non compris. " Naïma
fixa intensément son interlocuteur ripostant immédiatement
par un " Quoi ? Cinq écumes, dis-tu ? ". Le gehemdal
eut un hoquet suivi d'un sourire béat.
" La voilà qui recommence ses Tours infernaux ! "
maugréa intérieurement Sandro. Il savait pour l'avoir
déjà vu faire qu'elle était capable de détourner
l'attention de quelqu'un en lui inspirant une jouissance extrême.
Le gehemdal marmonna de façon affirmative puis reprit son
air maussade. " Marché conclu l'ami. Payes-toi ! ",
dit Naïma en lui lançant quelques écumes.
" Un baquet, du savon et de l'eau ainsi qu'une solide collation.
Tu les feras monter dans notre chambre. " Elle s'engagea
dans les escaliers puis se retourna brusquement : " Sandro,
montes donc mon sac. Mais inutile de te le rappeler, je pense.
La galanterie venn'dys est innée, n'est ce pas ? ",
dit-elle d'un sourire hypocrite, avant de disparaître. Sandro
jaugea le sac à dos posé sur le comptoir et jeta
un regard désespéré à l'aubergiste.
Avec un soupir, celui ci se saisit de l'objet et s'engagea dans
les escaliers.
Sandro entra dans la chambre et se dirigea immédiatement
vers le lit sur lequel il s'allongea avec un soupir de satisfaction.
Les yeux mi-clos, il regarda Naïma se dévêtir,
dévoilant un corps dont les courbes voluptueuses étaient
mises en valeur par une peau mâte au grain parfait. Ses
seins lourds faisaient ressortir la minceur de sa taille qui s'épanouissait
sur des hanches pleines. Ses jambes fuselées témoignaient
d'une activité physique quotidienne. Tout n'était
que grâce chez cet être, un étrange mélange
de finesse et de féminité primordiale.
Elle détacha sa lourde chevelure noire et se massa la nuque.
Le gehemdal entra en apportant un grand baquet. La felsin effleura
la surface de l'eau et poussa un cri de surprise : " Mais...
Cette eau est froide ! " Le gehemdal répondit en quittant
la pièce de sa démarche lourde : " L'eau chaude
c'est plus cher ma p'tite dame. Et puis vous n'avez pas précisé,
alors... "
Avec un grognement mécontent, Naïma s'allongea dans
le baquet. Se tournant vers elle, Sandro murmura : " Comment
m'as-tu retrouvé ? " Elle éclata de rire, un
rire cristallin pour lequel on aurait déplacé des
montagne. " Ce fut fort simple, mon cher. Et puis j'ai eu
beaucoup de chance. Je suis revenue là où tu m'avais
quitté. Là où tu m'as lâchement abandonnée.
" Elle se dressa soudain le corps ruisselant d'eau, la douleur
peinte sur son visage : " Mais comment as-tu pu me faire
cela, Sandro ? On ne traite pas ainsi une femme felsin ! Tu m'as
insulté, en agissant ainsi ! " Il soupira navré
: " Il fallait que je retrouve mon maître. Lorsque
Ilian a dit l'avoir rencontré, je me suis mis à
sa recherche. C'était nécessaire Naïma. "
La voix de la jeune femme se cassa : " Tu aurais pu me prévenir,
me laisser une lettre m'expliquant tes raisons. Du jour au lendemain,
tu m'as laissée seule. Tu me rendras compte de cet affront,
Sandro. " Le ton était définitif. Le jeune
venn'dys soupira :
- D'accord, mais laisse-moi au moins le temps de me remettre un
peu...
- Tu as raison. Je vais dépêcher un médecin.
Lave toi et enlève ces bandages crasseux.
Naïma s'habilla rapidement d'un pantalon bouffant et d'un
caftan de soie, cacha sa chevelure sous un turban puis rehaussa
ses grands yeux noirs d'un peu de khôl. Après s'être
examiné d'un il critique dans la glace, elle s'estima
satisfaite de son allure. La couleur de son habit rappelait celle
du chocolat chaud et faisait ressortir les reflets pourpres de
sa peau ambrée, tandis que le grand trait noir accentuait
son regard qui pouvait se faire aussi froid qu'un lac sans fond
ou au contraire caressant et tendre.
Elle sortit de la pièce, laissant un peu d'intimité
à Sandro et alla trouver le gehemdal derrière son
comptoir : " Trouve-moi un médecin mon ami et qu'il
monte à ma chambre. " L'aubergiste lui fit un signe
de tête en guise de réponse. La collation étant
arrivée, elle remonta dans la chambre pour manger.
Peu de temps après, le médecin frappa à la
porte. Grand et mince, sa peau mate et ses yeux noirs trahissaient
ses origines ulmèques. Il examina Sandro, lui refit des
pansements propres et fit son diagnostic à Naïma :
" Du repos, c'est le meilleur traitement que je préconise.
Les plaies se refermeront toutes seules. Il gardera quelques cicatrices
mais il n'y a aucun risque d'infection... "
Quelques jours s'écoulèrent paisiblement permettant
ainsi à Sandro de se remettre de ses blessures. Bien qu'attentive
aux soins à lui prodiguer, Naïma l'ignorait superbement.
Un matin cependant, la felsin fit irruption dans la chambre l'air
déterminé. Elle toisa le venn'dys et lui Peu après
que le médecin soit sorti, Naïma toisa Sandro et lui
jeta d'un ton coupant : " Je t'attends dans la cour. Immédiatement
" Avec un soupir, Sandro se leva et descendit lentement les
escaliers. Lorsqu'il fit son entrée dans l'arrière
cours de l'auberge, Naïma l'attendait déjà
dans une position martiale : " En position Sandro... Il est
temps pour moi de défendre ce que tu as si injustement
bafoué : mon honneur ! Que le meilleur d'entre nous reste
debout ! Seuls les pieds et les poings seront utilisés
dans ce combat. Qu'il en soit fait selon ma volonté ! "
Elle salua respectueusement le venn'dys et reprit sa position
initiale.
Les deux adversaires se jaugèrent quelques instants puis
Sandro se détendit brusquement en avant, lançant
son poing.
Celui-ci ne rencontra que le vide, car Naïma avait au dernier
moment fait un pas de côté pour éviter le
coup et elle répliqua d'un coup de tranchant de main dans
les cotes de Sandro. Celui-ci tenta vainement de reculer, mais
la felsin venait d'entamer un ballet mortel où la grâce
de ses mouvements n'atténuait en rien la précision
et l'efficacité de ses gestes. Sandro cria sous l'impact,
sentant un liquide chaud couler sur sa poitrine. Sa chemise se
teinta de sang : " La garce ! Elle m'a rouvert ma blessure
! " pensa-t-il. Il se remit en garde et choisit d'opter pour
une méthode d'attaque gehemdale nommée "coup
de boule ". Mal lui en prit car il offrit ainsi sa tête
à un coup de pied dévastateur qui le balaya et le
fit immédiatement sombrer dans l'inconscience.
Affolée, Naïma s'enquit de savoir s'il était
vivant et ayant appelé le gehemdal à la rescousse,
elle le fit monter dans la chambre. Le médecin fut dépêché
de nouveau et il prescrit des calmants à Sandro. Enfin,
il rassura Naïma : " Il a frôlé la mort
mais il est solide. Laissez le donc dormir et prenez un peu de
repos également... " Elle regarda le natif attentivement,
comme si elle cherchait quelque chose et mue par une intuition
subite lui lança provoquante : " Vous êtes libre
ce soir ? ". Il eut un hoquet de surprise et bafouilla une
réponse affirmative. Elle sourit :
- Dans ce cas, allons dîner.
- Ce sera un plaisir, madame.
- Voyons très cher, appelez-moi Naïma ! badina-t-elle.
Elle raccompagna le médecin jusqu'au pas de la porte.
Lui lançant un dernier regard aguicheur, elle le salua
: " A ce soir. "
SOUVENIRS
RENCONTRE PREALABLE DE VLAD ET MARIA
(Naïma parle.)
" Lorsque je le vis dans cette chambre sordide au Lazaret,
j'ai eu aussitôt envie de le prendre dans mes bras et de
le soulager. Il avait l'air tellement désemparé
! Mais c'était oublier ce qu'il m'avait fait et les affres
de désespoir dans lesquelles il m'avait plongé,
moi qui ne pensais qu'à faire son bonheur.
Je donne et me donne facilement, cela je ne le nierai pas. Mais
je demande toujours quelque chose en retour : un peu de tendresse,
de la compagnie, quelques écumes, voire la libération
d'une centaine d'esclaves - l'Astramance me préserve de
revivre un tel cauchemar - !
Ce qui m'a le plus blessé dans la conduite de Sandro, c'est
qu'il ne m'ait pas rendu la confiance que je lui ai donnée.
En quelques secondes, il a balayé notre complicité.
Pour cela, il fallait qu'il paye.
J'aime Sandro. Je me suis longtemps refusé à l'admettre
mais il est inutile de se voiler la face éternellement.
C'est un amour bien différent de celui que je porte à
Ilian, mais je ne peux me passer de lui. Il est une partie de
moi, celle qui fait de ma personne une femme pleine et entière.
J'ai connu et je connaîtrais beaucoup d'autres hommes mais
aucun ne me fera vibrer comme lui... Il est cette plage de sable
chaud sur laquelle je viens m'échouer chaque fois poussée
par les courants tumultueux de mon existence... "
*
Naïma s'habilla rapidement, coiffa habilement ses cheveux
en un chignon maintenu par deux épingles de corne. Elle
contempla Sandro endormi un moment puis sortit rejoindre son galant
ulmèque. Ils allèrent dîner dans un "
restaurant " arkhé bavardant de choses et d'autres.
Au milieu du repas, Naïma regarda intensément son
interlocuteur et murmura langoureusement : " Quetzecoatl
? J'ai envie de vous. Tout de suite. " Le couple sortit brusquement
de l'établissement. Ils firent l'amour sur la plage puis
fumèrent de l'herbe à rêver ulmèque.
Ce fut une nuit douce et agréable.
Ce n'est qu'au petit matin que Naïma se glissa dans les draps
aux côtés de Sandro. " Bien dormi, Naïma
? Tu as une tête épouvantable... " s'enquit
le venn'dys. En effet de larges cernes creusaient ses yeux inhabituellement
vitreux. Elle s'étira tel un félin, détendant
chacun de ses muscles. " Mm... Quelle heure est-il ?
- Les Feux-du-Ciel sont déjà hauts. Tu as faim ?
- Comme quatre... Elle se mordit la lèvre comme une enfant
prise en faute : " Tu... Tu vas mieux ?
- Tu m'as bien amoché mais je survivrai " lui dit-il
en lui caressant la joue.
Se levant lentement, il se dirigea vers la porte. " Je vais
chercher à manger. " Sandro revint quelques minutes
plus tard avec du lait, du fromage, du pain et du beurre. Naïma
se jeta avidement dessus et la bouche pleine demanda : "
Que fait-on aujourd'hui, Sandro ? " Il passa une main sous
les draps et commença à explorer le corps de sa
compagne. Entre deux baisers, il suggéra : " Et bien
la journée étant bien entamée, je propose
qu'on paresse un peu au lit. " Elle se tortilla, haletante
sous ses baisers.
Ils se retrouvèrent enfin, renouvelant leurs jeux sensuels
qui les mèneraient vers le plaisir. Ce fut pourtant plus
étrange et plus original que les autres fois, les gémissements
de douleur de Sandro se mêlaient aux éclats de rire
de Naïma Lorsqu'ils se furent repus mutuellement de leurs
corps, ils s'habillèrent, Naïma ayant exprimé
le désir d'aller souper dans le restaurant arkhé
de la veille.
Cet établissement était une petite paillote agréablement
décorée de nombreux objets d'art autochtones. Les
clients s'asseyait sur des nattes posées à même
le sol, tandis que les plats, cuits dans un âtre central,
étaient servis sur de petites tables en ébène
finement ciselées. La cuisine elle-même était
un dépaysement en soi : petit gibier à la chair
savoureuse marinés dans des essences étranges, fruits
en brochettes, légumes cuits enveloppés dans des
feuilles de palmes...
Sandro s'étonna quelque peu du silence de sa compagne mais
attribua ce mutisme à la fatigue du voyage. C'était
sans compter avec le tempérament explosif de la felsin.
Brusquement, au milieu du repas, Naïma se mit à invectiver
de nouveau le duelliste. " Tu m'as fait mal Sandro, tu entends
! Tu m'as abandonné ! Dans ma maison, tu serais mort pour
avoir fait une chose pareille ! " Le venn'dys haussa un sourcil
moqueur et croisa les ras en attendant que l'orage passe. La jeune
femme était le point de mire de tout l'établissement
et en riant, Sandro lui fit signe de se taire. Cela eut pour effet
de décupler la fureur de Naïma qui prit son verre
de vin et lui jeta à la figure : " Mufle ! "
Elle tourna brusquement les talons et sortit. Sandro la rattrapa
rapidement : " Où vas-tu Naïma ? " Elle
haussa les épaules. " Je ne sais pas. Là où
mes pas me conduiront. " Il la saisit par la taille, ne réussissant
pas à cacher son amusement. De colère, elle martela
son torse en criant : " Je vais te tuer ! ". Il répondit
en tapotant sa rapière : " De cela j'en doute fort,
ma chère ". Elle se moqua : " Deux duels, deux
défaites. Regarde dans quel état tu es ! "
Redevenu plus sérieux, il répondit :
- Excusez-moi madame, mais le premier duel que j'ai livré,
je l'ai gagné puisque j'ai défait mon adversaire.
Quant à la triste parodie qui a eu lieu hier, tu n'avais
en face de toi que le pâle reflet de ma personne, je tiens
à te le rappeler.
- Bien tu as gagné, je me rends. Faisons une trêve
et allons boire du vin jusqu'à ce qu'il nous tourne la
tête.
- Cette idée me plaît davantage, ma belle. Allons
dans cette taverne que j'aperçois là bas et peut
être y trouverons-nous quelques malandrins à qui
donner une leçon de savoir-vivre...
L'établissement en question était bondé
et enfumé. Ils se frayèrent un chemin, tant bien
que mal, au milieu des tables. Ils s'assirent dans un coin et
passèrent commande auprès d'une serveuse à
la mine blasée. Dégustant un mauvais vin, Naïma
repéra quatre solides gaillards passablement éméchés.
Ayant réussis à attirer l'attention de l'un d'entre
eux, elle commença à l'aguicher à grands
renforts de clins d'il et de moues. Atterré, Sandro
vit un des marins s'avancer jusqu'à leur table. Sa bouche
s'étira en un sourire édenté : " Vous
boirez bien queq'chose m'dam ? " Le venn'dys l'arrêta
d'un geste : " Holà l'ami ! Tu vas vite en besogne.
La dame est avec moi. " Les trois autres, sentant qu'il y
avait un problème, vinrent à la rescousse de leur
ami. Imperturbable, Sandro poursuivit : " Je crois que tu
ferais mieux de tourner les talons et de finir tranquillement
ta soirée... Mais ailleurs. "
La réponse ne se fit pas attendre. Le duelliste se baissa,
esquivant aisément le coup de poing qui lui arrivait en
plein visage. D'un bond puissant, il sauta sur la table et assena
un grand coup de boc en étain sur la tête de son
assaillant. De son côté, Naïma ne resta pas
inactive. Elle prit à partie les trois hommes, balayant
le premier et évitant les coups des deux autres.
La confrontation dégénéra rapidement et s'étendit
à toute l'auberge. Quelques minutes plus tard, la milice
arriva sur les lieux et mit tout ce beau monde en cellule. L'esprit
passablement embrumé, Naïma et Sandro furent libérés
en fin de matinée : " Allons sur la plage ",
proposa la jeune femme.
Ils batifolèrent un long moment dans les vagues puis sortirent
à la demande de Sandro, persuadé d'avoir aperçu
un requin. Ils s'étendirent sur le sable, offrant leurs
corps nus à la chaleur des Feux-du-Ciel. Naïma tenta
de méditer mais du y renoncer, Sandro la taquinant sans
arrêt : " Tout cela me rappelle mon pays " murmura
la felsin avec nostalgie. " A quoi ressemble-t-il ? Tu ne
m'en as jamais parlé. "
Sandro connaissait maintenant la jeune femme depuis un petit moment
mais elle n'avait jamais évoqué avec lui son passé
sur les Rivages. " Sasheï ? C'est le plus beau pays
de Cosme. Imagine des plages de sables blancs à perte de
vue, le ballet des chébecs sur l'eau hissant fièrement
leurs voiles blanches. Les femmes en train de ramasser des coquillages,
leurs enfants courant autours d'elles... Les parfums et les couleurs
de la végétation se mêlant à l'odeur
iodée de notre plus cher trésor : la mer. Et puis
le retour de la pêche, les cris de joie des marins lorsqu'ils
ont fait une bonne prise. Enfin, la veillée où notre
histoire et nos héros reprennent vie par la voie de nos
conteurs. "
Ses yeux se remplirent de larmes. " Ces histoires qui nous
ont tant fait rêver, Sélimah et moi. Se sont sans
doute elles qui nous ont éveillés à l'Aventure.
- Sélimah ?
- Oui, j'ai une sur aînée mais tout le monde,
à part moi, pense qu'elle est morte. Pourtant je suis sûre
que quelque part elle survit. Elle a disparue la veille de son
départ pour le Continent. Ce fut un choc terrible, d'autant
plus que nous nous étions jurées de nous retrouver
là bas et d'accomplir ensemble notre Quête des Origines.
Elle porta la main à son guilder, les yeux perdus dans
le vague. " Remplir ma promesse ne fut pas chose aisée
car je rejoins le harem d'un noble local vers l'âge de treize
ans. Mon physique et mes capacités me destinaient à
devenir danseuse mais on m'initia également aux jeux de
l'amour afin que je puisse plaire au Maître. C'était
un homme bon et très cultivé. Auprès de lui,
j'ai appris énormément...
Malheureusement une ambassade ratée auprès d'un
autre seigneur lui valut la disgrâce et la décapitation.
Une nuit, des soldats firent irruption dans le harem et leurs
sabres au clair en disaient long sur le sort qu'ils nous réservaient.
Nous allions rejoindre le harem de notre nouveau seigneur à
titre de dédommagement.
Je profitais de la panique générale pour me jeter
d'une fenêtre et m'enfuir. Le serment fait à ma sur,
me fit rejoindre une académie et enfin une guilde où
j'ai fait la connaissance d'Ilian, Tufir et don Diego. Mais, depuis
que nous avons fondé la guilde des Libres, je m'ennuie
car je n'y ai pas trouvé ma place. Heureusement qu'il y
a mes amis, sinon je serai partie depuis longtemps, pour rejoindre
les Rivages.
Mais je reste. Surtout pour Ilian. Parce que je ne pourrai pas
vivre loin d'elle : je l'aime trop pour cela... " Un sourire
tendre vint éclairer le visage de la jeune femme. Sandro
s'étonna qu'elle nourrisse de tels sentiments, mais pour
elle cela semblait être une évidence : " Oui,
bien sûr que je l'aime, ma sauvageonne. "
Elle eut soudain l'impression de se rappeler quelque chose. "
Il faudra que vous fassiez plus ample connaissance... Voilà
de bonnes soirées qui s'annoncent pour nous trois ! "
Sandro déglutit péniblement :
- Nous... Trois ?
- Je partage quasiment tout avec Ilian ! Et puis ce ne sera pas
la première fois : je me souviens de ces deux gardes...
Une lueur amusée s'alluma dans le regard de Naïma
puis il se fit soudain plus grave, alors que sa main effleurait
le dos du jeune duelliste : " Je partage tout y compris ses
ennemis : Giovanni a aussi un compte à me rendre. "
Sandro soupira : " Ecoute, je l'ai tué. Son corps
a été réduit en cendres et profondément
enfouis sous la terre. Je ne vois pas comment il pourrait revenir
parmi les vivants. " Naïma réfléchit,
laissant voguer son esprit sur les vagues. Elle lâcha enfin
: " Ilian était pourtant sûre de l'avoir tué
une première fois et il semble que cela n'ait pas marché.
Cela supposerait que ce cher bâtard serait capable de se
régénérer. "
Le venn'dys l'arrêta d'un geste : " Je crois que tu
t'aventures sur un terrain bien glissant et tu tiens des propos
sulfureux pour quelqu'un de ma Maison. " Il éclata
de rire : " Cessons de parler de cet être infâme
et allons nous baigner, veux-tu ? " Elle se jeta sur lui
et commença à le chatouiller. Ils roulèrent
dans le sable, pris de fou rire. Les joues en feu et le regard
brillant, la felsin s'assit sur la poitrine de son amant : "
Je crois que nous nous sommes mal compris, monsieur de Petris.
Donnant, donnant. Je veux savoir à mon tour ce que tu as
fait avant de me connaître, sinon... "
Elle recommença à le chatouiller. Le souffle coupé,
hurlant de rire, le duelliste se rendit : " D'accord, mais
tu risques d'être déçue car il n'y à
rien de très glorieux. " Il lui raconta son enfance
à Granponton puis son adolescence dans les auberges mal
famées de la ville, à trousser les filles et dilapider
la fortune familiale en plaisirs de tout genre mais peu avouables.
" C'est à cette époque que j'ai écopé
de mes premiers duels... "
Le regard de Sandro se fit nostalgique. Même après
toutes ces années, l'évocation de son pays lui était
toujours douloureuse. Il faut dire que son départ pour
le Continent, contrairement à Naïma, avait été
pour lui la seule planche de salut possible. En effet, lors d'un
carnaval, il avait courtisé une belle dame qui était
malheureusement promise à un autre. La situation dégénéra
rapidement et le jeune Sandro tua le fiancé en duel. Hélas,
l'individu appartenait à l'une des plus puissantes familles
de la cité et le jeune homme apprit à ses dépends
qu'il était périlleux de tuer ce genre de personnage.
Ne se sentant pas de taille à affronter la vendetta dont
il était devenu l'objet, entrer dans une académie
fut la meilleure solution qu'il trouva pour disparaître.
C'est là qu'il fit la connaissance de son maître
Michaele Giovanni qui lui enseigna le Code et le fit entrer dans
la grande famille des duellistes. La voix de Sandro se cassa :
" Il n'était pas souvent là mais à l'époque,
j'avais énormément de respect et d'admiration pour
sa personne. Le maître est une élément essentielle
pour la formation du duelliste.
Ma formation achevée, une guilde m'a engagé avec
quelques amis que je m'étais fait à l'Académie.
Pendant deux ans, j'ai été maintenu dans une inactivité
totale. Alors, j'en ai profité pour écumer toutes
les bonnes et moins bonnes auberges de Mac-Kaer... " Naïma
se mit à rire : " Nous avons au moins ceci en commun.
Etonnant que nous ne nous soyons jamais rencontré ! "
Il lui confia l'avoir aperçu quelque fois, mais à
l'époque l'un et l'autre étaient toujours accompagnés.
Se rappelant certains de leurs rendez-vous, ils rirent de plus
belle.
Redevenus sérieux, ils regardèrent le magnifique
spectacle des Feux-du-Ciel tombant dans les flots pourpres. Les
yeux toujours fixés sur l'horizon : " Est ce vrai
que vous brûlez vos maîtres en Arts Etranges ? "
Sandro s'agita, gêné : " Ma Maison brûle
effectivement ce que nous appelons les sorciers. Du moins pour
faire bonne figure, car chaque grande famille protège son
mage en échange des services qu'il peut rendre. Quelle
ironie ! Qui eut crû qu'un jour, moi aussi je découvrirais
les secrets du loom jaune... " Abasourdie, elle s'écria
: " Toi, Sandro ! Un sorcier ?
- Depuis mon équipée avec don Diego dans les marches
de Gambe, j'ai effectivement été convaincu de l'existence
du loom et de son utilité. "
Elle secoua la tête amusée : " Décidément
mon cher, tu m'étonneras toujours. Pour l'heure que faisons-nous
? La nuit commence à tomber et j'ai un peu froid...
- Dans ce cas Naïma, laisse moi te réchauffer... "
Sandro se dressa sur une épaule et attira
doucement la jeune femme vers lui. Avec un petit soupir d'aise,
elle se nicha contre sa poitrine. La nuit les enveloppa de son
noir manteau et les étoiles éclairèrent leurs
retrouvailles." Demain ? " demanda Naïma. "
Demain, nous partons à Port Mac-Kaer, ma toute belle...
Mais demain est un autre jour... "
EXCURSION
(Naïma parle.)
" Cette après-midi là acheva de panser les
plaies que son départ avait ouvertes. Elle fut aussi l'occasion
pour moi de lui redonner ma confiance.
Je fis une chose que je n'avais jamais faite - excepté
avec Ilian - : je me donnais entièrement à cet homme.
Pourquoi ? Je l'ignore toujours mais à cet instant, je
sentis le besoin impérieux de le faire, comme si cela était...
Nous était nécessaire. Il fallait que je me l'avoue
désormais, j'étais prise dans les rets invisibles
qu'avaient tissés Sandro et étrangement cela me
comblait de joie. Je sus alors que je n'étais plus seule.
Ce soir là, ce n'est pas la courtisane qui dirigea nos
ébats mais la femme qui murmura des tendres paroles en
felsin... "
*
La mine réjouie, Naïma rejoint Sandro attablé
dans une des nombreuses tavernes bordant les quais. " D'après
ce que m'a dit la capitainerie, le " Fier-à-Bras "
ne sera pas là avant une bonne quinzaine de jours. Et encore
si tout va bien ! Donc nous pouvons aller dans l'arrière
pays et faire un peu d'exploration ".
Sandro soupira. Quand elle avait cet air sur le visage, il savait
que le combat était perdu d'avance mais il tint tout de
même à préciser : " Naïma, je te
dis et te répète que c'est une aventure périlleuse
que tu tiens à entreprendre... Nous sommes dans une contrée
en guerre. Le territoire est quadrillé par les troupes
des différents barons lores, sans compter les pillards
et les esclavagistes... En tout cas, tu ne pourras pas dire que
je ne t'avais pas prévenue. "
Elle s'assit sur ses genoux et câline entoura son cou
de ses bras :
- Oh, s'il te plaît Sandro ! Un peu d'exercice nous fera
du bien. Et puis que pourrait-il nous arriver de pire, après
tout ce que nous avons vécu ?
- Nous pourrions mourir tout simplement...
Elle eut un geste désinvolte de la main : " Bah
! Je suis sûre que mon destin n'est pas dans les Baronnies
Pirates. " Résigné le duelliste conclut : "
Dans ce cas, en avant ! "
Journal de bord de Déolius Argiannelli,
23e jour de la sixte bise 210 AA.
J'ai cru que je ne verrai jamais Port Brisant ! Un putain
de blizzard de feu au nord de l'île d'Essanya nous a rabattu
vers les côtes de l'Empire de la Pierre de Vie et nous avons
dû louvoyer pour éviter que ses habitants nous repèrent
! Ils aiment vraiment pas les guildiens ces salopards d'Impériaux
! Enfin, nous sommes arrivés à bon port. Juste le
temps de refaire les stocks et déjà nous repartiront.
La guilde des Milles Peuples a chargé nos cales d'une impressionnante
cargaison de fourrures de castors argentés qu'elle souhaite
revendre aux Natifs de Mac-Kaer.
Il leur fallut le reste de la journée pour se préparer
au voyage. Dans chaque boutique, les marchands essayaient de les
dissuader d'entreprendre un tel périple, mais Naïma
dans son idée de visiter l'écrin. Ils se mirent
donc en route le lendemain à l'aube, Sandro juché
sur son cheval, Naïma à pied car se refusant obstinément
à monter sur ces " bêtes stupides et puantes
".
Ils progressèrent lentement, prenant le temps de deviser
gaiement. Le soir, ils firent une halte dans ne petite clairière
que Sandro avait repérée lors de sa première
expédition et firent un bon repas, affamés par le
grand air et la distance parcourue. Voyant Naïma bailler,
le duelliste se proposa pour le premier tour de garde. Sans se
faire prier, la felsin se dirigea rapidement vers sa tente.
Au moment où elle allait disparaître, il l'interpella,
gêné : " Je voulais te dire... Pour hier au
soir... C'était fantastique. Enfin, je veux dire que...
Heu... Je n'avais rien ressenti de tel avec les autres. Tu vois
ce que je veux dire ? " Imperturbable, elle répondit
: " Je comprends surtout que je ferais mieux de dormir si
je veux tenir le coup pendant mon tour de garde. Bonne nuit, Sandro.
" Lorsqu'elle fut à l'abri des regards de son ami,
elle se laissa enfin aller à un sourire plein de tendresse.
Un grand cri déchira le silence de la nuit, arrachant
brusquement Sandro à sa lecture. Il se précipita
vers la tente pour y trouver sa compagne en sueur, des larmes
coulant sur son visage et murmurant des paroles incohérentes
" La plume ! Noir... La guilde... ". Il la prit dans
ses bras et lui caressa les cheveux, lui chuchotant des paroles
rassurantes. Peu à peu, la felsin se calma et replongea
dans le sommeil.
Ils reprirent la route le lendemain matin, cheminant dans de vastes
plaines verdoyantes sans rencontrer âme qui vive. En début
d'après midi, Sandro vit Naïma plonger brusquement
dans un bosquet. Scrutant avec attention l'horizon, il vit une
troupe d'une dizaine de cavaliers se diriger rapidement vers lui.
Le combat semblait inévitable ! Il attrapa son crache-feu
et le déchargea. Naïma décocha quelques flèches
empoisonnées qui tuèrent deux adversaires.
Le combat semblait perdu d'avance, les forces étant par
trop déséquilibrées. Sandro à cheval
parait avec dextérité les coups d'épée
de ses ennemis, ajustant à son tour quelques estocades
mortelles. La felsin de son côté s'aidait du poison
contenu dans son arbalète de poignet pour affaiblir les
brigands. Elle sautait ensuite sur les chevaux pour leur assener
le coup de grâce d'un tranchant de main. Chaque fois qu'une
de ses cibles tombait, elle poussait un cri sauvage.
MANQUE LA SCENE
Finalement, les deux guildiens eurent raison des huit cavaliers,
les deux derniers réussirent à fuir. Naïma
s'allongea dans l'herbe et regarda avec inquiétude la large
plaie qui ouvrait son flanc. Sandro, souffrant lui aussi de nombreuses
plaies ouvertes, luttait contre l'évanouissement. Il réussit
à se traîner jusqu'à son cheval pour y prendre
sa trousse de soins et entreprit de stopper le sang. " Naïma,
partons vite ! S'ils vont chercher du renfort, nous sommes perdus...
Aide-moi à monter sur ce cheval... "
Ils s'en furent au pas, luttant chaque seconde contre la souffrance
et serrant les dents pour ne pas s'évanouir. Au bout d'un
temps qui leur sembla une éternité, ils atteignirent
la clairière de la veille. Sandro sutura leurs plaies et
guida Naïma pour refermer celles qu'il ne pouvait atteindre.
Leur équipée s'arrêta là, car continuer
avec leurs blessures et leurs armures en lambeaux aurait été
une pure folie. Ils rentrèrent donc à Ehmon et achevèrent
leur convalescence à l'auberge du gehemdal. Sandro avoua
du bout des lèvres qu'après tout, elle n'était
pas si mal.
Enfin, un matin, le capitaine Déolius Argiannelli et son
équipage les prit à son bord. Les deux semaines
de voyage en mer se déroulèrent sans incident. Sandro
en profita pour visiter le galion et faire plus ample connaissance
avec le capitaine, tandis que Naïma passait le plus clair
de son temps avec Sheyfir, le second felsin, trop heureuse de
pouvoir échanger ses impressions avec quelqu'un de sa Maison.
RENCONTRES
Lentement le bâtiment entra dans Port Mac-Kaer. A la vue
des contours familiers de la ville, les deux compagnons poussèrent
des hurlements de joie sous l'il ébahi de l'équipage
du " Fier-à-Bras " peu habitués à
ce genre de démonstration e la part de guildiens. Sandro
aida galamment la jeune femme à descendre du bateau. Il
regarda passer avec amusement les deux marins qui suivaient la
jeune femme ahanant sous le poids des malles qu'ils portaient.
Partie avec un sac à dos, la felsin revenait avec un bric-à-brac
impressionnant, ayant tenu à ramener un cadeau pour chaque
occupant de l'hacienda. Il la prit par la taille :
- Bien. Je t'avoue que je retrouve avec un certain plaisir la
terre ferme. Rentrons vite à la guilde.
- Oui. Il me tarde de retrouver Ilian...
Journal de bord de Déolius Argiannelli,
22e jour de la prime ardence 211 AA.
Entrons à Mac-Kaer et c'est tant mieux ! L'odeur de
ces peaux me rend malade... Heureusement la traversé a
été agréable et j'ai même pu pratiquer
un peu d'escrime avec Sandro (c'est le nom de mon passager) et
nous avons pu comparer les charmes respectifs de nos villes d'origines.
J'en conclus qu'à part du bon vin, les habitants de Granponton
ne savent pas faire grand chose de valable, contrairement aux
citoyens de ma chère ville de Wouivel. Enfin, c'est presque
à regret que nous avons déposé nos passagers
! Il est plutôt rare de trouver des guildiens encore capables
de s'enthousiasmer pour si peu de chose que l'entrée en
rade dans le port de Mac-Kaer !
Ils se frayèrent un chemin dans les artères animées
de la ville, devisant gaiement et retrouvant avec joie la civilisation.
Soudain, quelque chose attira l'attention de Sandro. Une femme
était en train de traverser une rue alors qu'une charrette
chargée de tonneaux se rapprochait d'elle à grande
vitesse. N'écoutant que son courage, le venn'dys s'élance
et arracha dans son élan la dame de sa dangereuse trajectoire.
Ses jupons étalés et la gorge palpitante, la jeune
femme se reprit peu à peu. Sandro la dévisagea avec
surprise. En effet, il avait devant lui une beauté qu'il
lui avait été rarement donné de contempler.
De grands yeux verts le regardaient avec étonnement. Elle
passa la main dans sa chevelure d'or, dérangée par
l'incident : " Monsieur, je crois que je vous dois un fier
service. Sans vous, j'eusse assurément péri sous
les roues de ce chariot, dit-elle dans un venn'dys parfait.
- Madame, les charretiers sont bien imprudents par ici. Mais excusez-moi,
je manque à tout mes devoirs... Je me présente :
Alessandro de Petris. "
Elle le salua d'un gracieux signe de tête et lui tendit
sa main : " Pour ma part, je suis Maria-Rosa Della Lorca
et je vous avoue être enchantée de faire votre connaissance.
Pour vous remercier, permettez-moi de vous inviter à venir
souper à mon domicile ce soir. "
Elle lui donna une adresse proche de l'ambassade venn'dys. "
Madame, j'accepte avec plaisir votre invitation. Si vous permettez...
" Naïma les rejoignit à cet instant. Elle fixa
la dame venn'dys un petit instant puis la salua : " Madame...
" Son interlocutrice lui répondit poliment en la fixant
avec surprise.
Sandro fit les présentations dans le patois des guildiens
: " Madame, permettez-moi de vous présentez mon amie
Naïma. Naïma, madame Della Lorca. " La dame venn'dys
se tourna vers son chevalier servant et poursuivit dans la langue
de leur Maison : " Monsieur, je serais également enchantée
que votre amie se joigne à mon souper. Si vous voulez bien
m'excuser... "
Elle s'éloigna rapidement à petits pas. Naïma
la regarda partir, le visage fermé. Sandro se tourna vers
elle : " Nous y allons ? Mais que se passe-t-il, Naïma
? " La jeune felsin répondit évasivement, mais
on pouvait distinguer une pointe de nervosité dans sa voix.
Ils oublièrent vite l'incident tout à leur joie
de rentrer. Leur arrivée à l'hacienda fut l'occasion
de joyeuses retrouvailles : Naïma se précipita à
la recherche d'Ilian et finit par la trouver dans un bureau en
compagnie de Khalil, le vieux felsin sans qui la guilde des Hommes
Libres n'aurait pas vu le jour. Elle se jeta dans les bras de
la kheyza et l'embrassa avec tendresse : " Ilian !
- Naïma ma chérie ! Tu es enfin revenue... L'as-tu
retrouvé ?
- Oui, mais je te raconterais tout, attablée devant un
bon repas. Je vous l'emprunte Khalil.
L'interpellé ronchonna puis se replongea dans ses parchemins.
Trop heureuse de pouvoir faire une pause, Ilian s'attabla avec
Naïma. Celle-ci s'enquit de la santé des autres membres
de la guilde. " Diego et Tufir font la tournée de
nos comptoirs pendant que j'épluche les comptes avec Khalil.
Nous avons reçu une convocation du Sénat et je pense
qu'à leur retour, il faudra envoyer un représentant
à Port Concorde. Tu comptes rester un peu ici ? Je sais
que les affaires de la guilde t'ennuient mais j'aurais besoin
d'un sérieux coup de main.
- Voyons Ilian ! Tout ce que tu voudras. Pour l'heure, il faut
que je me trouve quelque chose à me mettre. Sandro et moi
sommes invités à manger ce soir chez une venn'dys,
ce qui n'est pas pour me plaire, je te l'avoue. "
Ilian s'étonna. Tout en montant à sa chambre, Naïma
s'expliqua :
- Un pressentiment, Ilian, un bien sombre pressentiment... Je
vais prendre un bain, tu m'accompagnes ?
- Avec plaisir ma chérie. Je compte descendre au "
Dauphin d'Eleme " sur le port, ce soir. Si tu t'ennuies,
rejoins-moi.
Il fallut bien toute l'après-midi à Naïma
pour qu'elle se prépare. Enfin, parée d'un costume
traditionnel de sa maison, elle rejoignit un Sandro parfumé
et tout en dentelles. Ils se présentèrent à
l'hôtel particulier de dame Della Lorca, une splendide bâtisse
entouré de jardins dans le quartier le plus riche de la
ville.
Un serviteur les introduit aussitôt dans un petit salon.
Tout à leur rendez-vous, ils ne remarquèrent pas
le carrosse noir aux tentures tirées qui entra silencieusement
dans la cour pavée de l'hôtel...
Quelques minutes plus tard, la dame Della Lorca fit son entrée
dans le salon, vêtue pour l'occasion d'une magnifique robe
de velours noir rehaussé de fils d'or, faisant admirablement
ressortir son teint d'albâtre et sa blondeur. Elle salua
ses hôtes avec respect et Sandro lui répondit par
une magnifique révérence. Seule Naïma salua
d'un signe de tête sec, affichant son air des mauvais jours.
Semblant ne rien remarquer, la maîtresse de maison la complimenta
pour sa tenue et pria ses hôtes de bien vouloir passer à
table.
Trois couverts avaient été dressés. A la
lueur des chandeliers en argents, le filet d'or entourant les
assiettes de porcelaine fine brillait de tous ses feux, rivalisant
d'éclat avec les verres en cristal taillés et les
multiples couverts en argent. Sandro aida ces dames à s'asseoir
et aussitôt le ballet des plats commença.
La discussion ayant lieu uniquement en Venn'dys, Naïma fut
vite exclue. Elle goûta aux mets fins avec un air sombre,
se mélangeant à l'occasion dans les couverts et
les verres comme lui fit remarquer aimablement Sandro, ce qui
visiblement, ne fit qu'accroître sa mystérieuse mauvaise
humeur.
Le duelliste et Maria-Rosa devisèrent de nombreux sujets
tournant essentiellement autour de leur pays et firent plus ample
connaissance. Entre autre, Sandro apprit que la dame était
l'épouse d'un riche armateur, venu sur le continent pour
conclure quelques affaires avec des guildes. Passionnée
d'art et désireuse de voyager, elle l'avait suivie jusqu'à
Port Mac-Kaer où son époux, dans l'obligation de
s'absenter, l'avait confiée aux bons soins de l'ambassadeur
venn'dys Louis d'Orell de Jéophar.
Sitôt le repas terminé, Naïma se leva : "
Veuillez m'excuser mais je dois partir. J'ai un rendez-vous qui
ne peut attendre. Bonne soirée. " Elle se dirigea
vers la porte et devançant le serviteur qui s'apprêtait
à l'ouvrir, elle sortit la faisant rageusement claquer
derrière elle. Maria-Rosa, un peu étonnée,
se tourna vers Sandro :
- Aurais-je dis ou fait quelque chose susceptible de blesser votre
amie ?
- Non madame, je ne pense pas. Je n'aurais tout simplement pas
dû l'emmener dans cette soirée plutôt éloignée
de sa culture. En son nom, veuillez m'excuser.
Un air désolé apparu sur son visage de poupée
: " Il est vrai qu'en tant qu'hôtesse j'aurai dû
essayer de l'inclure dans notre conversation, mais je répugne
à parler le guildien alors que notre langue et si belle
et si riche. " Sandro posa un main rassurante sur son bras
:
- Ne vous inquiétez pas madame, c'est inutile. D'ici demain,
Naïma aura tout oublié.
- Je l'espère monsieur, conclut la dame avec un petit sourire.
Ils passèrent ensuite au salon où Maria-Rosa offrit
à Sandro un digestif et un cigare. Elle joua pour lui quelques
airs célèbres sur son clavecin et, la soirée
avançant, l'ambiance se détendit quelque peu entre
eux. L'heure se faisait tardive : Sandro annonça son congé
à la dame.
Elle prit un air triste et le duelliste s'enquit : " Madame,
en quoi ai-je provoqué ce soudain chagrin ? " Elle
se jeta dans ses bras : " Oh, Alessandro, oserais-je vous
dire que notre rencontre m'a bouleversé plus qu'il ne faut
? Comme je vous l'ai dis tout à l'heure, je suis plutôt
seule et désuvrée et j'aspire égoïstement
à ce que vous combliez cette solitude si pesante, ne fût
ce que pour cette nuit. De grâce Alessandro, restez avec
moi, ne me laissez pas seule. "
Emu, le duelliste contempla le beau visage implorant qui se tendait
vers lui. D'une voix un peu rauque, la prenant dans ses bras,
il répondit : " Madame, vos désirs sont mes
ordres... " Avec un gémissement étouffé,
Maria-Rosa plaqua sa bouche contre la sienne et la passion les
emporta.
*
Naïma sortit de l'hôtel et s'engagea dans les rues
sombres de la cité en direction du port. Là bas,
Ilian l'attendait et la nuit serait sans doute prometteuse. "
En tout cas, cela ne sera pas pire que ce que je viens de vivre.
Maudits Venn'dys ! ", pesta-t-elle. Un bruit de sabots la
fit se retourner et elle se mit sur le côté pour
laisser passer le carrosse noir. Il remonta jusqu'à elle
lentement et soudain une portière s'ouvrit. La felsin porta
aussitôt la main à son takshir, dans l'attente d'une
éventuelle confrontation.
" Montez ! ", lui dit une voix impérieuse et
grave. Naïma sentit un souffle glacé l'étreindre
et mue par une force invisible monta à bord du sombre véhicule
qui se mit en branle immédiatement. Ayant repris ses esprits,
Naïma tenta de sortir. En vain...
" C'est inutile ma chère, vous vous évertuez
pour rien... " La jeune femme cligna des yeux essayant d'apercevoir
son interlocuteur dans la pénombre. " Qui êtes
vous ? " Il y eut un mouvement en face d'elle et la voix
reprit : " Je vous prie de bien vouloir excuser mes manières
cavalières. Je suis le comte Vladimir. Et vous-même
? " D'une voix tranchante, elle précisa : " Naïma
Kakour. Laissez moi descendre maintenant. La comédie a
assez duré. "
Telle la proie observant le chasseur, elle banda tous ses muscles,
se préparant à bondir. Un petit rire se fit entendre
: " Détendez-vous, très chère. Vous
partirez lorsque nous aurons eu une petite discussion. "
Aussi étrange que cela puisse paraître, elle resta
assise incapable d'agir. " Le loom ", pensa-t-elle,
" il me manipule par le loom. "
La tactique franche ne fonctionnant pas, elle opta pour la conversation
: " Où allons-nous, monsieur le comte ?
- Vous voilà raisonnable. Nous allons chez moi. Nous y
serons plus à l'aise pour parler... "
Le carrosse s'arrêta devant un manoir aux flèches
lugubres qui semblait surgir de la mer de brume. La portière
s'ouvrit et laissa descendre les voyageurs.
Le bâtiment défiait toutes les lois architecturales,
tant par son style exubérant et gothique que par sa taille
gigantesque. Certaines tours déchiraient la voûte
noire du ciel, alors que l'unique lune, pourtant haute, ne parvenait
pas à éclairer tous les coins et les recoins de
ces murs étranges. Naïma contemplait le spectacle
bouche bée.
Le comte abaissa sa capuche, dévoilant un visage pâle
et fin, mangé par de grands yeux noirs. Ses traits aristocratiques
et sereins renforçaient un magnétisme exceptionnel.
D'un geste élégant, il guida Naïma vers sa
demeure : " Avez-vous faim ? " Elle répondit
par la négative. Il s'effaça devant la lourde porte
qu'il venait d'ouvrir pour la laisser passer : " Dans ce
cas, permettez-moi de vous offrir un petit rafraîchissement.
"
Elle remontait lentement le grand escalier couvert d'un épais
tapis rouge, désireuse de s'imprégner de chaque
détail : " Je boirai volontiers du vin. Par la Dame,
vous vivez seul ici ?
- Oui. Je reçois peu. Heureux que Castelombre vous plaise.
"
Ils entrèrent dans un salon immense, surmonté
d'un dôme fait d'un étrange cristal noir. La felsin
s'assit dans un siège à haut dossier et trempa les
lèvres dans le verre finement taillé que lui tendait
Vladimir, avant de le dévisager froidement : " Autant
nous entendre de suite. J'écoute ce que vous avez à
me dire et je rentre à Mac-Kaer. " Il lui sourit de
façon étrange : " Allons, pourquoi ne pas prendre
un peu de repos ici et repartir demain matin ? Cela me laisserait
le temps de vous faire visiter le manoir. "
Les yeux de la jeune femme se voilèrent l'espace d'un instant.
Elle eut vaguement conscience de s'entendre acquiescer : tout
compte fait, la proposition du châtelain n'était
pas si mauvaise. De plus, elle brûlait d'arpenter cette
étrange demeure. Il eut l'air satisfait : " Soit.
Je vous fais préparer une chambre. Pour l'heure, je crois
que nous avons ceci en commun... "
D'un geste ample, Vladimir fît glisser des manches de son
pourpoint sombre une plume noire, qu'il tendit à la felsin.
Celle-ci, brusquement revenue à elle, sauta sur ses pieds
et foudroya son interlocuteur du regard : " Où avez
vous eu cela ? " Il eut un geste évasif de la main
: " Peu importe. Ce qui est essentiel c'est que l'organisation
qui se sert de ce symbole détient votre sur et une
personne qui m'est chère. C'est pourquoi je vous propose
de conjuguer nos efforts vers un but qui me semble commun. "
La méfiance de Naïma ne faisait que croître
au fur et à mesure que le comte parlait.
Très sensible au sujet de la disparition de sa sur,
elle lui demanda comment il avait appris l'existence de Sélimah.
Il la regarda, déçu : " Madame, sommes-nous
ici pour parler de votre sur ou des moyens que nous pourrions
mettre en uvre pour la retrouver ? " Elle réfléchit
intensément et lâcha à contrecur : "
Bien. Je vous écoute...
- Je vais vous révéler ce que je sais. Cette société
secrète évolue ici même à Port Mac-Kaer,
mais les personnes que j'ai pu " faire parler " ne m'ont
révélé que peu de choses, quant à
ses membres et ses buts.
Néanmoins, je pressens que quelque chose de grave se trame
et que cette organisation n'y est pas étrangère.
D'autre part, la guilde des Sept Plumes avait pour désagréable
habitude de signifier son passage en laissant derrière
elle ce genre d'artifice... Enfin, la défunte guilde de
l'Epervier pratiquait couramment le rapt et l'enrôlement
forcé. "
Il nota qu'il avait éveillé l'intérêt
de son invitée. " De votre côté que pourriez-vous
m'apprendre ?
- Il y a neuf ans, ma sur a disparue et une plume noire
était mon seul indice pour la retrouver.
- Quelle profession exerçait-elle ?
- Maître initiée. Elle avait embrassé la Voie.
"
Visiblement, Naïma ne souhaitait pas s'étendre sur
le sujet ainsi n'insista-t-il pas. Elle reposa le verre vide d'un
geste sec et lui dit la voix teintée de mépris :
" Quant à votre offre de collaboration, je demande
un délai de réflexion. Je n'ai pas pour habitude
que l'on me force la main. De plus, je déteste tout ce
qui se rattache de près ou de loin à la Maison Ashragor
à laquelle sans nul doute vous appartenez.
- Vous ne devriez pas être si... définitive sur vos
jugements. J'appartiens en effet par ma naissance à cette
Maison. Cependant si je l'ai quittée, c'est parce que je
pensais n'avoir rien de commun avec ses membres. Les gens qui
nous rencontrent ont beaucoup plus de préjugés qu'il
ne le faudrait et c'est extrêmement malheureux pour eux.
"
Il se leva et lui tendit son bras : " Mais je vois que
vous êtes lasse, aussi permettez-moi de vous conduire jusqu'à
votre chambre... Je vous ferrais visiter Castelombre demain. "
Ils s'engagèrent dans un dédale de couloir éclairé
par des torches qui créait une ambiance inquiétante.
Parvenu devant une grande porte de fer forgée, le comte
s'inclina : " Je vous souhaite une bonne nuit. En espérant
qu'elle vous porte conseil. "
Son pas décrut et ce fut de nouveau le silence. Naïma
entra dans une chambre confortablement meublée et aux proportions
démesurées. Au centre de la pièce trônait
un grand lit à baldaquin aux tentures rouges. Un grand
feu brûlait dans la cheminée mais ne parvenait pas
à chauffer l'ensemble. Sur une coiffeuse de bois précieux
s'étalait un nécessaire de toilette en ivoire. Une
tenue de nuit en soie blanche était artistiquement déposée
sur une bergère. Naïma s'en vêtit et se coucha
dans le grand lit.
A peine sa tête avait-elle touché l'oreiller, qu'elle
s'abandonna à un sommeil de plomb qu'aucun rêve,
bon ou mauvais, ne vint troubler.
PIEGES
Sandro s'éveilla sans pouvoir se rappeler où il
était. Et puis tout lui revint : le souper, la grossière
sortie de Naïma et sa nuit passionnée avec Maria-Rosa.
Il se pencha vers celle-ci, encore endormie à ses côtés.
Un domestique entra dans la chambre, ouvrit grand les tentures
puis apporta le petit déjeuner. La dame Della Lorca mit
un petit moment pour émerger puis demanda à Sandro
s'il avait bien dormi après avoir déposé
un baiser léger sur ses lèvres :
- Me feras-tu visiter Port Mac-Kaer aujourd'hui, Alessandro ?
- Si tu le désires ! De toute façon, je n'ai rien
de prévu aujourd'hui !
- Et si tu avais eu quelque chose, demanda-t-elle d'un air langoureux
?
Sandro plongea son regard dans les yeux verts de sa maîtresse,
avalant soudain avec difficulté : " Je crois bien
que j'eus tout annulé, si... Par tous les diables, je crois
bien que tu me rends fou ! Comment te résister ?
- Nul besoin de résister, Alessandro. "
Elle fit courir ses mains sur tout le corps du duelliste et
murmura : " Laisse toi aller et je te ferai découvrir
des choses dont tu ne soupçonnes même pas l'existence
mon bel escrimeur. " Interrompant brusquement son geste,
elle se leva : " Mais pour l'heure, nous avons une ville
à visiter ! Tu trouveras de quoi te baigner et te changer
au fond du couloir... " Sandro la salua et sortit.
Seule, Maria-Rosa s'installa devant sa coiffeuse et commença
à se brosser les cheveux. Un sourire méchant, presque
carnassier, s'afficha sur ses tendres lèvres carmins.
*
Lorsque Naïma ouvrit les yeux, elle su immédiatement
qu'elle n'était pas seule., S'asseyant sur le lit, elle
croisa effectivement le regard de son " hôte ",
confortablement installé face à elle dans un fauteuil.
Elle le salua d'un signe de tête. " Votre nuit fut-elle
agréable, ma chère ? " s'enquit-il poliment.
" Plutôt bonne, en effet. " lui répondit-elle
d'un ton neutre. Il rit doucement : " Je le pense aussi.
Vous avez dormi un jour entier, les Feux-du-Ciel se sont couchés,
il y a un petit moment. "
Naïma eut un hoquet de surprise : " Comment ? Il fait
déjà nuit ? Bien, il faut que je parte. " Elle
se leva pour se rhabiller mais Vladimir l'arrêta d'un geste
: " Je vous le déconseille fortement. Les marais qui
entourent ce domaine sont peu sûrs le jour et assurément
mortels la nuit. Profitez donc de mon hospitalité une nuit
de plus et habillez-vous de cette robe que j'ai fait préparer
à votre intention. Vous aurez certainement moins froid.
"
Voyant qu'il ne bougeait pas, elle lui lança hautaine :
" Dans ce cas, monsieur, veuillez sortir que je puisse m'en
vêtir. " Il s'inclina : " Très certainement.
Je vous attends dans la salle à manger. "
Naïma laça la lourde robe de velours noir, cherchant
sans succès une glace pour s'y contempler. Elle tourna
un peu dans les longs couloirs et finit par rejoindre Vladimir
attablé devant un repas somptueux, digne des plus grandes
réceptions.
Ce fut le comte qui rompit le silence à la fin du souper.
" Venez, j'ai quelque chose à vous montrer ".
Il la prit par la main et l'entraîna le long d'une galerie
sombre dans laquelle se découpaient, à la faveur
des lunes, de grotesques statues de pierre. Bien qu'essayant de
garder l'air détaché, Naïma sentit un frisson
lui remonter le long de l'épine dorsale.
Vladimir la mena jusqu'à une salle de bal titanesque qui
brillait de tous ses feux. Le sol de marbre noir étincelait
et des toiles sombres parsemaient les murs de pierre. Le souffle
coupé, le regard de la felsin passa rapidement sur les
grands lustres de cristal avant de s'attarder sur les quatre gargouilles
disposés dans les coins de la pièce.
Posées sur des corniches, elles semblaient vivantes, comme
prêtes à bondir. Avec horreur, Naïma vit l'une
d'entre elle tourner la tête et lui adresser un sourire
grimaçant, qui dévoilait des crocs énormes.
Elle se raccrocha au bras de son hôte et lui désigna
la statue d'un doigt tremblant.
Il rit : " Allons, allons... Vous n'avez aucune raison d'avoir
peur. Ce ne sont que des sculptures de bonne facture, je l'avoue,
mais elles ne vous feront aucun mal. " Il se dirigea vers
le fond de la salle et ouvrit un grand rideau noir et or.
Derrière apparut un orchestre au grand complet et à
leur vue, la jeune femme poussa un cri. Le comte s'excusa, l'air
désolé : " J'avais oublié de vous prévenir
! Ce sont effectivement des non-morts. Ne craigniez rien, ils
sont parfaitement inoffensifs. " Il tapa dans ses mains et
les premiers accords d'un valse se firent entendre. Livide, Naïma
recula mais Vladimir la prit par la taille et l'entraîna
au centre de la pièce : " M'accordez-vous cette danse,
madame ? "
Les jambes coupées, elle se laissa guider telle un automate.
Vladimir était un excellent danseur. Il rattrapa avec dextérité
les erreurs que commettaient sa partenaire. A la fin du morceau,
la sentant au bord de l'évanouissement, il referma le rideau.
" Connaissant votre passion pour la danse, je pensais vous
faire plaisir. " Il la guida jusqu'à une banquette
où elle s'affala le souffle court. Ayant reprit ses esprits,
elle cria les traits déformés par la colère
: " Ne recommencez jamais cela !
- Au risque de vous décevoir, il faut que vous sachiez
que tous les serviteurs de ce château sont des non-morts.
Une habitude que j'ai conservé depuis que j'ai quitté
Toholl. Vous verrez, on s'y habitue vite... "
Elle se dressa devant lui furieuse : " Je vous recommande
de bien vous mettre dans la tête que je ne compte pas m'attarder
ici. Cela suffit, je rentre à Port Mac-Kaer demain. "
Vladimir emprisonna les mains de Naïma dans les siennes :
" Ecoutez, je crois que nous avons pris un mauvais départ
tout les deux. Je ne pensais pas que vous seriez à ce point
choquée. Comme je vous l'ai dit, je pensais bien faire.
Donnons-nous une autre chance, voulez-vous ? "
Troublée, la jeune femme demanda : " Mais enfin, que
désirez-vous ? " Il lui caressa la joue : " Je
voudrais que vous combliez ma solitude pendant quelques jours,
Naïma. Vous pourriez mettre à profit ce temps pour
réfléchir à la proposition que je vous ai
faite. En conjuguant nos efforts, nous pourrions peut être
réussir. " Elle acquiesça : " Soit. Je
vous accorde trois jours parce que votre solitude me touche. Je
vais simplement pouvoir prévenir mes amis dès demain.
Quant à votre proposition, je vous répondrais avant
mon départ. " Il la prit dans ses bras et chuchota
à son oreille : " Vous venez de faire de moi un homme
heureux. Dans trois jours, vous serez libre d'aller où
bon vous semble. Mais jusque là, vous m'appartenez. "
Naïma lui adressa un pâle sourire : " Vous aviez
promis de me faire visiter votre demeure. Nous y allons ? "
Castelombre portait admirablement bien son nom. Il était
si grand que beaucoup de ses pièces étaient plongées
dans l'obscurité. Même dans celles éclairées,
il subsistait de nombreuses zones d'ombres. L'atmosphère
elle-même était étrange.
Au fur et à mesure que la visite avançait, Naïma
se surprenait à penser que le château était
vivant. Elle percevait de petits mouvements vifs et furtifs sur
son passage. Elle crut voir à de nombreuses reprises des
éléments du décor bouger et se tendre vers
elle à la manière de la gargouille dans la salle
de bal.
Son malaise grandissant, elle se surprit à regretter d'avoir
accepter de rester ici durant trois jours. Elle avait été
émue par la confession du beau comte ashragor, d'autant
plus qu'il était la première personne à pouvoir
l'aider à retrouver sa sur.
Ils s'engagèrent dans une coursive et débouchèrent
sur une terrasse. Naïma s'avança pour mieux voir le
magnifique spectacle qui s'offrait à elle. Elle avait l'impression
d'être sur une mer de brume qui scintillait à la
lueur des deux lunes présentes, ce soir là, dans
le ciel.
Les joues rosies par l'excitation, elle se tourna vers Vladimir
en s'écriant : " C'est une vision de rêve !
" Il rit : " Oui... Un rêve, vous ne croyez pas
si bien dire... " Elle fronça les sourcils, intrigués
par sa remarque. " J'espère que la visite vous a plut.
Je vous raccompagne à votre chambre " lui dit-il,
lui offrant de nouveau son bras. Il l'abandonna devant la porte
et lui souhaita une bonne nuit.
Un peu surprise, Naïma s'apprêta pour la nuit. Un bruit
attira soudain sons attention vers le fond de la pièce.
Son regard s'agrandit sous l'effet de la surprise : une ombre
monstrueuse se déplaçait sur les murs et se dirigeait
vers elle à une vitesse folle ! Elle bondit et se jeta
sur la porte : fermée !
Elle se tourna pour recevoir son assaillant et fut frappée
de plein fouet par une main invisible et glacée. Un million
d'étoiles éclata dans sa tête et elle sombra
d'ans l'inconscience en gémissant...
Elle revint à elle les tempes bâtantes. Deux yeux
rouges la fixaient. Elle s'assit lentement. Une gargouille était
accroupie à un mètre d'elle et sifflait doucement
passant une langue reptilienne sur ses crocs luisants.
Sans cesser de fixer son vis-à-vis la felsin se remit lentement
sur ses pieds. La créature siffla plus fort et déplia
ses ailes membraneuses. Naïma adopta la posture défensive
de " l'Eau Dormante " qui fermait totalement sa garde.
Les deux adversaires, complètement immobiles, se jaugèrent
un long moment. Soudain, la gargouille se jeta sur elle, griffes
en avant. La felsin esquiva avec succès mais fut prise
au dépourvu par une des ailes qui la balaya et la projeta
violemment sur le mur.
A moitié sonnée, elle s'apprêtait à
riposter lorsque deux filaments d'ombres la clouèrent contre
la pierre. Elle se débattit en vain alors que la gargouille
s'approchait d'elle. D'un habile coup de griffe, elle lui ouvrit
la poitrine. Poussant un hurlement de douleur, Naïma vit
avec horreur la créature extraire son cur encore
palpitant et le humer avec délectation puis ce fut le noir...
*
Sandro et Maria-Rosa passèrent leur journée à
visiter Port Mac-Kaer. Ils se frayèrent un chemin dans
les rues encombrées s'arrêtant dans les boutiques
de curiosités ou dans une taverne pour prendre un rafraîchissement
et écouter les récits de vieux aventuriers. Emerveillée,
Maria-Rosa ne cessait de poser des questions sur tout.
Ils firent ensuite une halte sur les coteaux de la ville pour
pique-niquer et lorsqu'ils rentrèrent, la nuit était
déjà tombée. Sandro prit congé de
sa maîtresse. Elle lui tendit sa main :
- J'espère vous revoir bientôt, Alessandro. Ce fut
un plaisir.
- Pour l'heure, Maria, les affaires de la guilde m'attendent.
- Soit mon ami, prenez bien soin de vous. J'attends avec impatience
votre prochaine visite...
L'hacienda était silencieuse lorsque Sandro rentra. De
la lumière passait sous la porte du bureau et il y trouva
Ilian en train d'écrire. " Bonsoir Ilian. Naïma
n'est pas là ? " La kheyza fronça les sourcils,
étonnée :
- Comment ? Elle n'est pas avec vous ?
- Et bien non. Elle a quitté la soirée un peu plus
tôt que prévu.
L'inquiétude se lisait sur le visage d'Ilian. "
Elle ne m'a pas rejoint au port non plus. Et toutes ses affaires
sont là. " Sandro s'habilla rapidement pour sortir.
" Bon, restez là, je vais faire un tour et tacher
d'en savoir plus. " La jeune femme se leva. " Je vous
accompagne. "
Ils chevauchèrent jusqu'à une taverne, où
ils savaient trouver à coup sûr quelques-uns uns
de ses amis mousquetaires du duelliste.
Lorsqu'il fit la description de la felsin, ils éclatèrent
de rire : " Alors, c'est ta nouvelle conquête ? Difficile
de la rater la petite, le mot est passé dans toute la garnison.
Penses-tu, nippé comme elle était ! Sauf qu'on n'avait
pas trop envie de l'aborder, un felsin à l'air maussade
avec un sabre au côté, c'est toujours signe d'ennui.
Elle allait vers le port. Sauf ton respect, à l'heure qu'il
est, t'as sûrement des cornes ! Tu bois un coup ? "
proposèrent-ils en lançant un regard appréciatif
en direction d'Ilian. Sandro refusa et il partit rapidement vers
les quais.
" Z'auriez pas une p'tite pièc' ? " aboya un
mendiant avant de se pendre au manteau du venn'dys. Le duelliste
le repoussa avant de se raviser. " Dis-moi mon brave. Une
écume pour un renseignement. Tu n'aurais pas vu passer
par ici une felsin habillé de rouge hier soir ?
- Plutôt dévêtue la donzelle ! Mais elle est
partie...
- Vers où ?
- Par-là, j'en sais fichtrement rien moi. J'ai pas couru
après le carrosse !
- Quel carrosse ? aboya Ilian.
- Ben, celui qu'est venu la prendre. Un truc tout noir, plutôt
triste...
- Elle est montée ou on l'a obligé à monter
?
- Au début, elle avait pas l'air très joise, même
qu'elle a mis la main sur son épée. Et pis, après
elle a embarqué et la chariote est partie. Comme j'te l'dis
mon gars ! conclut-il en donnant une tape dans le dos de Sandro.
Les deux guildiens échangèrent un regard plein d'appréhension.
Ils connaissaient tous deux Naïma et savaient qu'elle n'était
pas du genre à partir aussi facilement avec des inconnus
sans prévenir.
Ils firent la tournée des portes de la ville où
on leur indiqua la direction vers laquelle était parti
le carrosse après être sorti de Mac-Kaer. "
Bon sang, mais dans quel pétrin est-elle encore fourrée
? " maugréa Sandro en chevauchant. Ilian le visage
fermé resta silencieuse.
Bien qu'inquiet le venn'dys ne parvenait pas à effacer
les grands yeux verts de Maria-Rosa et cette seule pensée
échauffa le désir qu'il avait d'elle. Il fallait
qu'il la touche, qu'il lui parle : rien d'autre ne pouvait avoir
de l'importance.
Arrivés à une bifurcation et toujours bredouilles,
ils rentrèrent au galop. Parvenu à son lit, Sandro
s'écroula harassé de fatigue. Il dormit assez mal,
car dans ses rêves, revenaient sans cesse les beaux yeux
d'une dame venn'dys.
Dans la chambre d'Ilian par contre, la lumière brûla
toute la nuit. Les yeux rougis par la fatigue, elle montait la
garde guettant le moindre bruit qui lui signifierait le retour
de son amie. Vaincue par sa longue veille, elle s'endormit à
l'aube...
Naïma n'était toujours pas rentrée.
*
Naïma se réveilla en hurlant. Elle porta la main
à sa poitrine : aucune trace n'était visible. Claquant
des dents, elle se rhabilla, bien décidé à
quitter cet endroit maudit. En regardant par la fenêtre,
elle s'aperçut qu'elle avait dormi tout le jour. Si elle
avait dormi, car l'épisode sanglant dont elle avait était
la victime lui avait semblé bien réel.
La porte de sa chambre s'ouvrit et Vladimir fit son entrée
: " Bonsoir Naïma ". Elle s'avança dans
sa direction et lui cria : " M'expliquerez vous ce qui se
passe ici ? " Il eut l'air étonné : "
Je ne vois absolument pas de quoi vous parlez, ma chère.
" Les nerfs à fleur de peau, elle se mit à
pleurer :
- Les ombres... Les statues... Elles m'ont attaquées...
Après votre départ.
- Vous avez du faire un cauchemar. Rien de plus. Allons soupez
cela vous remettra d'aplomb.
Rendu hystérique par la froideur de l'ashragor, elle
se mit à hurler l'accusant de tous les maux. Il la droguait
et provoquait ses hallucinations ! Peut-être même
la manipulait-il avec le loom noir ? Enfin, elle lui signifia
qu'elle désirait partir.
Il l'écouta, impassible : " Je croyais que les felsins
n'avaient qu'une seule parole. Vous me décevez Naïma.
Je pense qu'un peu de solitude vous ferra le plus grand bien.
" Il sortit.
Naïma se jeta sur la porte et la martela, mais elle était
de nouveau fermée. La felsin s'effondra, secouée
de gros sanglots : " Je vous en prie... Ne me laissez pas
seule... " En vain : le comte semblait hors de portée.
Son sixième sens en alerte, elle se retourna ! En un bref
instant, trois ombres grotesques l'encerclèrent. Un étau
glacé enserra le crâne de la jeune femme qui commença
à étouffer.
Elle avait l'impression que quelque chose lui dévorait
le cerveau jusqu'à la vider de toute substance. Elle tomba
dans un gouffre et au moment où elle allait une nouvelle
fois sombrer dans l'inconscience, les apparitions disparurent.
Epuisée, l'esprit en déroute, elle se recroquevilla
dans un coin de la chambre. Des ricanements se faisaient entendre
de toute part. Pour vaincre la peur, elle essaya de raconter à
voix haute, les contes que sa mère lui avaient transmis.
Les ombres l'attaquèrent de nouveau, la laissant sans souffle
et sans possibilité de penser. Elle hurla, donna des coups
qui ne rencontrèrent que le vide. Toute la nuit, les ombres
la tourmentèrent, volant à chaque assaut un pan
de sa raison et de sa force.
Hagarde, elle sombra dans un sommeil comateux au lever du jour...
La voix de Vladimir lui parvint d'abord comme un bourdonnement
grave, puis elle finit par en saisir le sens. " Allez-vous
mieux ? " Elle sentit qu'on posait un linge humide sur son
front.
Extrêmement faible, son corps était agité
de frissons. Une odeur de renfermé flottait dans l'air.
Elle ouvrit les yeux et se retrouva nez à nez avec le faciès
verdâtre d'un non-mort penché sur elle. Elle se débattit
en criant : " Eloignez ça sur-le-champ ! " Le
comte frappa dans ses mains et le zombie disparut.
Elle s'assit péniblement : " C'est vous n'est-ce pas
? Vous jouez avec moi. Pourquoi ? "
Il s'assit à ses côtés : " Effectivement,
je suis quelque peu responsable de ce qui vous arrive. Je veux
absolument briser toute résistance en vous. C'est nécessaire...
" Elle s'accrocha à lui et plongea son regard dans
le sien : " Dans quel but ? Quel intérêt tirez-vous
de la situation ?
- Je vous veux Naïma, mais mon désir est bien différent
des autres hommes. Je vous veux entièrement, corps et âme.
"
Il se reprit : " En fait, c'est surtout votre âme
qui m'intéresse, je vous avoue franchement que les plaisirs
de la chair me laissent froid. "
Elle s'adossa sur le coussin. L'insomnie avait creusé de
larges cernes autour de ses yeux brillants de fièvre. Sa
peau ambrée aux reflets cuivrés était désormais
livide. Le comte reprit : " Je vous propose un marché
Naïma. Faites moi connaître les méandres de
votre esprit et je vous aiderais à retrouver votre sur.
- Vous voulez que je vous vende mon âme ? !
L'expression eut l'air d'amuser le comte. " Vous pouvez
appeler cela ainsi, mais je vois les choses différemment.
Tout dépend à combien vous estimez le retour de
votre sur. " Elle rétorqua pleine de défi
: " Comment pourrais-je vous faire confiance ? Qui me garantis
que vous ferez ce que vous dites ?
- Ecoutez vous avez deux possibilités. Soit vous acceptez
et nous sommes quittes, soit vous refusez et je n'ai que l'embarras
du choix pour faire de vous une marionnette. Peut-être pourrions
nous convier votre amant venn'dys ou cette charmante amie kheyza
à venir nous rejoindre. Qu'en pensez-vous ? "
Les lèvres de Naïma se mirent à trembler alors
que des larmes emplissaient ses yeux. Elle gronda : " Touchez
un seul cheveu de leurs têtes et je vous tue ! " Il
se mit à rire de plus belle : " Bien. Je vois que
mon traitement de faveur ne vous a pas suffit. Vous en redemandez.
Comme vous voudrez ma chère, mais je tiens à vous
prévenir que la nuit sera longue... "
A peine était-il sorti que les hurlements de Naïma
se firent entendre. Une horde de non-morts s'était jetée
sur elle. La felsin sentait leurs mains froides courir sur son
corps. Elle sombra dans un état de semi-conscience, laissant
son âme se détacher de ce corps qui lui répugnait
soudain.
Elle ne sentait plus rien, n'éprouvait plus aucun sentiment,
ni aucune émotion. Elle se dit que la mort devait ressembler
à cela et pria ardemment pour qu'elle l'emporte. Une voix
d'outre-tombe se fit alors entendre : " C'est bien Naïma,
viens à moi, plus proche, plus proche... "
Son visage s'éclaira d'un sourire dément et elle
comprit alors que la folie était sa seule issue.
DANSES
Peu après son réveil, Sandro sortit
en sifflotant. La matinée s'annonçait radieuse et
la perspective de voir Maria-Rosa le rendait bêtement heureux.
Il acheta un bouquet à une jeune fleuriste ambulante, lui
fit un clin d'il qui la fit rougir et vola plus qu'il ne
marcha jusqu'à l'hôtel Della Lorca. Il fut introduit
rapidement auprès de sa maîtresse qui se brossait
les cheveux à sa coiffeuse. Elle se retourna ravie : "
Bien le bonjour, Alessandro.
- Maria-Rosa. Je m'apprêtais à vous dire que les
Feux-du-Ciel brillaient de tous leurs éclats au dehors
mais je dois y renoncer. Vous venez de leur ravir toute leur brillance
et leur chaleur " annonça le duelliste en s'inclinant
galamment. " Mon ami, répondit la dame venn'dys en
lui souriant affectueusement, vous partagerez mon petit déjeuner.
Il faut que je vous entretienne de quelques petites choses. Pour
l'heure je dois me consacrer à ma toilette, aussi ayez
l'obligeance de m'attendre au salon. "
Quelques minutes après, ils s'attablèrent devant
un repas copieux et Maria-Rosa commença à exposer
ses intentions : " Sandro, je compte organiser une petite
réception d'ici peu, afin de marquer le retour de mon époux
à Port Mac-Kaer. Vous êtes, bien sur, d'ores et déjà
invité. Néanmoins, je comptai un peu sur vous pour
m'aider à dresser la liste des invités, car je connais
fort peu le milieu guildien et votre expérience me serait
précieuse. " Bien qu'un peu surpris à l'annonce
du retour de l'époux, Sandro se sentit gagner par l'enthousiasme
de sa maîtresse : " Mais avec plaisir, madame ! Voilà
bien longtemps que je n'ai pas participé à une fête
venn'dys et cela ne sera pas sans me rappeler Brizzio et ses fastes
! "
Ils passèrent le reste de la journée à se
consacrer aux préparatifs de la fête, allant voir
traiteurs et autres professions indispensables lors de ce genre
d'événement.
*
Naïma se détourna de la robe de soie noire : "
Je n'irais pas, inutile d'insister. " Assis dans un fauteuil,
le comte ashragor croisa nonchalamment les jambes et ordonna d'un
ton cassant : " Vous irez. N'abusez pas de ma patience, madame.
Le grand air vous ferra le plus grand bien. " Elle se retourna,
son corps amaigri tremblant de rage contenue : " Vous dépassez
les bornes cher comte. Allez à ce bal ne fait pas partie
de notre... accord ! " Il la fixa intensément et une
chape de glace s'abattit sur elle. Il répéta lentement
en prenant soin de détacher chaque syllabe : " Vous
irez que vous le vouliez ou non " Elle sentit un liquide
chaud coulait le long de sa joue. L'essuyant d'un revers de main,
elle s'aperçut alors que c'était du sang. La jeune
femme se résigna d'une voix éteinte : " Bien,
comme vous voudrez " Il s'approcha d'elle et la saisit par
le coup : " Commettez une seule erreur ce soir et je vous
promet des nuits agitées. " Il la repoussa brusquement
et sortit.
*
Journal de bord de Déolius Argiannelli,
27e jour de la prime ardence 211 AA.
L'escale n'aura pas duré longtemps ! Je peux m'enorgueillir
de la réputation d'excellence de mon bâtiment. Les
contrats de transit tombent plus vite que jamais. C'est l'ambassadeur
d'Orell de Jéophar lui-même qui a mandaté
mon " Fier à bras " pour transporter un fort
tonnage de tissus. D'après ce que j'ais pu voir de ce chargement,
il pourrait bien s'agir du matériau employé pour
les ballons des aérostats de notre Maison. L'ambassade
trafique quelque chose dans les Baronnies Pirates
Les agitations
de la famille De Migouldine y sont-ils pour quelques choses ?
L'hôtel Della Lorca brillait de tous ses feux tandis qu'une
foule d'invités se pressaient vers la grande entrée.
Toute la " bonne société " de Port Mac-Kaer
-essentiellement guildienne par ailleurs - s'était réunie
pour célébrer le retour du seigneur Lorenzo Della
Lorca. Celui-ci se tenait sur le seuil de sa demeure, son épouse
à ses côtés, accueillant ses invités
et ayant un mot courtois pour chacun.
Sandro, vêtu comme un prince, s'approcha du couple pour
les saluer : " Monsieur Della Lorca, sachez que c'est un
grand honneur que d'être présenté à
votre personne. Madame Della Lorca, vous êtes très
en beauté ce soir. " Lorenzo le salua à son
tour et lui dit poliment :
- Monsieur de Petris, nous serions ravis, ma femme et moi de vous
avoir à souper demain soir.
- Monsieur, ce sera avec le plus grand plaisir !
- Dans ce cas, bonne soirée...
Avec un certain soulagement, Sandro entra dans la salle de réception
et se dirigea immédiatement vers le buffet. " Par
la malpeste ! Voilà maintenant le mari cocu qui m'invite
à manger ! Dans quel guêpier me suis-je encore fourré
? " Il s'interrompit brusquement dans ses considérations
lorsque son regard se posa sur une femme vêtue d'une lourde
robe de crêpe noire qui essayait discrètement de
mettre des petits fours dans une des poches de sa robe. Interloqué
par ces étranges manières, Sandro s'approcha de
la dame qui, concentrée sur son geste, semblait ne pas
l'avoir remarqué. Son visage était poudré
de blanc et ses yeux étaient soulignés d'un épais
trait de khôl accentuant encore son aspect cadavérique.
Intrigué, Sandro fronça les sourcils : " Une
Ashragor ? Non... Il y a autre chose... Quelque chose de familier...
" Il s'approcha et s'inclina galamment devant la femme, qui
suspendit son geste, puis porta à la bouche le petit four
qu'elle s'apprêtait à cacher. Leurs regards se croisèrent
alors et Sandro pâlit avant de s'écrier d'une voix
étranglée :
- Naïma ! ?
- Tiens Sandro, répondit la felsin en faisant la moue,
que fais-tu là ?
A son ton, on aurait cru qu'ils s'étaient quittés
la veille. " Mais c'est plutôt toi qui devrait m'expliquer
ce que tu fais là. Où étais-tu ? Pourquoi
ne m'as-tu pas dit où tu te trouvais ? " La voix du
duelliste était empreinte d'inquiétude. Elle répondit
hésitante :
- Je suis chez un... Ami et je pense y séjourner encore
quelques temps. J'irai récupérer mes affaires à
l'hacienda, après la fête. J'ai besoin de quelques
tenues de rechanges.
- Naïma, que se passe t- il ? Je ne te reconnais plus. Viens
danser.
Il se saisit avec autorité du bras de sa compagne et la
guida vers la piste, où évoluaient déjà
quelques couples. L'enlaçant, il plongea son regard dans
celui de la felsin, mais celle-ci le détourna rapidement,
regardant avec appréhension le comte se diriger vers eux.
Elle tenta d'en avertir son partenaire. " Sandro, je pense
que danser n'est pas une bonne idée... " Trop tard,
à peine avaient-ils fait quelques pas que l'ashragor se
présenta : " Monsieur, puis-je vous emprunter votre
cavalière ? " Sandro se retourna pour dévisager
le nouvel arrivant et rétorqua :
- Monsieur, je pense que vous aurez tout loisir d'inviter cette
dame à la prochaine danse...
- Laissons la décider pour nous, voulez-vous ? répondit
Vladimir d'une voix suave. Et bien ma chère ?
Baissant les yeux, Naïma se glissa dans les bras de l'ashragor.
Une fois qu'ils se furent éloignés un peu, il lui
expliqua :
- Naïma, la seule condition pour vous amener à ce
bal était que vous vous teniez tranquille. A peine ai-je
le dos tourné et vous vous jetez dans les bras d'un ami.
Pour la dernière fois donc, obéissez-moi. Amusez-vous,
mais avec des étrangers de préférence...
- Sandro est plutôt têtu. J'ai bien peur qu'il n'en
reste pas là... rétorqua-t-elle d'une voix moqueuse.
Elle savait pertinemment qu'elle l'agaçait mais n'ignorait
pas qu'il ne tenterait rien contre elle en public. Il accentua
la pression sur sa taille :
- Ma chère, ceci est votre problème, mais je ne
voudrai pas gâter cette belle soirée en passant mon
épée au travers d'un venn'dys. Suis-je assez clair
?
- Parfaitement limpide, très cher.
- Bien, dans ce cas, veuillez m'excuser.
Après un bref salut, le comte se mêla à la
foule d'invités et disparut. Pendant ce temps, Sandro s'était
dirigé vers le capitaine des mousquetaires chargés
de la sécurité de la fête. " Mon ami,
j'ai besoin de quelques-uns de tes hommes. Une dame est en danger,
je le crains, et je voudrais la soustraire à ses mauvaises
influences...
- Crénom, l'ami, tu n'as pas besoin de m'en dire plus !
Prends six hommes avec toi et cours sauver ta belle.
- Merci. Je te revaudrai ça !
Accompagné des mousquetaires, Sandro se mit à la
recherche de Naïma. Il la trouva sur une terrasse donnant
sur les jardins. Il s'approcha de la felsin
- Un homme avec moi. Les autres vous couvrirez notre retraite...
- Naïma, maintenant tu viens avec moi ! Je te ramène
à l'hacienda.
- Va-t'en Sandro, je ne veux plus te voir ! lui lança-t-elle
d'un ton coupant.
Avec un soupir, le venn'dys s'approcha d'elle et fit un signe
discret à son acolyte qui la contourna. Brusquement, Sandro
se jeta sur elle pour la maîtriser mais Naïma avait
prévu son mouvement et se jeta de côté. Le
mousquetaire en profita et lui assena un grand coup avec la garde
de son épée, ponctuant son geste d'un " toutes
mes excuses, ma p'tite dame ! " tonitruant. Elle s'effondra
mollement au sol et Sandro, la prenant dans ses bras, commença
à courir, rejoint bientôt par le reste de la compagnie.
" Vite à l'hacienda de don Diego ! ". Ils lancèrent
leurs montures au galop dans les rues sombres de Port Mac-Kaer.
Soudain, six ombres noires se matérialisèrent devant
les cavaliers. " Par la barbe du Doge ! Des créatures
démoniaques ! Sandro, fuis, nous les retenons ! Mousquetaires
à vos crache-feu ! En position... Feu ! ". Une salve
partit, faisant un bruit de tonnerre. Assurant son précieux
fardeau, Sandro piqua des éperons et disparut. Un combat
furieux s'engagea entres les ombres et les mousquetaires.
*
Ilian vint accueillir Sandro et Naïma, qui revenait lentement
à elle. Elle fusilla du regard le venn'dys, salua brièvement
son ami kheyza et monta à sa chambre ou elle commença
à faire ses bagages. Elle avait pris sa décision,
même si il lui en coûtait. Elle ne pouvait risquer
plus longtemps d'exposer ses amis au chantage du comte Vladimir.
Sandro fit irruption dans la pièce :
- Naïma, je t'en conjure, ne pars pas.
- Il le faut, Sandro. Qui sait ce qu'il serait capable de vous
faire si je ne lui obéissais pas... De toute façon
il est déjà trop tard... Je ne prends que ceci,
brûlez le reste ou donnez-le aux pauvres de Port Mac-Kaer.
Voici mon guilder, je démissionne de la guilde. Adieu mes
amis et que la Dame d'Antan vous protège. Sandro, je suis
désolée, mais...
Il tenta de la retenir avec toute l'énergie du désespoir.
" Mais enfin, Naïma, pourquoi ? " Elle se dégagea
d'un revers d'épaule : " tu ne pourrais pas comprendre,
même si je te l'expliquai. Prends bien soin de toi, Sandro
et ne m'oublie pas trop vite... " Son sac à la main,
Naïma sortit et traversa la cour où se rangeait un
carrosse noir. Sandro la rattrapa et fusilla du regard l'ashragor
qui venait de d'apparaître à la fenêtre du
sombre équipage. " Monsieur, par deux fois ce soir,
votre conduite s'est montrée indigne de celle d'un gentilhomme.
C'est pourquoi, pour mon honneur et celui de cette dame, vous
m'en rendrez raison sur l'heure ! " Vladimir fit un geste
en direction de Naïma : " Allez dans le carrosse très
chère, je vous y rejoins dans un instant. Quant à
vous, messire, il en sera fait selon votre bon plaisir ".
L'ashragor tira lentement sa rapière du fourreau et se
mit en garde. Les deux adversaires se jaugèrent un bref
instant puis Sandro se fendit. Son opposant para aisément
et riposta, passant la garde du venn'dys et laissant une marque
ensanglantée sur la poitrine de celui-ci qui grimaça
de douleur. Quelques passes d'escrime suivirent au cours desquelles
Sandro réussit à blesser légèrement
Vladimir qui restait sur la défensive. Soudain ce dernier
passa un coup terrible que le venn'dys para vainement. La rapière
du comte, brillant d'une lueur verdâtre, dessina une entaille
profonde sur la poitrine de Sandro. La bouche pleine de sang,
celui-ci réussit à articuler : " Une... une
botte ?
- Pauvre imbécile, non pas une botte, mais la magie du
Loom noir. Adieu, venn'dys ! ".
Essuyant sa lame sur la chemise de Sandro, Vladimir rengaina.
Sur la palissade, il vit alors une jeune femme qui le tenait en
joue avec un superbe arc à poulie. Un sourire se dessina
sur ses lèvres et il inspira profondément. La flèche
traversa son corps devenu immatériel et vint se ficher
dans la portière du carrosse. Le regard brûlant de
haine, Ilian le vit s'éloigner, emportant avec lui son
amie et ses bonnes résolutions. Revenue à sa chambre,
elle sortie d'une malle une splendide armure rouge : la Sanglante
était de nouveau sur le pied de guerre.
*
Tout en se préparant pour la nuit, Maria-Rosa repensait
à l'entrevue qu'elle avait eue avec Vladimir lors de la
fête ; Cela faisait maintenant une dizaine d'années
que son cousin, Michaele Giovanni, lui avait présenté
le comte. Il avait secrètement pris en main son éducation
et sa formation aux Arts Etranges démoniaques, exploitant
le sang Ashragor qui coulait dans ses veines. Elle était
en effet, une bâtarde venn'dys-ashragor bien que parfaitement
intégrée dans la République. Durant ses longues
années d'études, une relation forte s'était
installée entre eux et rien - pas même son riche
mariage avec don Lorenzo Della Lorca - n'était venu entraver
cela. Son union était la conclusion d'une affaire commerciale
et comme beaucoup de mariage dans sa maison n'avait été
motivé par une quelconque histoire d'amour. Pourtant il
n'avait suffit que de quelques mois de vie commune pour que son
mari s'éprenne follement d'elle. Si cela n'avait tenue
qu'à elle, elle se serait vite débarrassée
de Lorenzo par le biais d'un accident ou d'une maladie, si fréquents
dans la société venn'dys. Mais Vladimir lui avait
demandé de le garder en vie, car un armateur pourrait être
utile pour le " Projet ". Elle tomba enceinte rapidement
et vécut cela comme un long supplice. Un adorable petit
garçon vit le jour pour la joie de Lorenzo. Un soir, pourtant,
elle ne put réfréner les pulsions dues à
sa nature démoniaque et tua l'enfant en absorbant son étincelle.
Fou de douleur, le seigneur Della Lorca comprit qu'elle était
folle à lier. Homme honorable, peu désireux qu'un
scandale éclate, il continua à lui assurer un train
de vie luxueux mais ne l'approcha plus jamais en privé.
Ils continuaient à sauvegarder les apparences en public,
mais leur couple était brisé à jamais. Lorsqu'elle
sut qu'elle irait sur le Continent avec son époux, celui-ci
voulant garder un il sur elle, elle eût l'idée
du Jeu. Les autres Natifs l'avaient toujours fascinée et
plus particulièrement les Felsins. Leur immunité
à la magie noire en faisait des adversaires dangereux mais
leur sens de l'honneur et leur tempérament combatif les
rendaient extrêmement vulnérables à la manipulation.
Se délecter des souffrances et des tourments d'un felsin
pris au piège devait être un plaisir rare et subtil.
Elle exposa donc son idée à Vladimir : capturer
un felsin, le soumettre aux pires tortures mentales et physiques
afin d'observer ses réactions et son désespoir.
" Cette Naïma est une prise de choix. Pour l'heure,
elle se comporte exactement comme nous l'avions prévu.
De plus, cet accord insensé qui la lie à Vladimir,
pourrait faire d'elle un serviteur utile et efficace que mon cher
cousin ne manquerait pas d'apprécier à sa juste
valeur. Il faudra que je demande à mon beau comte de ne
pas la tuer trop vite... ". Elle s'étira langoureusement,
examinant d'un regard critique son reflet dans le miroir. S'estimant
satisfaite, elle se coucha le sourire aux lèvres.
CONTRE ATTAQUE
" Mon estimable allié aurait-il la générosité
de m'expliquer le jeu auquel il se livre en ce moment ? "
La colère du mystérieux maître Jaune de l'Alliance
Impie emplissait la pièce obscure d'échos redoutables.
" A l'heure où notre projet requiert la plus grande
attention, tu folâtres avec cette catin felsin ! Qu'as t-elle
de si important pour que tu te détournes de notre grand
projet !? ". Le maître noir, d'un calme impassible,
se contenta de lever ses yeux d'ébène vers son interlocuteur
et d'une voix légèrement ironique rétorqua
: " Allons maître Jaune
La partie actuelle du
plan est entre les mains des tiens. L'Enfant, conclusion de tous
nos efforts, se trouve chez les Rois Sorciers et ceci en raison
de l'incapacité de l'un de tes pions. Je trompe mon ennui
en transformant cette Felsin et son amant en jouets, qui pourraient
bien devenir des atouts cachés par la suite. " Le
maître Jaune se leva d'un coup de son fauteuil, comme si
l'énergie de la fureur l'avait brutalement électrisé.
" Je ne peux y croire ! Tes moyens loomiques ne seraient-ils
pas mieux employés à autre chose ? " La silhouette
obscure au visage pâle du maître noir se redressa
de toute sa taille. Elle ressemblait à une évanescence
de ténèbres et d'ombres vivantes. D'un timbre glacial,
le sombre seigneur déclara : " Tes larbins ont échoués.
Cette tâche me semble donc te revenir. Mais notre cause
vaut bien que je m'investisses quelque peu la-dedans
Le
jeu touche à sa fin de toute manière
"
*
A l'hacienda, c'était l'heure de prendre une décision.
Assis autour d'une table se trouvaient Ilian, Sandro et un felsin
au visage horriblement marqué par un coup de griffes :
" Voilà, tu sais tout, Tufir. D'après ce que
m'a rapporté Ilian, le carrosse a disparu à proximité
d'un marais. " L'interpellé hocha la tête en
guise de réponse et se concentra sur les éléments
dont il disposait. Son regard était plein de sagesse mais
au fond de ses yeux brûlait le feu de ceux qui ont vu la
mort et en sont revenus. " Il va falloir agir vite "
annonça Ilian l'air sombre. " Je ne pense pas que
le comte Vladimir la garde encore en vie bien longtemps... "
Ses yeux se perdirent dans le vague et elle repensa à ces
jours maudits où elle aussi avait été assujettie
à la volonté d'un Ashragor - car Giovanni n'avait
plus rien d'un venn'dys - et la douleur, le tourment, le... Elle
secoua la tête : " Equipons- nous et allons la chercher.
" Les deux hommes opinèrent de façon affirmative...
*
Quelques heures plus tard, ils étaient enfin prêts,
les chevaux harnachés et sellés. Ils cheminèrent
une demi- journée, pénétrant dans un bois
touffu et verdoyant. Parvenus à son orée, le paysage
changea brusquement. Devant eux, s'étendaient d'épaisses
brumes masquant l'horizon mais l'humidité ambiante et l'odeur
fétide de l'eau stagnante leur indiqua qu'ils se trouvaient
à proximité d'un marais. Les chevaux piétinaient,
nerveux, et Ilian les attacha à un arbre. Tufir se concentra
un moment devant les brumes : " Une barrière loomique
; soyons prudents. " Ils s'engagèrent dans le marécage,
ne distinguant rien à plus d'un mètre devant eux.
Très vite, ils se retrouvèrent à leur point
de départ. " Il faut recommencer, murmura Tufir, et
essayer de résister aux effets de cette brume ". Il
se concentra, tentant de fermer son esprit à toute emprise
et s'enfonça de nouveau dans les vapeurs. Ils progressèrent
ainsi pendant deux heures, Ilian montrant à ses compagnons
comment éviter les pièges du sol instable. Tout
à coup, des jappements et des grognements plaintifs se
firent entendre. " Des loups ! ", cria Ilian en guise
d'avertissement. Comme elle l'avait prévue, des dizaines
de bêtes surgirent de toutes parts. A moitié décomposées,
les yeux rouges, elles n'avaient plus grand chose à voir
avec leur race d'origine. Aussitôt en vue, elles s'élancèrent
pour les attaquer. Dans un parfait ensemble, Sandro et Tufir dégainèrent
leurs épées alors qu'Ilian se préparait à
tirer une flèche. La kheyza resta prudemment entre ses
compagnons. Elle dispensait ses mortels traits d'écarlate
à tous les animaux morts-vivants, tentant de prendre ses
amis à revers. Le venn'dys s'élança vaillament
et engagea l'une des créatures, tandis que le felsin, son
takshir à la main, restait immobile quelques instants.
Son étincelle loomique focalisée en puissance combative,
il bondit à son tour et hacha deux adversaires en une succession
de coups rapides. Aux yeux de ses compagnons, les gestes fluides
du sorcier de Sasheï donnaient l'impression d'apparaître
et disparaître par intermittence. Sandro constata que là
où son ami n'avait donné qu'un seul coup, deux entailles
profondes déchiraient maintenant le flanc d'une des abominations.
" C'est donc cela le sheï ! " songea le duelliste
en transperçant l'il vitreux d'un de ses adversaires
: ainsi nommait-on l'énergie mystique permettant aux felsins
d'accentuer leurs capacités, bien au-delà des limites
humaines. Le combat bien que difficile tourna en faveur des guildiens.
Quelques membres de l'horrible meute réussirent à
fuir, leur permettant de reprendre leur progression.
*
Naïma s'éveilla en hurlant, les tempes battantes
et la gorge en feu. Elle vit pour la première fois la chambre
éclairée par la lumière du jour. Les hallucinations
étant devenues son lot quotidien, elle avait complètement
perdue la notion du temps. Assis en face d'elle, Vladimir semblait
perdu dans ses pensées. L'apercevant, il lui fit un petit
sourire et lui tendit son takshir. " Je pense que nous allons
recevoir de la visite, plus précisément la visite
de vos amis. J'adore accorder l'hospitalité mais je déteste
les surprises. Aussi comprendrez vous aisément que je ne
sois pas là pour les accueillir. Je vous laisse à
leurs bons soins Naïma et vous dis à bientôt.
N'en doutez pas, je saurai vous rappeler bien assez vite l'accord
que nous avons passé... " Après un dernier
regard, il quitta la pièce.
*
Il semblait que cela faisait une éternité qu'ils
déambulaient dans ce marais mais, à leur grand soulagement,
dans les brumes se dessina bientôt les contours d'une imposante
bâtisse de pierre. " Je crois que nous sommes arrivés
à destination mes amis ", dit Sandro, en affermissant
la main sur la garde de sa rapière. " En avant ! ".
Ils s'approchèrent silencieusement du manoir, vestige d'une
splendeur passée et aujourd'hui masse grise et lugubre
laissée à l'abandon. Tufir ouvrit la grande porte
et s'immobilisa, surpris. Echevelée, le regard fou, Naïma
était adossée contre un mur du hall d'entrée,
tenant son takshir à la main. La mine défaite, titubant
de fatigue et de privations, elle avait subie une effroyable métamorphose.
Tufir, suivi de Sandro et d'Ilian, s'avança lentement :
- Ne bougez plus ! Allez vous- en ! Quittez cet endroit maudit
!
- Laisse-nous entrer, Naïma, répondit calmement Tufir.
Nous venons te chercher pour te ramener à Port Mac-Kaer.
Tu n'as plus rien à craindre désormais...
Elle éclata d'un rire rauque :
- Pauvres imbéciles, je ne peux pas venir avec vous. Et
si vous voulez passer, il faudra me combattre. Moi debout, jamais
vous n'entrerez !
- Soit, puisque tu le désires...
Tufir se mit en position martiale et Naïma s'approcha de
lui, takshir en avant. Plus rapide, son sabre siffla mais ne rencontra
que le vide. Tufir, prêt à esquiver le coup, avait
reculé. La vision de la jeune femme se brouilla et elle
baissa son arme alors que Tufir, ajustant son arbalète
de poing lui décochait son dard enduit d'un puissant somnifère.
Avant de s'écrouler, le visage de la felsin s'éclaira
d'un sourire et ses lèvres formèrent le mot felsin
" merci ". Immédiatement, Ilian et Sandro se
précipitèrent pour la secourir. Evaluant rapidement
son état, la kheyza conclut : " Elle est brûlante.
Sa vie ne tient qu'à un fil. Hâtons-nous de rentrer
à Port Mac-Kaer ". Sandro sentit quelque chose vibrer
contre sa poitrine et il sortit de sa poche le guilder de sa compagne
qui, tout en bourdonnant, émettait une douce chaleur. Il
le retourna et chercha l'explication de cet étrange phénomène
sur le revers. Deux yeux aveugles étaient gravés
laissant s'enrouler en leur centre une étrange spirale
qui s'élevait vers le haut. Il lui glissa précautionneusement
autour du cou. Ils fouillèrent rapidement la demeure, épurant
la zone des non- morts. Lorsqu'ils quittèrent le manoir,
ils n'avaient trouvé le comte Vladimir nulle part...
*
Journal de bord de Déolius Argiannelli,
13e jour de la seconde ardence 211 AA.
Avons déposés notre cargaison à Ehmon
hier. Les agents locaux de D'orell de Jéophar m'avaient
l'air agités et pressés de récupérer
ce précieux matériel. En discutant quelques peu
avec eux, j'ais saisi qu'il y avait probablement une question
d'observation discrète et aérienne à effectuer
dans les Baronnies. Ils ne m'en ont pas dit plus cependant, mais
mes soupçons se confirment. Nous avons embarqués
à notre bord l'un de ces hommes. Il semblerait qu'il est
un rapport préliminaire à remettre à notre
ambassadeur sur les activités de nos ressortissants dans
l'écrin.
Lorsque Naïma s'éveilla, elle reconnut l'ameublement
et le décor de sa chambre à l'hacienda. L'odeur
de la lavande embaumant ses draps lui procura un sentiment d'aise
et de réconfort. Sandro se trouvait à son chevet,
guettant avidement ses réactions. Elle lui adressa un pâle
sourire. " Naïma ! Tu es enfin réveillée.
Voici plus d'une semaine que tu n'as pas repris conscience. Comment
te sens-tu ? " Il lui prit la main avec précaution,
comme s'il avait peur de la briser. " Je n'ai pas très
envie d'en parler... " Un long frisson secoua le corps affaibli
de la jeune femme. Elle jeta un coup d'il dans la pièce,
semblant chercher quelque chose. Puis elle s'agita, nerveuse :
- Sandro, rends-moi un service, veux-tu ? Va en ville et ramènes-moi
des chandelles, autant que tu pourras en porter. Il fait si sombre
ici ! Il y a des ombres, beaucoup trop d'ombres...
- Mais enfin, Naïma...
- S'il te plaît Sandro, les ombres pourraient revenir et
il faut les en empêcher !
Devant le ton hystérique de sa compagne, le jeune venn'dys
ne préféra pas trop insister. Il rejoignit Ilian
qui l'attendait dans le couloir :
- Comment est-elle ?
- Encore bouleversée. Mais elle s'en sortira, j'en suis
sûr. Elle est plus forte qu'elle ne paraît. Pour l'heure,
excusez-moi Ilian, mais je dois aller acheter des chandelles !
A son tour, la kheyza entra dans la chambre. Naïma avait
les traits tirés, elle avait perdu beaucoup de poids. Mais
la fièvre ayant cessée, sa vie n'était plus
en danger. Elle s'assit au bord du lit mais aussitôt la
felsin se recroquevilla à l'opposé, évitant
le contact. " Naïma ma chérie, il faut que tu
saches que nous sommes tous là avec toi et que personne
autant que moi ne peut comprendre ce que tu ressens. Si tu veux
en parler, je suis prête à t'écouter. Sinon
je te soutiendrai quoi qu'il arrive. " La felsin détourna
les yeux, fixant obstinément le mur :
- Vous auriez mieux fait de m'abandonner là bas. En me
laissant vivre, vous me faites connaître le déshonneur.
- Non il n'y a rien de déshonorant ! Tu es tombée
entre les griffes d'un ashragor et tu t'en es sortie.
Des larmes coulèrent sur les joues de la malade. "
Je suis devenue sa chose et je ne peux rien contre cela. Lorsqu'il
m'appellera, je lui obéirai de nouveau. Il n'est pas mort
n'est-ce pas ? " Ilian soupira : " Non, il n'est pas
mort. Plus exactement, nous ne l'avons pas trouvé. Mais
s'il faut nous le combattrons à ta place la prochaine fois.
S'il y en a une ! " La voix dure, Naïma répondit
:
- Il n'y aura pas de prochaine fois... Où est mon takshir
?
- Tu le trouveras avec le reste de tes affaires...
- Laisse-moi maintenant s'il te plaît. J'ai envie de me
reposer... Ilian ?
- Oui Naïma ?
- Je t'aime.
Pour toute réponse, la kheyza envoya un baiser du bout
de ses doigts et referma doucement la porte. Une fois dans le
couloir, elle laissa libre cour à ses émotions.
Tant de souvenirs refluaient en elle ; son enfant, son amant,
le sourire de squale de Giovanni, les ténèbres,
le sang... Elle prit une profonde inspiration et s'apprêtait
à quitter les lieux lorsqu'un cri étouffé
brisa le silence. Elle s'élança vers la chambre
de Naïma pour trouver celle-ci évanouie, son takshir
profondément enfoncé dans le ventre. Elle appela
à l'aide une des jeunes filles qui vivait à l'hacienda
et lui enjoignit d'aller chercher d'urgence un médecin.
La voix de la kheyza était emplie de colère autant
que d'angoisse. Elle se pencha sur le corps de la felsin afin
d'endiguer le flot de sang en attendant l'arrivée du soigneur
: les yeux d'Ilian prirent une teinte mauve et l'énergie
du loom se libéra. Un cri étranglé se fit
entendre sur le pas de la porte. Cloué de surprise et d'horreur,
Sandro contemplait la scène, ayant laissé s'échapper
des dizaines de chandelles à ses pieds...
*
Naïma reprit de nouveau conscience. Une douleur terrible
lui tenaillait le bas-ventre. A son chevet, se tenait Ilian le
visage fermé :
- Ilian... Je sais ce que tu vas dire... Vas-y...
- Je ne te dirai rien, Naïma. Ce n'est pas à moi de
juger ton acte et encore moins de le réprouver. Mais il
faut que tu te ressaisisses. Si tu ne le fais pas pour toi, fais
le pour moi ou pour Sandro qui gît dans la pièce
à côté, la main à moitié arrachée.
- Sandro ? Mais... Comment ? balbutia-t-elle.
- Il a tenté de se tuer lui aussi. Par chance, son crache-feu
a mal fonctionné et lui a explosé dans la main.
Mais pour l'heure, prends du repos. Nous discuterons plus tard...
Quelques jours plus tard, la main bandée et encore un
peu pâle, Sandro vint rendre visite à Naïma.
Elle s'apitoya :
- Mon pauvre Sandro... Mais qu'as-tu fais ?
- Bah... Une petite maladresse ; je nettoyais mon arme et ce foutu
crache-feu m'a pété dans les doigts ! Maldita !
On ne peut plus faire confiance à la technologie venn'dys
!
Il tira une chaise à lui.
- Que veux-tu faire aujourd'hui ?
- Me reposer encore. Mais tu peux rester auprès de moi
si tu le désires. Où est Ilian ?
- Quelque part dans la maison. Par la malpeste, quelle femme !
J'ai cru qu'elle allait m'achever sur place après mon...
Hum... Accident. Je n'aimerai pas être son ennemi. Fichu
caractère !
" C'est de moi dont vous parlez ainsi, Alessandro ? "
interrogea du pas de la porte la jeune kheyza. " Ah... Heu...
Bonjour Ilian ! Belle matinée, n'est ce pas ? Le soleil
lui-même... " Il rougit, pris en flagrant délit.
" Gardez vos flatteries venn'dys pour vous mon ami. Je vous
apporte de quoi manger. " Il éclata de rire : "
Mais c'est qu'en plus, elle fait la cuisine ! " Une fois
restaurés et de nouveau seuls, le jeune duelliste commença
à faire les cent pas dans la chambre, admirant de nombreuses
tenues de son amie, prenant un objet et le remettant en place,
le tout en poussant des soupirs à fendre l'âme :
" Tu ne voudrais pas me dire quelque chose par hasard ? "
l'interpella la felsin sur un ton amusé. " Et bien,
tu sais, ce n'est pas facile a expliquer. Tu te souviens, un soir
dans les Baronnies, j'ai voulu te dire que... Heu... Naïma,
je crois bien que... " Elle secoua doucement la tête
:
- Ne te fatigue pas, Sandro. Nul besoin de mots. Il y a longtemps
que je le sais...
- Ah... Heu... Ah bon. Mais, et toi ? Tu... Enfin...
- Imbécile ! Et tu ne t'es douté de rien ? Tu crois
que je suis partie dans les Baronnies pour faire une promenade
de santé ? Moi aussi je t'aime Sandro, même si j'ai
mis beaucoup de temps pour l'admettre.
Il se fixèrent longuement, les yeux brillant d'émotion
et de passion trop longtemps retenue. Ce fut Sandro qui brisa
le silence :
- Il faut néanmoins que je t'avoue quelque chose. Cette
Maria-Rosa Della Lorca... Je suis tombé dans ses filets
et...
- Sandro, depuis mon enfance, je suis habituée à
partager mes compagnons. Mon père avait trois femmes ;
dans le harem, nous étions des dizaines à partager
la couche du Maître. Tu connaîtras bien d'autres femmes,
comme j'aurai bien d'autres amants. Je suis même prête
à te partager avec une ou plusieurs femmes que tu aimeras.
Je ne te demande qu'une chose : ne renie jamais la place que tu
m'as faite dans ton cur, car alors tu m'insulterais. Et
on n'insulte pas une femme felsin...
Il se frotta le menton :
- Je crois que j'ai compris ceci. Ma mâchoire s'en souvient
encore ! Pour en revenir à cette Maria-Rosa, il y a quelque
chose qui m'intrigue en elle. Vois-tu, c'est comme si elle m'avait
ensorcelé. De plus lorsque je l'ai aidé à
organiser sa réception, le comte Vladimir figurait en tête
de la liste des invités. Elle m'a affirmé ne pas
le connaître mais l'homme n'étant pas une personnalité
de la ville, je ne vois pas qui aurait pu le recommander.
- Plutôt étrange en effet. Elle devait donc le connaître
avant d'organiser cette réception.
Telle une chatte, la felsin s'étira longuement :
- Sandro, je pense à quelque chose...
- Dis toujours, mais cesse de me mettre sous le nez certaines
parties charnues de ton anatomie, sinon je ne répond de
rien.
Elle afficha une mine faussement outrée : " Cesse
de me regarder avec cet il lubrique et concentre-toi un
peu. Je suis restée sur une mauvaise impression avec cette
dame venn'dys, aussi pourrions-nous peut être renouveler
l'expérience d'un souper à trois, au cours duquel
ta charmante maîtresse pourrait répondre à
quelques-unes de nos questions... Qu'en penses-tu ? " Il
s'apprêtait à répondre mais s'insurgea devant
l'attitude provocante de sa compagne : " Naïma, je t'en
prie, couvres-toi par la malpeste ! Tu m'empêches de réfléchir.
" Avec une moue amusée, la felsin passa un kimono
de soie. Son corps était encore affaibli et marqué
par les événements des derniers jours. Sandro n'avait
plus devant lui une femme épanouie mais plutôt une
jeune fille fragile au visage mangé par ses grands cheveux
noirs. Malgré tout, même comme cela, la seule vue
de ses jambes réussissait à faire battre son cur
plus vite...
- Tu m'écoutes Sandro ?
- Quoi ? Oui, répondit le duelliste avec un air distrait.
- Arrange-toi pour que cette femme nous invite à dîner.
Le reste, j'en fais mon affaire. J'ai une petite revanche à
prendre...
- Le problème, c'est cet étrange pouvoir d'attraction
qu'elle a sur moi. C'en est presque... Bestial.
- Je te surveillerai Sandro. Ne t'inquiètes pas.
Elle s'allongea de nouveau :
- Bien, nous réglerons cela demain. Pour l'heure, j'ai
besoin de me reposer ! Aussi auras-tu l'obligeante amabilité
de me laisser seule...
- Voyons Naïma, ma chérie ! Tu plaisantes, tu avais
évoqué tantôt la possibilité de...
- Mon cher, il faut croire que j'ai changé d'avis...
Son ton se fit plus grave soudain : " Je ne me sens pas
encore prête... ". Ilian avait toute son attention
occupé à maintenir le plateau chargé de victuailles
qu'elle portait à Naïma lorsqu'elle fut violemment
bousculée par un Sandro gesticulant. Sur le pas de sa chambre,
la felsin fit suivre chapeau, gants et objets divers appartenant
à son amant. Elle fit un clin d'il à son amie
avant de claquer la porte de ses appartements.
*
Encore une fois, Sandro admira l'élégance de sa
compagne. Sa tenue était pourtant très simple, trop
simple sans doute pour un repas chez une dame venn'dys. Pourtant
Naïma réussissait à donner une touche personnelle
et très féminine à ce kimono de soie jade.
Il n'aurait su dire si cela était le fait de la large ceinture,
des bijoux wish ou du maquillage derrière lequel la felsin
avait dissimulé sa petite mine et ses cernes. " Tout
à la fois sans doute. De toute façon et je ne sais
par quel artifice, elle serait séduisante même dans
un sac de jute. ", songea-t-il. De son côté
mais de façon plus discrète, Naïma jaugeait
son partenaire. Elle ne s'habituait pas aux costumes venn'dys
qui à son goût laissait trop peu de liberté
de mouvement mais elle devait reconnaître que Sandro le
portait comme une seconde peau. Elle s'apprêtait à
faire une plaisanterie sur le parfum dont il s'était mis
à profusion mais voyant qu'il était nerveux, elle
s'abstint sagement. Elle l'attira doucement à elle, plongea
ses grands yeux noirs dans les siens, effleura légèrement
ses lèvres, ponctuant son geste d'un doux sourire. Elle
le sentit se détendre légèrement devant le
premier geste d'affection qu'elle lui témoignait depuis
son retour à l'hacienda. Ils marchèrent jusqu'à
l'hôtel Della Lorca où ils furent accueillis par
un laquais en livrée. On les fit patienter pendant quelques
minutes et enfin leur hôtesse fit son entrée. Elle
était resplendissante dans une robe de brocard noir qui
faisait ressortir sa carnation pâle. Sa chevelure était
ramassée en une multitude de grosses boucles légèrement
poudrées et l'une d'entre elle s'étirait le long
de sa nuque maintenue par un fin ruban noir comme le voulait la
dernière mode de Brizzio. Elle gratifia ses invités
de son plus beau sourire et de sa plus gracieuse révérence.
Une lueur glacée traversa son regard lorsqu'il croisa celui
de la felsin et sa main se crispa légèrement. Naïma
se leva et esquissa le salut de son peuple avec un soin particulier.
Elle l'apostropha en patois guildien :
- Madame, avant toute chose, je viens quémander votre pardon
pour ma honteuse conduite lors de votre première invitation.
Vous m'avez honorée de votre hospitalité et je l'ai
stupidement bafouée.
- Très chère, j'accepte vos excuses et vous pardonne
bien volontiers, balbutia Maria-Rosa approximativement dans le
même langage.
- C'est le cur plein de joie et d'allégresse que
je m'incline devant vous. Votre sagesse vous honore et me rend
encore plus honteuse. Je vous remercie, madame Della Lorca-sila,
continua Naïma mielleuse.
Sandro faillit éclater de rire. Il avait percé
à jour le manège de Naïma et avait compris
qu'elle se moquait de la venn'dys en multipliant courbettes et
compliments de mauvaise qualité. Maria-Rosa semblait n'avoir
rien remarqué, mais sa mauvaise compréhension du
patois guildien pouvait en être la cause. Elle se tourna
vers Sandro et son visage se fendit d'un chaleureux sourire :
- Alessandro, très cher, j'étais morte d'inquiétude
! Où étiez-vous passé ? Je suis restée
sans nouvelle de vous pendant de longs jours, s'exclama-t-elle
dans la langue natale des venn'dys.
- Madame, veuillez accepter mes plus humbles excuses mais j'ai
eu quelques affaires à régler qui m'ont pris la
majeure partie de mon temps, répondit le duelliste dans
le même dialecte...
- Sandro ! Mais vous êtes blessé !
- Effectivement. Un faux mouvement en rechargeant mon crache-feu.
Heureusement, le coup n'a atteint que ma main. Mais madame, nous
devrions poursuivre notre conversation en guildien car je vois
là une jeune personne qui ne comprend goutte à ce
que nous racontons.
- Oh, Alessandro ! Je vous en prie, je parle fort mal cet argot
vulgaire et de plus je le trouve déplaisant et sans consistance,
rétorqua-t-elle avec une moue.
Elle était charmante et avait l'air si déçue.
Un instant, Sandro fut tenté d'accepter, d'autant qu'il
avait à l'égard du patois des guildes une opinion
semblable, mais croisant le regard de Naïma, il se reprit
:
- Madame, permettez-moi d'insister... Nous serons, Naïma
et moi, très indulgents à votre égard...
- Puisque cela vous semblez y tenir soit, répliqua-t-elle
à contrecur.
Elle poursuivit donc en guildien :
- Passons à table voulez-vous ? Alessandro, votre bras
s'il vous plaît.
- Mais avec le plus grand plaisir !
Ils commencèrent à manger, devisant gaiement. Soudain
Naïma s'enquit d'un air innocent : " Comment va notre
cher comte, madame ? A-t-il trouvé le bal à son
goût ? " Maria-Rosa eût un instant d'hésitation
: " Excusez-moi Naïma ? Mais quel comte ? " La
felsin lui sourit, comme si cela était une évidence
: " Vladimir bien sûr ! Vous pensiez à quelqu'un
d'autre peut être ? " La dame ne parut pas autrement
affectée et rétorqua avec légèreté
: " Et bien pour être franche, je ne l'ai pas revu
depuis la réception. Il faut dire qu'il n'est qu'une relation
et que je ne le fréquente pas assidûment. Il ne tardera
pas, j'espère, à m'adresser ses salutations... ".
Naïma devait bien se rendre à la raison. Son interlocutrice
était très habile à masquer ses émotions.
Elle fut tentée un instant de penser que la dame Della
Lorca ne jouait pas la comédie. Cependant une intuition
lui soufflait de ne pas se laisser prendre au jeu subtil qu'avait
engagé sa rivale. Elle se décida pour une autre
tactique et son ton se fit plus dur : " Comment l'avez-vous
rencontré, Maria ? Je m'étonne qu'une dame de votre
éducation ait d'aussi... Sombres fréquentations
! " La venn'dys riposta aussitôt et outrée lança
: " S'agit-il d'un interrogatoire, Naïma ? De quel crime
suis-je accusée ? Alessandro, je t'en prie ! Vas-tu la
laisser me tourmenter ainsi sans rien faire ? " Elle tourna
un visage implorant dans la direction du jeune homme. Croisant
les yeux verts, Sandro sentit le désir l'envahir. Il voulait
la posséder à l'instant au mépris de la présence
de Naïma et des règles de bienséance. Il se
leva rageusement et sortit de la pièce, laissant les deux
femmes bouche bée. Seul, il se concentra et son guilder
se mit à scintiller tandis que l'étrange énergie
élémentaire du loom jaune se déversait lentement
en lui. N'ayant plus d'autre rempart que la sorcellerie contre
ses instincts primaires, il prononça les paroles d'un sortilège
qui inspirait la haine et focalisa ces ondes de rage sur lui-même.
Il espérait ainsi qu'il détesterait suffisamment
Maria-Rosa pour résister à la tentation animale
qu'elle provoquait. Au prix d'un effort énorme, il sentit
une rage intense faire bouillonner le sang dans ses veines. Prenant
une inspiration profonde, il rejoignit ses compagnes de table.
Celles-ci s'affrontaient du regard mais tout à coup celui
de la venn'dys se voilà légèrement et glissa
vers le duelliste. Il contempla de nouveau ces deux immensités
vertes et il sut immédiatement que ses efforts de résistance
avaient été vains. L'instinct le jeta vers la dame.
Il entendit vaguement Naïma crier son prénom mais
tout cela n'avait désormais plus d'importance : seul comptait
ces lèvres offertes, cette gorge pâle, cette taille
fine...
La douleur le prit complètement au dépourvu et
le ramena brutalement à la réalité. Un étau
enserrait sa gorge. Il se sentit brusquement soulevé de
terre. Reprenant ses esprits, il réalisa effaré
que la poigne d'acier qui l'étouffait était celle
de Maria-Rosa. Celle-ci se leva et se tourna vers Naïma,
affublée d'un large sourire. D'abord surprise la felsin
s'apprêtait à réagir lorsqu'elle s'arrêta
interdite. La bouche de la venn'dys se fendit jusqu'à couper
son visage sur toute la longueur. Ses dents et ses ongles s'allongèrent
jusqu'à atteindre des longueurs impressionnantes tandis
que sa ligne se faisait plus massive et plus musculeuse. De Maria-Rosa,
il ne restait plus que ses grands yeux verts animés à
présent d'une lueur malfaisante. Naïma n'hésita
pas longtemps. Il fallait agir vite pour donner à Sandro
l'opportunité de se dégager de l'étreinte
douloureuse et mortelle. Elle ralentit sa respiration et fit le
vide en elle, laissant une force nouvelle courir dans ses veines.
Son regard devint lointain et sembla fixer un point invisible
bien au-delà de la pièce. Elle s'abaissa légèrement
pour prendre appui et tout à coup, son pied esquissa un
demi-cercle à une vitesse effrayante pour venir percuter
le torse de la créature. Celle-ci vacilla alors qu'un craquement
sinistre se faisait entendre. Des lueurs rouges dansant devant
les yeux, Sandro, le souffle rauque réussit à dégager
son épée et donna un coup en aveugle. Il sentit
sa rapière rebondir et l'odeur cuivrée du sang lui
indiqua qu'il avait atteint sa cible. Cependant, sans plus se
soucier de lui et maintenant sa prise fermement, Maria-Rosa balaya
une première fois l'air de ses griffes ; la felsin esquiva
habilement la première attaque, mais la créature
renouvela le geste et prit totalement au dépourvu Naïma.
Les griffes se plantèrent violemment dans sa poitrine,
avec une telle force que la combattante fut soulevée de
terre et atterrit sur la table, réduisant en miettes cristal
et porcelaine. Avec un sourire inhumain, Maria-Rosa se tourna
alors vers Sandro et fit claquer ses mâchoires près
du visage du duelliste qui lui passa un autre coup d'épée.
Deux bruits de détente se firent entendre et presque simultanément,
deux dards minuscules vinrent se planter dans la nuque de la créature.
Celle-ci se retourna furieuse : Naïma assise sur la table
avait révélé une arbalète de poing
dissimulée dans les manches amples du kimono et fixait
son adversaire, guettant attentivement une réaction. Lâchant
Sandro, Maria-Rosa tituba puis s'effondra brusquement. Au grand
étonnement de la felsin, le poison mortel dont étaient
enduits les projectiles avaient fait son effet. Toussant et crachant,
le venn'dys reprit ses esprits. Dans la mort, la dame Della Lorca
avait retrouvé son magnifique visage et semblait dormir.
Sandro mit un genou à terre et effleura avec tendresse
la joue de sa maîtresse comme pour rendre un dernier hommage
à sa beauté. Il prit la main que Naïma lui
tendait et tous deux sortirent de l'hôtel et prirent le
chemin de l'hacienda sans échanger une seule parole.
*
Dans la salle à manger dévastée, l'air se
troubla légèrement, affaiblissant la lueur des candélabres.
Une spirale d'ombres se forma et le comte Vladimir apparut. Il
se pencha sur la dépouille de son amante et caressa la
chevelure cendrée. Son visage était marqué
par la tristesse. Il arrivait trop tard pour sauver sa bien-aimée.
Il déposa un baiser sur les lèvres froides et murmura
: " Et toi qui te refusait à devenir une non-morte...
Je crois que tu n'as malheureusement plus le choix. En route ma
douce, nous avons encore tellement de choses à accomplir
ensemble... ". Il la prit dans ses bras et disparut dans
les ténèbres. L'instant d'après Vladimir
franchissait le seuil de son imposante demeure : Castelombre n'avait
jamais brûlé. Ce n'était que l'illusion de
la demeure du sinistre comte qui avait été retiré
de Cosme.
Il porta le cadavre de Maria-Rosa le long des couloirs ornés
de lourdes tentures noires, à la lumière tamisée.
Les ombres dansaient autour de lui, de manière irréelle,
comme une nuée de créatures vivantes, s'inclinant
sur le passage de leur maître. Enfin, le seigneur ashragor
entra dans une immense pièce, où les odeurs épicées
se mélangeaient avec les miasmes de matière en décomposition.
Il allongea précautionneusement le cadavre sur une table
d'ébène aux motifs baroques et le contempla en silence.
Un sourire mauvais se dessina alors sur le pâle visage de
Vladimir. " Mais ceux qui sont les responsables de ta déchéance
vont connaître un sort pire que la mort
Après
tout, ces pions du Cristalion ont mérité ma colère.
" Il tourna son regard sur l'un des recoins de la pièce
à l'architecture irréelle. Là, dans un angle
improbable du mur, un étrange alambic de cristal, pulsait
au rythme d'un cur. L'ashragor approcha et son regard se
posa sur l'étrange assemblage. Il contenait de petites
billes de verres bleues qui se déplaçaient sous
le souffle d'ondes vertes et noires. Le loom émanait du
surprenant ensemble. Le regard acéré du comte discernait
chacune des images changeantes que contenaient les petites perles
: " Poussons donc le jeu un peu plus loin
" annonça
énigmatiquement Vladimir. " En Nocte, nul n'est à
l'abri des manipulations de l'esprit et de l'âme. Je sais
qui tu es Naïma
Voyons comment ton esprit supportera
les forces corruptrices du loom noir. " Le visage pâle
de Vladimir se fendit d'un sourire carnassier. L'écho des
couloirs de son palais renvoya l'écho terrible d'un rire
*
Journal de bord de Déolius Argiannelli,
27e jour de la seconde ardence 211 AA.
J'enrage ! Le service de l'ambassade présentait
un avantage que je n'avais pas pressentit ! Nous avons bénéficié
d'un bon vent arrière sur la majorité du trajet
qui nous ramenait vers Mac-Kaer avec notre passager. Il a ainsi
pu délivrer sa paperasse dans les plus brefs délais.
Mais les mousquetaires de l'ambassadeur nous ont alors fait comprendre
que passer quelques jours à quai seraient une excellente
idée ! Même si ce filou de d'Orell de Jéophar
paye bien, le manque à gagner de cette immobilisation est
énorme. Mais baste ! Mon équipage, lui, semble plutôt
satisfait de cet arrêt. La ville de Mac-Kaer est en ce moment
agité par des rumeurs délirantes concernant des
" démons " lâchés dans les rues
autour de la demeure du vénérable armateur et marchand
Della Lorca. La disparition brutale de son épouse fait
également jaser pas mal de monde. Sheyfir, toujours avisé
et renseigné, m'a rapporté que nos anciens passagers
seraient mêlés de près à tout cela
Je ne les voyais pourtant pas dans des rôles de kidnappeurs
ou de meurtriers ? On ne peut décidément plus faire
confiance à personne de nos jours !
(Naïma parle.)
" J'ai encore beaucoup de mal à parler des événements
de ces derniers jours. Tout cela me parait extrêmement confus.
La souffrance est encore là, me faisant hurler la nuit
et trembler le jour. Néanmoins, je sais que j'ai appris
beaucoup de choses. La plus importante, c'est que je me suis rendue
compte combien j'aimais mes compagnons et combien ils me le rendaient.
Dans ce manoir perdu au milieu de nulle part, je n'ai jamais été
seule ; Ilian, Tufir et Sandro m'accompagnaient et me soutenaient.
Je voudrais pouvoir haïr le comte Vladimir mais j'en suis
incapable. Il est désormais le seul lien qui me rattache
à Sélimah. J'espère seulement que mon sacrifice
ne sera pas vain.
En attendant, je cherche un nouveau souffle auprès de Sandro
et ensemble nous essayons d'oublier. La vie reprend lentement
ses droits mais il y a des silences qui ne trompent pas. Comme
deux naufragés, nous nous raccrochons au frêle esquif
de nos habitudes, explorant en même temps des sentiments
et des sensations nouvelles. Attentionnée et vigilante,
ma douce Ilian m'occupe et me distrait et entre nous une nouvelle
complicité est née, un lien indestructible qui nous
lie un peu plus, tissé autour d'un point commun et malheureux.
Je pourrai continuer à me perdre en explications, sentiments
et excuses mais il est temps pour moi de quitter la scène
et de laisser la place. Que le rideau tombe, que les acteurs reprennent
leurs esprits et que s'écrive un nouvel acte... "
Toute reproduction de ce texte
à usage non personnel est soumise à l'acceptation
des auteurs.