Naïma

 

 

RETROUVAILLES

Journal de bord du capitaine Déolius Argiannelli, 24e jour de la quinte bise 210 AA.
Avons pris la mer à destination de Port Brisant avec une importante cargaison d'épices de Djilsaï. Les nobles lores des Baronnies Pirates sont friands de ces gâteries et certaines guildes implantées là-bas en font commerce ! Je reçois de nouveau à mon bord la jeune felsin que nous avions déjà convoyée il y a quelques mois... Elle semble décidé à retrouver le duelliste qui l'accompagnait tantôt ! Décidément, elle doit y tenir pour aller le chercher dans un bled aussi agité.

" Je serais bientôt de nouveau parmi vous, Ilian. Mais tu comprends, il faut que je sache... " La kheyza hocha la tête avec un petit sourire entendu et aida son amie à ajuster les sangles de son sac à dos. " Puisse l'Astramance guider tes pas, Naïma chérie. " Le visage fermé, la jeune felsin prit la tête d'Ilian entre ses mains et la dévisagea longuement comme si elle voulait s'imprégner de chaque détail. Puis elle déposa un léger baiser sur ses lèvres ;
- Je t'aime Ilian.
- Tu es sûre que...
- Non Ilian, répondit Naïma en secouant la tête, je me dois d'accomplir ceci seule. Je ne sais ce qui m'attend là bas. Je ne veux pas te faire prendre de risques inutiles. Et puis, trop de mauvais souvenirs te rattachent à cet endroit. Dis au revoir aux autres de ma part... Tu vas me manquer, cher amour.

Sa phrase à peine terminée, Naïma se détourna puis commença sa marche. C'est les yeux pleins de larmes longtemps retenues qu'elle fixa l'horizon.

*

(Naïma parle.)
" Il fallait que je sache ce qui s'était passé après notre départ de Gabrill La Pontée ! Je ne pouvais pas continuer à vivre avec ce doute en moi. Surtout après ce qui s'était passé entre nous...
Quand j'ai rencontré Sandro, j'ai immédiatement été séduite par sa vivacité et sa gentillesse naturelle. Etre à ses côtés est un perpétuel enchantement. Notre passion commune pour les disciplines artistiques nous a vite rapprochés.
Bien sûr nos relations n'ont pas toujours été faciles. Il s'en est fallu de peu parfois pour que nous en arrivions aux mains : nous sommes si fiers l'un et l'autre ! Naturellement, cette attirance mutuelle fit bientôt de nous des amants. Au cours d'une de nos aventures, nous sommes restés à Gabrill La Pontée pendant six mois. Ce fut merveilleux et ce temps fut mis à contribution pour mieux nous connaître.
Après quelques mois de recherche vaine, j'ai enfin retrouvé Ilian. C'est alors que Sandro disparut. Sans laisser de traces. Ce fut comme un coup de poignard dans le cœur. J'étais folle de joie d'avoir retrouvé mon amie, mais Sandro laissait une place vide dans ma poitrine que rien ne parvenait à combler.
Je cédai bien vite à la colère : " Maudits Venn'dys, me disais-je ! Ils séduisent les femmes pour mieux les abandonner par la suite ! On ne traite pas ainsi une felsin. Je lui ferais rentrer ce déshonneur dans la gorge ! "
Le temps passa et même si j'avais beau y penser, je ne comprenais toujours pas... C'est pourquoi, un beau matin de Bise, je décidai de me mettre à sa recherche sans trop savoir sous quel auspice se placerait notre prochaine rencontre...
Je me suis mise en contact avec le capitaine Déolius Argiannelli qui accepta de me déposer dans les Baronnies Pirates avec son " Fier à Bras ". La traversée fut plutôt bonne, sans grain et sans Scabarre pour ralentir notre route. Je passai l'essentiel de mon temps avec le second felsin, Sheyfir, qui s'avéra être un hôte charmant et un amant passionné. Après quelques semaines de voyage, le port de Morte-Rûne fût bientôt en vue et aussitôt le pied à terre, je commençai à chercher Sandro. Mais le voyage devait m'entraîner plus à l'ouest vers le havre de Ehmon... "

*

Journal de bord du capitaine Déolius Argiannelli, 11e jour de la sixte bise 210 AA.
Faisons escale à Port Vaillant pour refaire nos vivres et notre stock d'eau. La contrée s'est calmée depuis la dernière visite... La guilde du Poing Rouge a perdu son influence locale, mais d'après les rumeurs du port, l'agitation n'est pas retombée. Pour Sheyfir et Naïma (c'est le nom de ma passagère), il semble que le voyage se soit bien passé : heureusement qu'elle n'a pas empêché mon second de bien faire son boulot ! Ils sont descendus à terre pour essayer de retrouver la trace de ce fieffé duelliste. Un collègue l'aurait déposé à Ehmon voilà presque trois mois et il veut bien embarquer la " petite "...

Naïma entra dans l'auberge encore déserte. Seul un géant roux avec des bras énormes passai le balai. Derrière le comptoir, un énorme marteau de guerre était mis à l'honneur dans un râtelier. " Par l'Astramance, un gehemdal ! C'est bien ma chance... " se dit Naïma. Elle toussa légèrement et le balayeur leva la tête :
- Je te salue aubergiste, dit-elle en esquissant le salut felsin.
- Qu'est ce que vous voulez ma p'tite dame ? s'enquit-il d'une voix rauque.
- Mon nom est Naïma Kakour, honorable représentante de la grande maison des Felsins et membre de la guilde des Hommes Libres. Je suis à la recherche de quelqu'un. Un venn'dys qui se nomme Alessandro de Petris. Il est brun, aux yeux bleus, et il porte des... Comment dit-on ? Des armoiries... Comme une sorte de blason...
- Je sais ce qu'est un blason madame, la coupa-t-il impatiemment. Nous, gehemdals, en avons aussi... Mais des venn'dys, j'en vois beaucoup. Quoique... Je pourrait peut être vous aider...

Comprenant que l'argent lui délierait la langue, Naïma délaça sa bourse avec un soupir d'exaspération et tendit quelques écumes à l'aubergiste. Après un examen minutieux, il s'avéra satisfait et rangea la monnaie dans sa poche : " A quelques pâtés de maisons d'ici, vous trouverez une école d'escrime. Elle est dirigée par un venn'dys... Peut être qu'il pourra vous en dire un peu plus... "
Ayant pris bonne note de l'itinéraire, Naïma s'élança au dehors et arriva quelques minutes plus tard devant une petite bâtisse de pierre. Elle dut faire tinter à plusieurs reprises le carillon à côté de la porte d'entrée avant qu'on ne daigna lui ouvrir.
Enfin, un homme d'une cinquantaine d'années en bras de chemise apparut, la gratifiant immédiatement d'une gracieuse révérence et d'un large sourire :
- Je suis Sardela, maître d'armes de mon état. Que puis-je pour votre service, madame ?
- Je me nomme Naïma Kakour et je recherche quelqu'un que vous connaissez peut être...
- Quel dommage ! soupira-t-il. Ce n'est donc point moi que vous cherchez. Heureux celui qui fait courir une belle fleur telle que vous...

Ses yeux s'allumèrent alors qu'il détaillait son interlocutrice d'un air appréciatif. Agacée, elle reprit : " Sachez que je suis sensible au compliment monsieur, mais je suis également un peu pressée. Il se nomme Alessandro de Petris et il est un membre de votre maison. " Le visage du maître d'armes s'assombrit brusquement " Vous le trouverez au Lazaret. "
Devant l'incompréhension de Naïma, il s'expliqua :
- Le Lazaret ! Le quartier des malades et des blessés. Il y goûte un repos bien mérité après un duel qui le laissa debout, mais non point intact.
- Qui a-t-il affronté ? cria-t-elle affolée.

Elle savait que les venn'dys avaient l'habitude de régler leurs différends par des passes d'armes. Quand celles-ci n'étaient pas mortelles, elles pouvaient laisser les participants sérieusement blessés, voire estropiés. Autant dire que soudain, elle appréhendait ses retrouvailles avec Sandro, s'attendant au pire. Sardela, comprenant son trouble, posa une main rassurante sur son épaule : " Ne vous inquiétez pas. Il va bien, mais je pense qu'il sera plus à même de vous parler de son duel, s'il le désire évidemment. Pour l'heure, veuillez m'excuser mais mes élèves m'attendent... Bonne aventure, belle dame... "

La porte se referma sur une Naïma consternée. Elle avait noté le changement d'attitude du venn'dys et son inquiétude était loin d'être dissipée. Haussant les épaules, elle se dirigea d'un pas décidé vers la basse ville où quelques passants lui indiquèrent la route à suivre pour atteindre le Lazaret.
Devant l'entrée d'un grand bâtiment de pierre plutôt lugubre, deux gardes barraient le passage. Naïma les interpella en guildien : " Bien le bonjour messieurs. Je viens voir quelqu'un ici. " Le visage fermé, un des deux cerbères aboya un " Malade ou blessé ? ", avant d'indiquer à Naïma une silhouette en toge noire, le visage recouvert d'un masque blanc sans expression.
Naïma l'accosta mais la barrière de la langue s'avérant infranchissable, le supposé médecin appela à son tour une jeune femme qui guida Naïma devant une porte sans chercher à cacher son dégoût pour la visiteuse. " C'est ici ", marmonna-t-elle avant de s'éclipser.
Apparemment, les Baronnies Pirates étaient loin d'être réputées pour l'amabilité des habitants. La présence des guildes dans les écrins du Continent était parfois mal perçue et même franchement critiquées par les autochtones. Cette attitude était la conséquence d'actions malheureuses entreprises par des guildes sans scrupules et peu soucieuses des cultures et traditions locales. Aussi Naïma ne s'offusqua-t-elle pas. De plus, elle était beaucoup plus soucieuse de retrouver Sandro que de se préoccuper des états d'âmes des résidents d'Ehmon.
La voyageuse s'arrêta quelques instants, la main sur la poignée, prit une profonde inspiration pour se donner du courage et ouvrit la porte. Immédiatement, ses sens furent assaillis par un mélange d'odeurs : sueur, sang et poussière. La pièce était plongée dans une semi-pénombre et une forme était recroquevillé sur un lit aux draps sales.
Naïma avança au milieu de la pièce et lança d'un ton moqueur : " Bonjour Sandro. Par la Dame, quelle déchéance ! Il semble que les choses n'aillent pas au mieux pour toi depuis que tu m'as quitté ! ". La silhouette se tourna péniblement pour accueillir sa visiteuse avec un semblant de dignité. La moitié de son visage et de son torse étaient recouverte de bandages :
- Toi... Ce n'est pas possible... Je suis sûrement mort ! Que viens-tu faire ici Naïma ?
- Voyons Sandro, mais je viens rendre visite à un vieil ami ! Qu'est-il arrivé ? reprit-elle plus grave.
- J'ai affronté mon maître en duel. Je l'ai vaincu mais il m'a blessé.
C'était la première mention par Sandro de l'existence de cette personne, aussi s'étonna-t-elle :
- Ton maître ? Qui est-ce ?
- Je préfère oublier son nom, mais Ilian l'a rencontré. C'est elle qui m'a remis sur sa piste.
Elle se dressa les yeux pleins d'éclairs :
- Si c'est de cet infernal bâtard venn'dys-ashragor dont tu parles, alors je pense qu'il n'est pas mort. N'oublie pas qu'Ilian a cru l'avoir tué, elle aussi, mais ton duel vient de prouver le contraire.
- Puisses-tu avoir tort. Mais changeons de sujet... Viens plutôt me rejoindre, dit Sandro en tapant ses draps.
Elle s'offusqua.
- Sur ce lit infect, rempli de vermine ? Certainement pas ! Bon... Habilles-toi, je t'emmène dans une bonne auberge tenue par un gehemdal.
- Chez ce voleur ? Pas question ! Soudain gêné, il murmura : " De plus, je n'ai plus une seule écume sur moi... "
- Et bien moi j'en ai et nous avons, tous deux, besoin d'un bon bain. Surtout toi, d'ailleurs ! s'exclama t elle en fronçant exagérément le nez.

Chaque pas qui les ramena jusqu'à l'auberge fut un supplice pour Sandro. Le propriétaire les reçut avec un air suspicieux. " Aubergiste, une chambre avec un grand lit, je te prie ", lança Naïma. La réponse de l'aubergiste ne se fit pas attendre : " Dix écumes par jour et par personne, repas non compris. " Naïma fixa intensément son interlocuteur ripostant immédiatement par un " Quoi ? Cinq écumes, dis-tu ? ". Le gehemdal eut un hoquet suivi d'un sourire béat.
" La voilà qui recommence ses Tours infernaux ! " maugréa intérieurement Sandro. Il savait pour l'avoir déjà vu faire qu'elle était capable de détourner l'attention de quelqu'un en lui inspirant une jouissance extrême. Le gehemdal marmonna de façon affirmative puis reprit son air maussade. " Marché conclu l'ami. Payes-toi ! ", dit Naïma en lui lançant quelques écumes.
" Un baquet, du savon et de l'eau ainsi qu'une solide collation. Tu les feras monter dans notre chambre. " Elle s'engagea dans les escaliers puis se retourna brusquement : " Sandro, montes donc mon sac. Mais inutile de te le rappeler, je pense. La galanterie venn'dys est innée, n'est ce pas ? ", dit-elle d'un sourire hypocrite, avant de disparaître. Sandro jaugea le sac à dos posé sur le comptoir et jeta un regard désespéré à l'aubergiste. Avec un soupir, celui ci se saisit de l'objet et s'engagea dans les escaliers.
Sandro entra dans la chambre et se dirigea immédiatement vers le lit sur lequel il s'allongea avec un soupir de satisfaction. Les yeux mi-clos, il regarda Naïma se dévêtir, dévoilant un corps dont les courbes voluptueuses étaient mises en valeur par une peau mâte au grain parfait. Ses seins lourds faisaient ressortir la minceur de sa taille qui s'épanouissait sur des hanches pleines. Ses jambes fuselées témoignaient d'une activité physique quotidienne. Tout n'était que grâce chez cet être, un étrange mélange de finesse et de féminité primordiale.
Elle détacha sa lourde chevelure noire et se massa la nuque. Le gehemdal entra en apportant un grand baquet. La felsin effleura la surface de l'eau et poussa un cri de surprise : " Mais... Cette eau est froide ! " Le gehemdal répondit en quittant la pièce de sa démarche lourde : " L'eau chaude c'est plus cher ma p'tite dame. Et puis vous n'avez pas précisé, alors... "
Avec un grognement mécontent, Naïma s'allongea dans le baquet. Se tournant vers elle, Sandro murmura : " Comment m'as-tu retrouvé ? " Elle éclata de rire, un rire cristallin pour lequel on aurait déplacé des montagne. " Ce fut fort simple, mon cher. Et puis j'ai eu beaucoup de chance. Je suis revenue là où tu m'avais quitté. Là où tu m'as lâchement abandonnée. " Elle se dressa soudain le corps ruisselant d'eau, la douleur peinte sur son visage : " Mais comment as-tu pu me faire cela, Sandro ? On ne traite pas ainsi une femme felsin ! Tu m'as insulté, en agissant ainsi ! " Il soupira navré : " Il fallait que je retrouve mon maître. Lorsque Ilian a dit l'avoir rencontré, je me suis mis à sa recherche. C'était nécessaire Naïma. " La voix de la jeune femme se cassa : " Tu aurais pu me prévenir, me laisser une lettre m'expliquant tes raisons. Du jour au lendemain, tu m'as laissée seule. Tu me rendras compte de cet affront, Sandro. " Le ton était définitif. Le jeune venn'dys soupira :
- D'accord, mais laisse-moi au moins le temps de me remettre un peu...
- Tu as raison. Je vais dépêcher un médecin. Lave toi et enlève ces bandages crasseux.

Naïma s'habilla rapidement d'un pantalon bouffant et d'un caftan de soie, cacha sa chevelure sous un turban puis rehaussa ses grands yeux noirs d'un peu de khôl. Après s'être examiné d'un œil critique dans la glace, elle s'estima satisfaite de son allure. La couleur de son habit rappelait celle du chocolat chaud et faisait ressortir les reflets pourpres de sa peau ambrée, tandis que le grand trait noir accentuait son regard qui pouvait se faire aussi froid qu'un lac sans fond ou au contraire caressant et tendre.
Elle sortit de la pièce, laissant un peu d'intimité à Sandro et alla trouver le gehemdal derrière son comptoir : " Trouve-moi un médecin mon ami et qu'il monte à ma chambre. " L'aubergiste lui fit un signe de tête en guise de réponse. La collation étant arrivée, elle remonta dans la chambre pour manger.
Peu de temps après, le médecin frappa à la porte. Grand et mince, sa peau mate et ses yeux noirs trahissaient ses origines ulmèques. Il examina Sandro, lui refit des pansements propres et fit son diagnostic à Naïma : " Du repos, c'est le meilleur traitement que je préconise. Les plaies se refermeront toutes seules. Il gardera quelques cicatrices mais il n'y a aucun risque d'infection... "
Quelques jours s'écoulèrent paisiblement permettant ainsi à Sandro de se remettre de ses blessures. Bien qu'attentive aux soins à lui prodiguer, Naïma l'ignorait superbement. Un matin cependant, la felsin fit irruption dans la chambre l'air déterminé. Elle toisa le venn'dys et lui Peu après que le médecin soit sorti, Naïma toisa Sandro et lui jeta d'un ton coupant : " Je t'attends dans la cour. Immédiatement " Avec un soupir, Sandro se leva et descendit lentement les escaliers. Lorsqu'il fit son entrée dans l'arrière cours de l'auberge, Naïma l'attendait déjà dans une position martiale : " En position Sandro... Il est temps pour moi de défendre ce que tu as si injustement bafoué : mon honneur ! Que le meilleur d'entre nous reste debout ! Seuls les pieds et les poings seront utilisés dans ce combat. Qu'il en soit fait selon ma volonté ! " Elle salua respectueusement le venn'dys et reprit sa position initiale.
Les deux adversaires se jaugèrent quelques instants puis Sandro se détendit brusquement en avant, lançant son poing.
Celui-ci ne rencontra que le vide, car Naïma avait au dernier moment fait un pas de côté pour éviter le coup et elle répliqua d'un coup de tranchant de main dans les cotes de Sandro. Celui-ci tenta vainement de reculer, mais la felsin venait d'entamer un ballet mortel où la grâce de ses mouvements n'atténuait en rien la précision et l'efficacité de ses gestes. Sandro cria sous l'impact, sentant un liquide chaud couler sur sa poitrine. Sa chemise se teinta de sang : " La garce ! Elle m'a rouvert ma blessure ! " pensa-t-il. Il se remit en garde et choisit d'opter pour une méthode d'attaque gehemdale nommée "coup de boule ". Mal lui en prit car il offrit ainsi sa tête à un coup de pied dévastateur qui le balaya et le fit immédiatement sombrer dans l'inconscience.
Affolée, Naïma s'enquit de savoir s'il était vivant et ayant appelé le gehemdal à la rescousse, elle le fit monter dans la chambre. Le médecin fut dépêché de nouveau et il prescrit des calmants à Sandro. Enfin, il rassura Naïma : " Il a frôlé la mort mais il est solide. Laissez le donc dormir et prenez un peu de repos également... " Elle regarda le natif attentivement, comme si elle cherchait quelque chose et mue par une intuition subite lui lança provoquante : " Vous êtes libre ce soir ? ". Il eut un hoquet de surprise et bafouilla une réponse affirmative. Elle sourit :
- Dans ce cas, allons dîner.
- Ce sera un plaisir, madame.
- Voyons très cher, appelez-moi Naïma ! badina-t-elle.

Elle raccompagna le médecin jusqu'au pas de la porte. Lui lançant un dernier regard aguicheur, elle le salua : " A ce soir. "

SOUVENIRS

RENCONTRE PREALABLE DE VLAD ET MARIA

(Naïma parle.)
" Lorsque je le vis dans cette chambre sordide au Lazaret, j'ai eu aussitôt envie de le prendre dans mes bras et de le soulager. Il avait l'air tellement désemparé ! Mais c'était oublier ce qu'il m'avait fait et les affres de désespoir dans lesquelles il m'avait plongé, moi qui ne pensais qu'à faire son bonheur.
Je donne et me donne facilement, cela je ne le nierai pas. Mais je demande toujours quelque chose en retour : un peu de tendresse, de la compagnie, quelques écumes, voire la libération d'une centaine d'esclaves - l'Astramance me préserve de revivre un tel cauchemar - !
Ce qui m'a le plus blessé dans la conduite de Sandro, c'est qu'il ne m'ait pas rendu la confiance que je lui ai donnée. En quelques secondes, il a balayé notre complicité. Pour cela, il fallait qu'il paye.
J'aime Sandro. Je me suis longtemps refusé à l'admettre mais il est inutile de se voiler la face éternellement. C'est un amour bien différent de celui que je porte à Ilian, mais je ne peux me passer de lui. Il est une partie de moi, celle qui fait de ma personne une femme pleine et entière. J'ai connu et je connaîtrais beaucoup d'autres hommes mais aucun ne me fera vibrer comme lui... Il est cette plage de sable chaud sur laquelle je viens m'échouer chaque fois poussée par les courants tumultueux de mon existence... "

*

Naïma s'habilla rapidement, coiffa habilement ses cheveux en un chignon maintenu par deux épingles de corne. Elle contempla Sandro endormi un moment puis sortit rejoindre son galant ulmèque. Ils allèrent dîner dans un " restaurant " arkhé bavardant de choses et d'autres. Au milieu du repas, Naïma regarda intensément son interlocuteur et murmura langoureusement : " Quetzecoatl ? J'ai envie de vous. Tout de suite. " Le couple sortit brusquement de l'établissement. Ils firent l'amour sur la plage puis fumèrent de l'herbe à rêver ulmèque. Ce fut une nuit douce et agréable.
Ce n'est qu'au petit matin que Naïma se glissa dans les draps aux côtés de Sandro. " Bien dormi, Naïma ? Tu as une tête épouvantable... " s'enquit le venn'dys. En effet de larges cernes creusaient ses yeux inhabituellement vitreux. Elle s'étira tel un félin, détendant chacun de ses muscles. " Mm... Quelle heure est-il ?
- Les Feux-du-Ciel sont déjà hauts. Tu as faim ?
- Comme quatre... Elle se mordit la lèvre comme une enfant prise en faute : " Tu... Tu vas mieux ?
- Tu m'as bien amoché mais je survivrai " lui dit-il en lui caressant la joue.

Se levant lentement, il se dirigea vers la porte. " Je vais chercher à manger. " Sandro revint quelques minutes plus tard avec du lait, du fromage, du pain et du beurre. Naïma se jeta avidement dessus et la bouche pleine demanda : " Que fait-on aujourd'hui, Sandro ? " Il passa une main sous les draps et commença à explorer le corps de sa compagne. Entre deux baisers, il suggéra : " Et bien la journée étant bien entamée, je propose qu'on paresse un peu au lit. " Elle se tortilla, haletante sous ses baisers.
Ils se retrouvèrent enfin, renouvelant leurs jeux sensuels qui les mèneraient vers le plaisir. Ce fut pourtant plus étrange et plus original que les autres fois, les gémissements de douleur de Sandro se mêlaient aux éclats de rire de Naïma Lorsqu'ils se furent repus mutuellement de leurs corps, ils s'habillèrent, Naïma ayant exprimé le désir d'aller souper dans le restaurant arkhé de la veille.
Cet établissement était une petite paillote agréablement décorée de nombreux objets d'art autochtones. Les clients s'asseyait sur des nattes posées à même le sol, tandis que les plats, cuits dans un âtre central, étaient servis sur de petites tables en ébène finement ciselées. La cuisine elle-même était un dépaysement en soi : petit gibier à la chair savoureuse marinés dans des essences étranges, fruits en brochettes, légumes cuits enveloppés dans des feuilles de palmes...
Sandro s'étonna quelque peu du silence de sa compagne mais attribua ce mutisme à la fatigue du voyage. C'était sans compter avec le tempérament explosif de la felsin. Brusquement, au milieu du repas, Naïma se mit à invectiver de nouveau le duelliste. " Tu m'as fait mal Sandro, tu entends ! Tu m'as abandonné ! Dans ma maison, tu serais mort pour avoir fait une chose pareille ! " Le venn'dys haussa un sourcil moqueur et croisa les ras en attendant que l'orage passe. La jeune femme était le point de mire de tout l'établissement et en riant, Sandro lui fit signe de se taire. Cela eut pour effet de décupler la fureur de Naïma qui prit son verre de vin et lui jeta à la figure : " Mufle ! "
Elle tourna brusquement les talons et sortit. Sandro la rattrapa rapidement : " Où vas-tu Naïma ? " Elle haussa les épaules. " Je ne sais pas. Là où mes pas me conduiront. " Il la saisit par la taille, ne réussissant pas à cacher son amusement. De colère, elle martela son torse en criant : " Je vais te tuer ! ". Il répondit en tapotant sa rapière : " De cela j'en doute fort, ma chère ". Elle se moqua : " Deux duels, deux défaites. Regarde dans quel état tu es ! " Redevenu plus sérieux, il répondit :
- Excusez-moi madame, mais le premier duel que j'ai livré, je l'ai gagné puisque j'ai défait mon adversaire. Quant à la triste parodie qui a eu lieu hier, tu n'avais en face de toi que le pâle reflet de ma personne, je tiens à te le rappeler.
- Bien tu as gagné, je me rends. Faisons une trêve et allons boire du vin jusqu'à ce qu'il nous tourne la tête.
- Cette idée me plaît davantage, ma belle. Allons dans cette taverne que j'aperçois là bas et peut être y trouverons-nous quelques malandrins à qui donner une leçon de savoir-vivre...

L'établissement en question était bondé et enfumé. Ils se frayèrent un chemin, tant bien que mal, au milieu des tables. Ils s'assirent dans un coin et passèrent commande auprès d'une serveuse à la mine blasée. Dégustant un mauvais vin, Naïma repéra quatre solides gaillards passablement éméchés.
Ayant réussis à attirer l'attention de l'un d'entre eux, elle commença à l'aguicher à grands renforts de clins d'œil et de moues. Atterré, Sandro vit un des marins s'avancer jusqu'à leur table. Sa bouche s'étira en un sourire édenté : " Vous boirez bien queq'chose m'dam ? " Le venn'dys l'arrêta d'un geste : " Holà l'ami ! Tu vas vite en besogne. La dame est avec moi. " Les trois autres, sentant qu'il y avait un problème, vinrent à la rescousse de leur ami. Imperturbable, Sandro poursuivit : " Je crois que tu ferais mieux de tourner les talons et de finir tranquillement ta soirée... Mais ailleurs. "
La réponse ne se fit pas attendre. Le duelliste se baissa, esquivant aisément le coup de poing qui lui arrivait en plein visage. D'un bond puissant, il sauta sur la table et assena un grand coup de boc en étain sur la tête de son assaillant. De son côté, Naïma ne resta pas inactive. Elle prit à partie les trois hommes, balayant le premier et évitant les coups des deux autres.
La confrontation dégénéra rapidement et s'étendit à toute l'auberge. Quelques minutes plus tard, la milice arriva sur les lieux et mit tout ce beau monde en cellule. L'esprit passablement embrumé, Naïma et Sandro furent libérés en fin de matinée : " Allons sur la plage ", proposa la jeune femme.
Ils batifolèrent un long moment dans les vagues puis sortirent à la demande de Sandro, persuadé d'avoir aperçu un requin. Ils s'étendirent sur le sable, offrant leurs corps nus à la chaleur des Feux-du-Ciel. Naïma tenta de méditer mais du y renoncer, Sandro la taquinant sans arrêt : " Tout cela me rappelle mon pays " murmura la felsin avec nostalgie. " A quoi ressemble-t-il ? Tu ne m'en as jamais parlé. "
Sandro connaissait maintenant la jeune femme depuis un petit moment mais elle n'avait jamais évoqué avec lui son passé sur les Rivages. " Sasheï ? C'est le plus beau pays de Cosme. Imagine des plages de sables blancs à perte de vue, le ballet des chébecs sur l'eau hissant fièrement leurs voiles blanches. Les femmes en train de ramasser des coquillages, leurs enfants courant autours d'elles... Les parfums et les couleurs de la végétation se mêlant à l'odeur iodée de notre plus cher trésor : la mer. Et puis le retour de la pêche, les cris de joie des marins lorsqu'ils ont fait une bonne prise. Enfin, la veillée où notre histoire et nos héros reprennent vie par la voie de nos conteurs. "
Ses yeux se remplirent de larmes. " Ces histoires qui nous ont tant fait rêver, Sélimah et moi. Se sont sans doute elles qui nous ont éveillés à l'Aventure.
- Sélimah ?
- Oui, j'ai une sœur aînée mais tout le monde, à part moi, pense qu'elle est morte. Pourtant je suis sûre que quelque part elle survit. Elle a disparue la veille de son départ pour le Continent. Ce fut un choc terrible, d'autant plus que nous nous étions jurées de nous retrouver là bas et d'accomplir ensemble notre Quête des Origines.

Elle porta la main à son guilder, les yeux perdus dans le vague. " Remplir ma promesse ne fut pas chose aisée car je rejoins le harem d'un noble local vers l'âge de treize ans. Mon physique et mes capacités me destinaient à devenir danseuse mais on m'initia également aux jeux de l'amour afin que je puisse plaire au Maître. C'était un homme bon et très cultivé. Auprès de lui, j'ai appris énormément...
Malheureusement une ambassade ratée auprès d'un autre seigneur lui valut la disgrâce et la décapitation. Une nuit, des soldats firent irruption dans le harem et leurs sabres au clair en disaient long sur le sort qu'ils nous réservaient. Nous allions rejoindre le harem de notre nouveau seigneur à titre de dédommagement.
Je profitais de la panique générale pour me jeter d'une fenêtre et m'enfuir. Le serment fait à ma sœur, me fit rejoindre une académie et enfin une guilde où j'ai fait la connaissance d'Ilian, Tufir et don Diego. Mais, depuis que nous avons fondé la guilde des Libres, je m'ennuie car je n'y ai pas trouvé ma place. Heureusement qu'il y a mes amis, sinon je serai partie depuis longtemps, pour rejoindre les Rivages.
Mais je reste. Surtout pour Ilian. Parce que je ne pourrai pas vivre loin d'elle : je l'aime trop pour cela... " Un sourire tendre vint éclairer le visage de la jeune femme. Sandro s'étonna qu'elle nourrisse de tels sentiments, mais pour elle cela semblait être une évidence : " Oui, bien sûr que je l'aime, ma sauvageonne. "
Elle eut soudain l'impression de se rappeler quelque chose. " Il faudra que vous fassiez plus ample connaissance... Voilà de bonnes soirées qui s'annoncent pour nous trois ! " Sandro déglutit péniblement :
- Nous... Trois ?
- Je partage quasiment tout avec Ilian ! Et puis ce ne sera pas la première fois : je me souviens de ces deux gardes...

Une lueur amusée s'alluma dans le regard de Naïma puis il se fit soudain plus grave, alors que sa main effleurait le dos du jeune duelliste : " Je partage tout y compris ses ennemis : Giovanni a aussi un compte à me rendre. " Sandro soupira : " Ecoute, je l'ai tué. Son corps a été réduit en cendres et profondément enfouis sous la terre. Je ne vois pas comment il pourrait revenir parmi les vivants. " Naïma réfléchit, laissant voguer son esprit sur les vagues. Elle lâcha enfin : " Ilian était pourtant sûre de l'avoir tué une première fois et il semble que cela n'ait pas marché. Cela supposerait que ce cher bâtard serait capable de se régénérer. "
Le venn'dys l'arrêta d'un geste : " Je crois que tu t'aventures sur un terrain bien glissant et tu tiens des propos sulfureux pour quelqu'un de ma Maison. " Il éclata de rire : " Cessons de parler de cet être infâme et allons nous baigner, veux-tu ? " Elle se jeta sur lui et commença à le chatouiller. Ils roulèrent dans le sable, pris de fou rire. Les joues en feu et le regard brillant, la felsin s'assit sur la poitrine de son amant : " Je crois que nous nous sommes mal compris, monsieur de Petris. Donnant, donnant. Je veux savoir à mon tour ce que tu as fait avant de me connaître, sinon... "
Elle recommença à le chatouiller. Le souffle coupé, hurlant de rire, le duelliste se rendit : " D'accord, mais tu risques d'être déçue car il n'y à rien de très glorieux. " Il lui raconta son enfance à Granponton puis son adolescence dans les auberges mal famées de la ville, à trousser les filles et dilapider la fortune familiale en plaisirs de tout genre mais peu avouables. " C'est à cette époque que j'ai écopé de mes premiers duels... "
Le regard de Sandro se fit nostalgique. Même après toutes ces années, l'évocation de son pays lui était toujours douloureuse. Il faut dire que son départ pour le Continent, contrairement à Naïma, avait été pour lui la seule planche de salut possible. En effet, lors d'un carnaval, il avait courtisé une belle dame qui était malheureusement promise à un autre. La situation dégénéra rapidement et le jeune Sandro tua le fiancé en duel. Hélas, l'individu appartenait à l'une des plus puissantes familles de la cité et le jeune homme apprit à ses dépends qu'il était périlleux de tuer ce genre de personnage. Ne se sentant pas de taille à affronter la vendetta dont il était devenu l'objet, entrer dans une académie fut la meilleure solution qu'il trouva pour disparaître.
C'est là qu'il fit la connaissance de son maître Michaele Giovanni qui lui enseigna le Code et le fit entrer dans la grande famille des duellistes. La voix de Sandro se cassa : " Il n'était pas souvent là mais à l'époque, j'avais énormément de respect et d'admiration pour sa personne. Le maître est une élément essentielle pour la formation du duelliste.
Ma formation achevée, une guilde m'a engagé avec quelques amis que je m'étais fait à l'Académie. Pendant deux ans, j'ai été maintenu dans une inactivité totale. Alors, j'en ai profité pour écumer toutes les bonnes et moins bonnes auberges de Mac-Kaer... " Naïma se mit à rire : " Nous avons au moins ceci en commun. Etonnant que nous ne nous soyons jamais rencontré ! " Il lui confia l'avoir aperçu quelque fois, mais à l'époque l'un et l'autre étaient toujours accompagnés. Se rappelant certains de leurs rendez-vous, ils rirent de plus belle.
Redevenus sérieux, ils regardèrent le magnifique spectacle des Feux-du-Ciel tombant dans les flots pourpres. Les yeux toujours fixés sur l'horizon : " Est ce vrai que vous brûlez vos maîtres en Arts Etranges ? " Sandro s'agita, gêné : " Ma Maison brûle effectivement ce que nous appelons les sorciers. Du moins pour faire bonne figure, car chaque grande famille protège son mage en échange des services qu'il peut rendre. Quelle ironie ! Qui eut crû qu'un jour, moi aussi je découvrirais les secrets du loom jaune... " Abasourdie, elle s'écria : " Toi, Sandro ! Un sorcier ?
- Depuis mon équipée avec don Diego dans les marches de Gambe, j'ai effectivement été convaincu de l'existence du loom et de son utilité. "
Elle secoua la tête amusée : " Décidément mon cher, tu m'étonneras toujours. Pour l'heure que faisons-nous ? La nuit commence à tomber et j'ai un peu froid...
- Dans ce cas Naïma, laisse moi te réchauffer... "

Sandro se dressa sur une épaule et attira doucement la jeune femme vers lui. Avec un petit soupir d'aise, elle se nicha contre sa poitrine. La nuit les enveloppa de son noir manteau et les étoiles éclairèrent leurs retrouvailles." Demain ? " demanda Naïma. " Demain, nous partons à Port Mac-Kaer, ma toute belle... Mais demain est un autre jour... "

EXCURSION

(Naïma parle.)
" Cette après-midi là acheva de panser les plaies que son départ avait ouvertes. Elle fut aussi l'occasion pour moi de lui redonner ma confiance.
Je fis une chose que je n'avais jamais faite - excepté avec Ilian - : je me donnais entièrement à cet homme. Pourquoi ? Je l'ignore toujours mais à cet instant, je sentis le besoin impérieux de le faire, comme si cela était... Nous était nécessaire. Il fallait que je me l'avoue désormais, j'étais prise dans les rets invisibles qu'avaient tissés Sandro et étrangement cela me comblait de joie. Je sus alors que je n'étais plus seule. Ce soir là, ce n'est pas la courtisane qui dirigea nos ébats mais la femme qui murmura des tendres paroles en felsin... "

*

La mine réjouie, Naïma rejoint Sandro attablé dans une des nombreuses tavernes bordant les quais. " D'après ce que m'a dit la capitainerie, le " Fier-à-Bras " ne sera pas là avant une bonne quinzaine de jours. Et encore si tout va bien ! Donc nous pouvons aller dans l'arrière pays et faire un peu d'exploration ".
Sandro soupira. Quand elle avait cet air sur le visage, il savait que le combat était perdu d'avance mais il tint tout de même à préciser : " Naïma, je te dis et te répète que c'est une aventure périlleuse que tu tiens à entreprendre... Nous sommes dans une contrée en guerre. Le territoire est quadrillé par les troupes des différents barons lores, sans compter les pillards et les esclavagistes... En tout cas, tu ne pourras pas dire que je ne t'avais pas prévenue. "

Elle s'assit sur ses genoux et câline entoura son cou de ses bras :
- Oh, s'il te plaît Sandro ! Un peu d'exercice nous fera du bien. Et puis que pourrait-il nous arriver de pire, après tout ce que nous avons vécu ?
- Nous pourrions mourir tout simplement...

Elle eut un geste désinvolte de la main : " Bah ! Je suis sûre que mon destin n'est pas dans les Baronnies Pirates. " Résigné le duelliste conclut : " Dans ce cas, en avant ! "

Journal de bord de Déolius Argiannelli, 23e jour de la sixte bise 210 AA.
J'ai cru que je ne verrai jamais Port Brisant ! Un putain de blizzard de feu au nord de l'île d'Essanya nous a rabattu vers les côtes de l'Empire de la Pierre de Vie et nous avons dû louvoyer pour éviter que ses habitants nous repèrent ! Ils aiment vraiment pas les guildiens ces salopards d'Impériaux ! Enfin, nous sommes arrivés à bon port. Juste le temps de refaire les stocks et déjà nous repartiront. La guilde des Milles Peuples a chargé nos cales d'une impressionnante cargaison de fourrures de castors argentés qu'elle souhaite revendre aux Natifs de Mac-Kaer.

Il leur fallut le reste de la journée pour se préparer au voyage. Dans chaque boutique, les marchands essayaient de les dissuader d'entreprendre un tel périple, mais Naïma dans son idée de visiter l'écrin. Ils se mirent donc en route le lendemain à l'aube, Sandro juché sur son cheval, Naïma à pied car se refusant obstinément à monter sur ces " bêtes stupides et puantes ".
Ils progressèrent lentement, prenant le temps de deviser gaiement. Le soir, ils firent une halte dans ne petite clairière que Sandro avait repérée lors de sa première expédition et firent un bon repas, affamés par le grand air et la distance parcourue. Voyant Naïma bailler, le duelliste se proposa pour le premier tour de garde. Sans se faire prier, la felsin se dirigea rapidement vers sa tente.
Au moment où elle allait disparaître, il l'interpella, gêné : " Je voulais te dire... Pour hier au soir... C'était fantastique. Enfin, je veux dire que... Heu... Je n'avais rien ressenti de tel avec les autres. Tu vois ce que je veux dire ? " Imperturbable, elle répondit : " Je comprends surtout que je ferais mieux de dormir si je veux tenir le coup pendant mon tour de garde. Bonne nuit, Sandro. " Lorsqu'elle fut à l'abri des regards de son ami, elle se laissa enfin aller à un sourire plein de tendresse.

Un grand cri déchira le silence de la nuit, arrachant brusquement Sandro à sa lecture. Il se précipita vers la tente pour y trouver sa compagne en sueur, des larmes coulant sur son visage et murmurant des paroles incohérentes " La plume ! Noir... La guilde... ". Il la prit dans ses bras et lui caressa les cheveux, lui chuchotant des paroles rassurantes. Peu à peu, la felsin se calma et replongea dans le sommeil.
Ils reprirent la route le lendemain matin, cheminant dans de vastes plaines verdoyantes sans rencontrer âme qui vive. En début d'après midi, Sandro vit Naïma plonger brusquement dans un bosquet. Scrutant avec attention l'horizon, il vit une troupe d'une dizaine de cavaliers se diriger rapidement vers lui. Le combat semblait inévitable ! Il attrapa son crache-feu et le déchargea. Naïma décocha quelques flèches empoisonnées qui tuèrent deux adversaires.
Le combat semblait perdu d'avance, les forces étant par trop déséquilibrées. Sandro à cheval parait avec dextérité les coups d'épée de ses ennemis, ajustant à son tour quelques estocades mortelles. La felsin de son côté s'aidait du poison contenu dans son arbalète de poignet pour affaiblir les brigands. Elle sautait ensuite sur les chevaux pour leur assener le coup de grâce d'un tranchant de main. Chaque fois qu'une de ses cibles tombait, elle poussait un cri sauvage.

MANQUE LA SCENE

Finalement, les deux guildiens eurent raison des huit cavaliers, les deux derniers réussirent à fuir. Naïma s'allongea dans l'herbe et regarda avec inquiétude la large plaie qui ouvrait son flanc. Sandro, souffrant lui aussi de nombreuses plaies ouvertes, luttait contre l'évanouissement. Il réussit à se traîner jusqu'à son cheval pour y prendre sa trousse de soins et entreprit de stopper le sang. " Naïma, partons vite ! S'ils vont chercher du renfort, nous sommes perdus... Aide-moi à monter sur ce cheval... "
Ils s'en furent au pas, luttant chaque seconde contre la souffrance et serrant les dents pour ne pas s'évanouir. Au bout d'un temps qui leur sembla une éternité, ils atteignirent la clairière de la veille. Sandro sutura leurs plaies et guida Naïma pour refermer celles qu'il ne pouvait atteindre.
Leur équipée s'arrêta là, car continuer avec leurs blessures et leurs armures en lambeaux aurait été une pure folie. Ils rentrèrent donc à Ehmon et achevèrent leur convalescence à l'auberge du gehemdal. Sandro avoua du bout des lèvres qu'après tout, elle n'était pas si mal.
Enfin, un matin, le capitaine Déolius Argiannelli et son équipage les prit à son bord. Les deux semaines de voyage en mer se déroulèrent sans incident. Sandro en profita pour visiter le galion et faire plus ample connaissance avec le capitaine, tandis que Naïma passait le plus clair de son temps avec Sheyfir, le second felsin, trop heureuse de pouvoir échanger ses impressions avec quelqu'un de sa Maison.

RENCONTRES

Lentement le bâtiment entra dans Port Mac-Kaer. A la vue des contours familiers de la ville, les deux compagnons poussèrent des hurlements de joie sous l'œil ébahi de l'équipage du " Fier-à-Bras " peu habitués à ce genre de démonstration e la part de guildiens. Sandro aida galamment la jeune femme à descendre du bateau. Il regarda passer avec amusement les deux marins qui suivaient la jeune femme ahanant sous le poids des malles qu'ils portaient. Partie avec un sac à dos, la felsin revenait avec un bric-à-brac impressionnant, ayant tenu à ramener un cadeau pour chaque occupant de l'hacienda. Il la prit par la taille :
- Bien. Je t'avoue que je retrouve avec un certain plaisir la terre ferme. Rentrons vite à la guilde.
- Oui. Il me tarde de retrouver Ilian...

Journal de bord de Déolius Argiannelli, 22e jour de la prime ardence 211 AA.
Entrons à Mac-Kaer et c'est tant mieux ! L'odeur de ces peaux me rend malade... Heureusement la traversé a été agréable et j'ai même pu pratiquer un peu d'escrime avec Sandro (c'est le nom de mon passager) et nous avons pu comparer les charmes respectifs de nos villes d'origines. J'en conclus qu'à part du bon vin, les habitants de Granponton ne savent pas faire grand chose de valable, contrairement aux citoyens de ma chère ville de Wouivel. Enfin, c'est presque à regret que nous avons déposé nos passagers ! Il est plutôt rare de trouver des guildiens encore capables de s'enthousiasmer pour si peu de chose que l'entrée en rade dans le port de Mac-Kaer !

Ils se frayèrent un chemin dans les artères animées de la ville, devisant gaiement et retrouvant avec joie la civilisation. Soudain, quelque chose attira l'attention de Sandro. Une femme était en train de traverser une rue alors qu'une charrette chargée de tonneaux se rapprochait d'elle à grande vitesse. N'écoutant que son courage, le venn'dys s'élance et arracha dans son élan la dame de sa dangereuse trajectoire.
Ses jupons étalés et la gorge palpitante, la jeune femme se reprit peu à peu. Sandro la dévisagea avec surprise. En effet, il avait devant lui une beauté qu'il lui avait été rarement donné de contempler. De grands yeux verts le regardaient avec étonnement. Elle passa la main dans sa chevelure d'or, dérangée par l'incident : " Monsieur, je crois que je vous dois un fier service. Sans vous, j'eusse assurément péri sous les roues de ce chariot, dit-elle dans un venn'dys parfait.
- Madame, les charretiers sont bien imprudents par ici. Mais excusez-moi, je manque à tout mes devoirs... Je me présente : Alessandro de Petris. "

Elle le salua d'un gracieux signe de tête et lui tendit sa main : " Pour ma part, je suis Maria-Rosa Della Lorca et je vous avoue être enchantée de faire votre connaissance. Pour vous remercier, permettez-moi de vous inviter à venir souper à mon domicile ce soir. "
Elle lui donna une adresse proche de l'ambassade venn'dys. " Madame, j'accepte avec plaisir votre invitation. Si vous permettez... " Naïma les rejoignit à cet instant. Elle fixa la dame venn'dys un petit instant puis la salua : " Madame... " Son interlocutrice lui répondit poliment en la fixant avec surprise.
Sandro fit les présentations dans le patois des guildiens : " Madame, permettez-moi de vous présentez mon amie Naïma. Naïma, madame Della Lorca. " La dame venn'dys se tourna vers son chevalier servant et poursuivit dans la langue de leur Maison : " Monsieur, je serais également enchantée que votre amie se joigne à mon souper. Si vous voulez bien m'excuser... "
Elle s'éloigna rapidement à petits pas. Naïma la regarda partir, le visage fermé. Sandro se tourna vers elle : " Nous y allons ? Mais que se passe-t-il, Naïma ? " La jeune felsin répondit évasivement, mais on pouvait distinguer une pointe de nervosité dans sa voix.

Ils oublièrent vite l'incident tout à leur joie de rentrer. Leur arrivée à l'hacienda fut l'occasion de joyeuses retrouvailles : Naïma se précipita à la recherche d'Ilian et finit par la trouver dans un bureau en compagnie de Khalil, le vieux felsin sans qui la guilde des Hommes Libres n'aurait pas vu le jour. Elle se jeta dans les bras de la kheyza et l'embrassa avec tendresse : " Ilian !
- Naïma ma chérie ! Tu es enfin revenue... L'as-tu retrouvé ?
- Oui, mais je te raconterais tout, attablée devant un bon repas. Je vous l'emprunte Khalil.

L'interpellé ronchonna puis se replongea dans ses parchemins. Trop heureuse de pouvoir faire une pause, Ilian s'attabla avec Naïma. Celle-ci s'enquit de la santé des autres membres de la guilde. " Diego et Tufir font la tournée de nos comptoirs pendant que j'épluche les comptes avec Khalil. Nous avons reçu une convocation du Sénat et je pense qu'à leur retour, il faudra envoyer un représentant à Port Concorde. Tu comptes rester un peu ici ? Je sais que les affaires de la guilde t'ennuient mais j'aurais besoin d'un sérieux coup de main.
- Voyons Ilian ! Tout ce que tu voudras. Pour l'heure, il faut que je me trouve quelque chose à me mettre. Sandro et moi sommes invités à manger ce soir chez une venn'dys, ce qui n'est pas pour me plaire, je te l'avoue. "

Ilian s'étonna. Tout en montant à sa chambre, Naïma s'expliqua :
- Un pressentiment, Ilian, un bien sombre pressentiment... Je vais prendre un bain, tu m'accompagnes ?
- Avec plaisir ma chérie. Je compte descendre au " Dauphin d'Eleme " sur le port, ce soir. Si tu t'ennuies, rejoins-moi.

Il fallut bien toute l'après-midi à Naïma pour qu'elle se prépare. Enfin, parée d'un costume traditionnel de sa maison, elle rejoignit un Sandro parfumé et tout en dentelles. Ils se présentèrent à l'hôtel particulier de dame Della Lorca, une splendide bâtisse entouré de jardins dans le quartier le plus riche de la ville.
Un serviteur les introduit aussitôt dans un petit salon. Tout à leur rendez-vous, ils ne remarquèrent pas le carrosse noir aux tentures tirées qui entra silencieusement dans la cour pavée de l'hôtel...

Quelques minutes plus tard, la dame Della Lorca fit son entrée dans le salon, vêtue pour l'occasion d'une magnifique robe de velours noir rehaussé de fils d'or, faisant admirablement ressortir son teint d'albâtre et sa blondeur. Elle salua ses hôtes avec respect et Sandro lui répondit par une magnifique révérence. Seule Naïma salua d'un signe de tête sec, affichant son air des mauvais jours. Semblant ne rien remarquer, la maîtresse de maison la complimenta pour sa tenue et pria ses hôtes de bien vouloir passer à table.
Trois couverts avaient été dressés. A la lueur des chandeliers en argents, le filet d'or entourant les assiettes de porcelaine fine brillait de tous ses feux, rivalisant d'éclat avec les verres en cristal taillés et les multiples couverts en argent. Sandro aida ces dames à s'asseoir et aussitôt le ballet des plats commença.
La discussion ayant lieu uniquement en Venn'dys, Naïma fut vite exclue. Elle goûta aux mets fins avec un air sombre, se mélangeant à l'occasion dans les couverts et les verres comme lui fit remarquer aimablement Sandro, ce qui visiblement, ne fit qu'accroître sa mystérieuse mauvaise humeur.
Le duelliste et Maria-Rosa devisèrent de nombreux sujets tournant essentiellement autour de leur pays et firent plus ample connaissance. Entre autre, Sandro apprit que la dame était l'épouse d'un riche armateur, venu sur le continent pour conclure quelques affaires avec des guildes. Passionnée d'art et désireuse de voyager, elle l'avait suivie jusqu'à Port Mac-Kaer où son époux, dans l'obligation de s'absenter, l'avait confiée aux bons soins de l'ambassadeur venn'dys Louis d'Orell de Jéophar.
Sitôt le repas terminé, Naïma se leva : " Veuillez m'excuser mais je dois partir. J'ai un rendez-vous qui ne peut attendre. Bonne soirée. " Elle se dirigea vers la porte et devançant le serviteur qui s'apprêtait à l'ouvrir, elle sortit la faisant rageusement claquer derrière elle. Maria-Rosa, un peu étonnée, se tourna vers Sandro :
- Aurais-je dis ou fait quelque chose susceptible de blesser votre amie ?
- Non madame, je ne pense pas. Je n'aurais tout simplement pas dû l'emmener dans cette soirée plutôt éloignée de sa culture. En son nom, veuillez m'excuser.

Un air désolé apparu sur son visage de poupée : " Il est vrai qu'en tant qu'hôtesse j'aurai dû essayer de l'inclure dans notre conversation, mais je répugne à parler le guildien alors que notre langue et si belle et si riche. " Sandro posa un main rassurante sur son bras :
- Ne vous inquiétez pas madame, c'est inutile. D'ici demain, Naïma aura tout oublié.
- Je l'espère monsieur, conclut la dame avec un petit sourire.

Ils passèrent ensuite au salon où Maria-Rosa offrit à Sandro un digestif et un cigare. Elle joua pour lui quelques airs célèbres sur son clavecin et, la soirée avançant, l'ambiance se détendit quelque peu entre eux. L'heure se faisait tardive : Sandro annonça son congé à la dame.
Elle prit un air triste et le duelliste s'enquit : " Madame, en quoi ai-je provoqué ce soudain chagrin ? " Elle se jeta dans ses bras : " Oh, Alessandro, oserais-je vous dire que notre rencontre m'a bouleversé plus qu'il ne faut ? Comme je vous l'ai dis tout à l'heure, je suis plutôt seule et désœuvrée et j'aspire égoïstement à ce que vous combliez cette solitude si pesante, ne fût ce que pour cette nuit. De grâce Alessandro, restez avec moi, ne me laissez pas seule. "
Emu, le duelliste contempla le beau visage implorant qui se tendait vers lui. D'une voix un peu rauque, la prenant dans ses bras, il répondit : " Madame, vos désirs sont mes ordres... " Avec un gémissement étouffé, Maria-Rosa plaqua sa bouche contre la sienne et la passion les emporta.

*

Naïma sortit de l'hôtel et s'engagea dans les rues sombres de la cité en direction du port. Là bas, Ilian l'attendait et la nuit serait sans doute prometteuse. " En tout cas, cela ne sera pas pire que ce que je viens de vivre. Maudits Venn'dys ! ", pesta-t-elle. Un bruit de sabots la fit se retourner et elle se mit sur le côté pour laisser passer le carrosse noir. Il remonta jusqu'à elle lentement et soudain une portière s'ouvrit. La felsin porta aussitôt la main à son takshir, dans l'attente d'une éventuelle confrontation.
" Montez ! ", lui dit une voix impérieuse et grave. Naïma sentit un souffle glacé l'étreindre et mue par une force invisible monta à bord du sombre véhicule qui se mit en branle immédiatement. Ayant repris ses esprits, Naïma tenta de sortir. En vain...
" C'est inutile ma chère, vous vous évertuez pour rien... " La jeune femme cligna des yeux essayant d'apercevoir son interlocuteur dans la pénombre. " Qui êtes vous ? " Il y eut un mouvement en face d'elle et la voix reprit : " Je vous prie de bien vouloir excuser mes manières cavalières. Je suis le comte Vladimir. Et vous-même ? " D'une voix tranchante, elle précisa : " Naïma Kakour. Laissez moi descendre maintenant. La comédie a assez duré. "
Telle la proie observant le chasseur, elle banda tous ses muscles, se préparant à bondir. Un petit rire se fit entendre : " Détendez-vous, très chère. Vous partirez lorsque nous aurons eu une petite discussion. " Aussi étrange que cela puisse paraître, elle resta assise incapable d'agir. " Le loom ", pensa-t-elle, " il me manipule par le loom. "
La tactique franche ne fonctionnant pas, elle opta pour la conversation : " Où allons-nous, monsieur le comte ?
- Vous voilà raisonnable. Nous allons chez moi. Nous y serons plus à l'aise pour parler... "

Le carrosse s'arrêta devant un manoir aux flèches lugubres qui semblait surgir de la mer de brume. La portière s'ouvrit et laissa descendre les voyageurs.
Le bâtiment défiait toutes les lois architecturales, tant par son style exubérant et gothique que par sa taille gigantesque. Certaines tours déchiraient la voûte noire du ciel, alors que l'unique lune, pourtant haute, ne parvenait pas à éclairer tous les coins et les recoins de ces murs étranges. Naïma contemplait le spectacle bouche bée.
Le comte abaissa sa capuche, dévoilant un visage pâle et fin, mangé par de grands yeux noirs. Ses traits aristocratiques et sereins renforçaient un magnétisme exceptionnel. D'un geste élégant, il guida Naïma vers sa demeure : " Avez-vous faim ? " Elle répondit par la négative. Il s'effaça devant la lourde porte qu'il venait d'ouvrir pour la laisser passer : " Dans ce cas, permettez-moi de vous offrir un petit rafraîchissement. "
Elle remontait lentement le grand escalier couvert d'un épais tapis rouge, désireuse de s'imprégner de chaque détail : " Je boirai volontiers du vin. Par la Dame, vous vivez seul ici ?
- Oui. Je reçois peu. Heureux que Castelombre vous plaise. "

Ils entrèrent dans un salon immense, surmonté d'un dôme fait d'un étrange cristal noir. La felsin s'assit dans un siège à haut dossier et trempa les lèvres dans le verre finement taillé que lui tendait Vladimir, avant de le dévisager froidement : " Autant nous entendre de suite. J'écoute ce que vous avez à me dire et je rentre à Mac-Kaer. " Il lui sourit de façon étrange : " Allons, pourquoi ne pas prendre un peu de repos ici et repartir demain matin ? Cela me laisserait le temps de vous faire visiter le manoir. "
Les yeux de la jeune femme se voilèrent l'espace d'un instant. Elle eut vaguement conscience de s'entendre acquiescer : tout compte fait, la proposition du châtelain n'était pas si mauvaise. De plus, elle brûlait d'arpenter cette étrange demeure. Il eut l'air satisfait : " Soit. Je vous fais préparer une chambre. Pour l'heure, je crois que nous avons ceci en commun... "
D'un geste ample, Vladimir fît glisser des manches de son pourpoint sombre une plume noire, qu'il tendit à la felsin. Celle-ci, brusquement revenue à elle, sauta sur ses pieds et foudroya son interlocuteur du regard : " Où avez vous eu cela ? " Il eut un geste évasif de la main : " Peu importe. Ce qui est essentiel c'est que l'organisation qui se sert de ce symbole détient votre sœur et une personne qui m'est chère. C'est pourquoi je vous propose de conjuguer nos efforts vers un but qui me semble commun. " La méfiance de Naïma ne faisait que croître au fur et à mesure que le comte parlait.
Très sensible au sujet de la disparition de sa sœur, elle lui demanda comment il avait appris l'existence de Sélimah. Il la regarda, déçu : " Madame, sommes-nous ici pour parler de votre sœur ou des moyens que nous pourrions mettre en œuvre pour la retrouver ? " Elle réfléchit intensément et lâcha à contrecœur : " Bien. Je vous écoute...
- Je vais vous révéler ce que je sais. Cette société secrète évolue ici même à Port Mac-Kaer, mais les personnes que j'ai pu " faire parler " ne m'ont révélé que peu de choses, quant à ses membres et ses buts.
Néanmoins, je pressens que quelque chose de grave se trame et que cette organisation n'y est pas étrangère. D'autre part, la guilde des Sept Plumes avait pour désagréable habitude de signifier son passage en laissant derrière elle ce genre d'artifice... Enfin, la défunte guilde de l'Epervier pratiquait couramment le rapt et l'enrôlement forcé. "

Il nota qu'il avait éveillé l'intérêt de son invitée. " De votre côté que pourriez-vous m'apprendre ?
- Il y a neuf ans, ma sœur a disparue et une plume noire était mon seul indice pour la retrouver.
- Quelle profession exerçait-elle ?
- Maître initiée. Elle avait embrassé la Voie. "

Visiblement, Naïma ne souhaitait pas s'étendre sur le sujet ainsi n'insista-t-il pas. Elle reposa le verre vide d'un geste sec et lui dit la voix teintée de mépris : " Quant à votre offre de collaboration, je demande un délai de réflexion. Je n'ai pas pour habitude que l'on me force la main. De plus, je déteste tout ce qui se rattache de près ou de loin à la Maison Ashragor à laquelle sans nul doute vous appartenez.
- Vous ne devriez pas être si... définitive sur vos jugements. J'appartiens en effet par ma naissance à cette Maison. Cependant si je l'ai quittée, c'est parce que je pensais n'avoir rien de commun avec ses membres. Les gens qui nous rencontrent ont beaucoup plus de préjugés qu'il ne le faudrait et c'est extrêmement malheureux pour eux. "

Il se leva et lui tendit son bras : " Mais je vois que vous êtes lasse, aussi permettez-moi de vous conduire jusqu'à votre chambre... Je vous ferrais visiter Castelombre demain. " Ils s'engagèrent dans un dédale de couloir éclairé par des torches qui créait une ambiance inquiétante. Parvenu devant une grande porte de fer forgée, le comte s'inclina : " Je vous souhaite une bonne nuit. En espérant qu'elle vous porte conseil. "
Son pas décrut et ce fut de nouveau le silence. Naïma entra dans une chambre confortablement meublée et aux proportions démesurées. Au centre de la pièce trônait un grand lit à baldaquin aux tentures rouges. Un grand feu brûlait dans la cheminée mais ne parvenait pas à chauffer l'ensemble. Sur une coiffeuse de bois précieux s'étalait un nécessaire de toilette en ivoire. Une tenue de nuit en soie blanche était artistiquement déposée sur une bergère. Naïma s'en vêtit et se coucha dans le grand lit.
A peine sa tête avait-elle touché l'oreiller, qu'elle s'abandonna à un sommeil de plomb qu'aucun rêve, bon ou mauvais, ne vint troubler.

PIEGES

Sandro s'éveilla sans pouvoir se rappeler où il était. Et puis tout lui revint : le souper, la grossière sortie de Naïma et sa nuit passionnée avec Maria-Rosa.
Il se pencha vers celle-ci, encore endormie à ses côtés. Un domestique entra dans la chambre, ouvrit grand les tentures puis apporta le petit déjeuner. La dame Della Lorca mit un petit moment pour émerger puis demanda à Sandro s'il avait bien dormi après avoir déposé un baiser léger sur ses lèvres :
- Me feras-tu visiter Port Mac-Kaer aujourd'hui, Alessandro ?
- Si tu le désires ! De toute façon, je n'ai rien de prévu aujourd'hui !
- Et si tu avais eu quelque chose, demanda-t-elle d'un air langoureux ?

Sandro plongea son regard dans les yeux verts de sa maîtresse, avalant soudain avec difficulté : " Je crois bien que j'eus tout annulé, si... Par tous les diables, je crois bien que tu me rends fou ! Comment te résister ?
- Nul besoin de résister, Alessandro. "

Elle fit courir ses mains sur tout le corps du duelliste et murmura : " Laisse toi aller et je te ferai découvrir des choses dont tu ne soupçonnes même pas l'existence mon bel escrimeur. " Interrompant brusquement son geste, elle se leva : " Mais pour l'heure, nous avons une ville à visiter ! Tu trouveras de quoi te baigner et te changer au fond du couloir... " Sandro la salua et sortit.
Seule, Maria-Rosa s'installa devant sa coiffeuse et commença à se brosser les cheveux. Un sourire méchant, presque carnassier, s'afficha sur ses tendres lèvres carmins.

*

Lorsque Naïma ouvrit les yeux, elle su immédiatement qu'elle n'était pas seule., S'asseyant sur le lit, elle croisa effectivement le regard de son " hôte ", confortablement installé face à elle dans un fauteuil.
Elle le salua d'un signe de tête. " Votre nuit fut-elle agréable, ma chère ? " s'enquit-il poliment. " Plutôt bonne, en effet. " lui répondit-elle d'un ton neutre. Il rit doucement : " Je le pense aussi. Vous avez dormi un jour entier, les Feux-du-Ciel se sont couchés, il y a un petit moment. "
Naïma eut un hoquet de surprise : " Comment ? Il fait déjà nuit ? Bien, il faut que je parte. " Elle se leva pour se rhabiller mais Vladimir l'arrêta d'un geste : " Je vous le déconseille fortement. Les marais qui entourent ce domaine sont peu sûrs le jour et assurément mortels la nuit. Profitez donc de mon hospitalité une nuit de plus et habillez-vous de cette robe que j'ai fait préparer à votre intention. Vous aurez certainement moins froid. "
Voyant qu'il ne bougeait pas, elle lui lança hautaine : " Dans ce cas, monsieur, veuillez sortir que je puisse m'en vêtir. " Il s'inclina : " Très certainement. Je vous attends dans la salle à manger. "

Naïma laça la lourde robe de velours noir, cherchant sans succès une glace pour s'y contempler. Elle tourna un peu dans les longs couloirs et finit par rejoindre Vladimir attablé devant un repas somptueux, digne des plus grandes réceptions.
Ce fut le comte qui rompit le silence à la fin du souper. " Venez, j'ai quelque chose à vous montrer ". Il la prit par la main et l'entraîna le long d'une galerie sombre dans laquelle se découpaient, à la faveur des lunes, de grotesques statues de pierre. Bien qu'essayant de garder l'air détaché, Naïma sentit un frisson lui remonter le long de l'épine dorsale.
Vladimir la mena jusqu'à une salle de bal titanesque qui brillait de tous ses feux. Le sol de marbre noir étincelait et des toiles sombres parsemaient les murs de pierre. Le souffle coupé, le regard de la felsin passa rapidement sur les grands lustres de cristal avant de s'attarder sur les quatre gargouilles disposés dans les coins de la pièce.
Posées sur des corniches, elles semblaient vivantes, comme prêtes à bondir. Avec horreur, Naïma vit l'une d'entre elle tourner la tête et lui adresser un sourire grimaçant, qui dévoilait des crocs énormes. Elle se raccrocha au bras de son hôte et lui désigna la statue d'un doigt tremblant.
Il rit : " Allons, allons... Vous n'avez aucune raison d'avoir peur. Ce ne sont que des sculptures de bonne facture, je l'avoue, mais elles ne vous feront aucun mal. " Il se dirigea vers le fond de la salle et ouvrit un grand rideau noir et or.
Derrière apparut un orchestre au grand complet et à leur vue, la jeune femme poussa un cri. Le comte s'excusa, l'air désolé : " J'avais oublié de vous prévenir ! Ce sont effectivement des non-morts. Ne craigniez rien, ils sont parfaitement inoffensifs. " Il tapa dans ses mains et les premiers accords d'un valse se firent entendre. Livide, Naïma recula mais Vladimir la prit par la taille et l'entraîna au centre de la pièce : " M'accordez-vous cette danse, madame ? "
Les jambes coupées, elle se laissa guider telle un automate. Vladimir était un excellent danseur. Il rattrapa avec dextérité les erreurs que commettaient sa partenaire. A la fin du morceau, la sentant au bord de l'évanouissement, il referma le rideau.
" Connaissant votre passion pour la danse, je pensais vous faire plaisir. " Il la guida jusqu'à une banquette où elle s'affala le souffle court. Ayant reprit ses esprits, elle cria les traits déformés par la colère : " Ne recommencez jamais cela !
- Au risque de vous décevoir, il faut que vous sachiez que tous les serviteurs de ce château sont des non-morts. Une habitude que j'ai conservé depuis que j'ai quitté Toholl. Vous verrez, on s'y habitue vite... "

Elle se dressa devant lui furieuse : " Je vous recommande de bien vous mettre dans la tête que je ne compte pas m'attarder ici. Cela suffit, je rentre à Port Mac-Kaer demain. " Vladimir emprisonna les mains de Naïma dans les siennes : " Ecoutez, je crois que nous avons pris un mauvais départ tout les deux. Je ne pensais pas que vous seriez à ce point choquée. Comme je vous l'ai dit, je pensais bien faire. Donnons-nous une autre chance, voulez-vous ? "
Troublée, la jeune femme demanda : " Mais enfin, que désirez-vous ? " Il lui caressa la joue : " Je voudrais que vous combliez ma solitude pendant quelques jours, Naïma. Vous pourriez mettre à profit ce temps pour réfléchir à la proposition que je vous ai faite. En conjuguant nos efforts, nous pourrions peut être réussir. " Elle acquiesça : " Soit. Je vous accorde trois jours parce que votre solitude me touche. Je vais simplement pouvoir prévenir mes amis dès demain. Quant à votre proposition, je vous répondrais avant mon départ. " Il la prit dans ses bras et chuchota à son oreille : " Vous venez de faire de moi un homme heureux. Dans trois jours, vous serez libre d'aller où bon vous semble. Mais jusque là, vous m'appartenez. "
Naïma lui adressa un pâle sourire : " Vous aviez promis de me faire visiter votre demeure. Nous y allons ? "
Castelombre portait admirablement bien son nom. Il était si grand que beaucoup de ses pièces étaient plongées dans l'obscurité. Même dans celles éclairées, il subsistait de nombreuses zones d'ombres. L'atmosphère elle-même était étrange.
Au fur et à mesure que la visite avançait, Naïma se surprenait à penser que le château était vivant. Elle percevait de petits mouvements vifs et furtifs sur son passage. Elle crut voir à de nombreuses reprises des éléments du décor bouger et se tendre vers elle à la manière de la gargouille dans la salle de bal.
Son malaise grandissant, elle se surprit à regretter d'avoir accepter de rester ici durant trois jours. Elle avait été émue par la confession du beau comte ashragor, d'autant plus qu'il était la première personne à pouvoir l'aider à retrouver sa sœur.
Ils s'engagèrent dans une coursive et débouchèrent sur une terrasse. Naïma s'avança pour mieux voir le magnifique spectacle qui s'offrait à elle. Elle avait l'impression d'être sur une mer de brume qui scintillait à la lueur des deux lunes présentes, ce soir là, dans le ciel.
Les joues rosies par l'excitation, elle se tourna vers Vladimir en s'écriant : " C'est une vision de rêve ! " Il rit : " Oui... Un rêve, vous ne croyez pas si bien dire... " Elle fronça les sourcils, intrigués par sa remarque. " J'espère que la visite vous a plut. Je vous raccompagne à votre chambre " lui dit-il, lui offrant de nouveau son bras. Il l'abandonna devant la porte et lui souhaita une bonne nuit.
Un peu surprise, Naïma s'apprêta pour la nuit. Un bruit attira soudain sons attention vers le fond de la pièce. Son regard s'agrandit sous l'effet de la surprise : une ombre monstrueuse se déplaçait sur les murs et se dirigeait vers elle à une vitesse folle ! Elle bondit et se jeta sur la porte : fermée !
Elle se tourna pour recevoir son assaillant et fut frappée de plein fouet par une main invisible et glacée. Un million d'étoiles éclata dans sa tête et elle sombra d'ans l'inconscience en gémissant...

Elle revint à elle les tempes bâtantes. Deux yeux rouges la fixaient. Elle s'assit lentement. Une gargouille était accroupie à un mètre d'elle et sifflait doucement passant une langue reptilienne sur ses crocs luisants.
Sans cesser de fixer son vis-à-vis la felsin se remit lentement sur ses pieds. La créature siffla plus fort et déplia ses ailes membraneuses. Naïma adopta la posture défensive de " l'Eau Dormante " qui fermait totalement sa garde.
Les deux adversaires, complètement immobiles, se jaugèrent un long moment. Soudain, la gargouille se jeta sur elle, griffes en avant. La felsin esquiva avec succès mais fut prise au dépourvu par une des ailes qui la balaya et la projeta violemment sur le mur.
A moitié sonnée, elle s'apprêtait à riposter lorsque deux filaments d'ombres la clouèrent contre la pierre. Elle se débattit en vain alors que la gargouille s'approchait d'elle. D'un habile coup de griffe, elle lui ouvrit la poitrine. Poussant un hurlement de douleur, Naïma vit avec horreur la créature extraire son cœur encore palpitant et le humer avec délectation puis ce fut le noir...
*

Sandro et Maria-Rosa passèrent leur journée à visiter Port Mac-Kaer. Ils se frayèrent un chemin dans les rues encombrées s'arrêtant dans les boutiques de curiosités ou dans une taverne pour prendre un rafraîchissement et écouter les récits de vieux aventuriers. Emerveillée, Maria-Rosa ne cessait de poser des questions sur tout.
Ils firent ensuite une halte sur les coteaux de la ville pour pique-niquer et lorsqu'ils rentrèrent, la nuit était déjà tombée. Sandro prit congé de sa maîtresse. Elle lui tendit sa main :
- J'espère vous revoir bientôt, Alessandro. Ce fut un plaisir.
- Pour l'heure, Maria, les affaires de la guilde m'attendent.
- Soit mon ami, prenez bien soin de vous. J'attends avec impatience votre prochaine visite...

L'hacienda était silencieuse lorsque Sandro rentra. De la lumière passait sous la porte du bureau et il y trouva Ilian en train d'écrire. " Bonsoir Ilian. Naïma n'est pas là ? " La kheyza fronça les sourcils, étonnée :
- Comment ? Elle n'est pas avec vous ?
- Et bien non. Elle a quitté la soirée un peu plus tôt que prévu.

L'inquiétude se lisait sur le visage d'Ilian. " Elle ne m'a pas rejoint au port non plus. Et toutes ses affaires sont là. " Sandro s'habilla rapidement pour sortir. " Bon, restez là, je vais faire un tour et tacher d'en savoir plus. " La jeune femme se leva. " Je vous accompagne. "
Ils chevauchèrent jusqu'à une taverne, où ils savaient trouver à coup sûr quelques-uns uns de ses amis mousquetaires du duelliste.
Lorsqu'il fit la description de la felsin, ils éclatèrent de rire : " Alors, c'est ta nouvelle conquête ? Difficile de la rater la petite, le mot est passé dans toute la garnison. Penses-tu, nippé comme elle était ! Sauf qu'on n'avait pas trop envie de l'aborder, un felsin à l'air maussade avec un sabre au côté, c'est toujours signe d'ennui. Elle allait vers le port. Sauf ton respect, à l'heure qu'il est, t'as sûrement des cornes ! Tu bois un coup ? " proposèrent-ils en lançant un regard appréciatif en direction d'Ilian. Sandro refusa et il partit rapidement vers les quais.
" Z'auriez pas une p'tite pièc' ? " aboya un mendiant avant de se pendre au manteau du venn'dys. Le duelliste le repoussa avant de se raviser. " Dis-moi mon brave. Une écume pour un renseignement. Tu n'aurais pas vu passer par ici une felsin habillé de rouge hier soir ?
- Plutôt dévêtue la donzelle ! Mais elle est partie...
- Vers où ?
- Par-là, j'en sais fichtrement rien moi. J'ai pas couru après le carrosse !
- Quel carrosse ? aboya Ilian.
- Ben, celui qu'est venu la prendre. Un truc tout noir, plutôt triste...
- Elle est montée ou on l'a obligé à monter ?
- Au début, elle avait pas l'air très joise, même qu'elle a mis la main sur son épée. Et pis, après elle a embarqué et la chariote est partie. Comme j'te l'dis mon gars ! conclut-il en donnant une tape dans le dos de Sandro.

Les deux guildiens échangèrent un regard plein d'appréhension. Ils connaissaient tous deux Naïma et savaient qu'elle n'était pas du genre à partir aussi facilement avec des inconnus sans prévenir.

Ils firent la tournée des portes de la ville où on leur indiqua la direction vers laquelle était parti le carrosse après être sorti de Mac-Kaer. " Bon sang, mais dans quel pétrin est-elle encore fourrée ? " maugréa Sandro en chevauchant. Ilian le visage fermé resta silencieuse.
Bien qu'inquiet le venn'dys ne parvenait pas à effacer les grands yeux verts de Maria-Rosa et cette seule pensée échauffa le désir qu'il avait d'elle. Il fallait qu'il la touche, qu'il lui parle : rien d'autre ne pouvait avoir de l'importance.
Arrivés à une bifurcation et toujours bredouilles, ils rentrèrent au galop. Parvenu à son lit, Sandro s'écroula harassé de fatigue. Il dormit assez mal, car dans ses rêves, revenaient sans cesse les beaux yeux d'une dame venn'dys.
Dans la chambre d'Ilian par contre, la lumière brûla toute la nuit. Les yeux rougis par la fatigue, elle montait la garde guettant le moindre bruit qui lui signifierait le retour de son amie. Vaincue par sa longue veille, elle s'endormit à l'aube...
Naïma n'était toujours pas rentrée.
*

Naïma se réveilla en hurlant. Elle porta la main à sa poitrine : aucune trace n'était visible. Claquant des dents, elle se rhabilla, bien décidé à quitter cet endroit maudit. En regardant par la fenêtre, elle s'aperçut qu'elle avait dormi tout le jour. Si elle avait dormi, car l'épisode sanglant dont elle avait était la victime lui avait semblé bien réel.
La porte de sa chambre s'ouvrit et Vladimir fit son entrée : " Bonsoir Naïma ". Elle s'avança dans sa direction et lui cria : " M'expliquerez vous ce qui se passe ici ? " Il eut l'air étonné : " Je ne vois absolument pas de quoi vous parlez, ma chère. " Les nerfs à fleur de peau, elle se mit à pleurer :
- Les ombres... Les statues... Elles m'ont attaquées... Après votre départ.
- Vous avez du faire un cauchemar. Rien de plus. Allons soupez cela vous remettra d'aplomb.

Rendu hystérique par la froideur de l'ashragor, elle se mit à hurler l'accusant de tous les maux. Il la droguait et provoquait ses hallucinations ! Peut-être même la manipulait-il avec le loom noir ? Enfin, elle lui signifia qu'elle désirait partir.
Il l'écouta, impassible : " Je croyais que les felsins n'avaient qu'une seule parole. Vous me décevez Naïma. Je pense qu'un peu de solitude vous ferra le plus grand bien. " Il sortit.
Naïma se jeta sur la porte et la martela, mais elle était de nouveau fermée. La felsin s'effondra, secouée de gros sanglots : " Je vous en prie... Ne me laissez pas seule... " En vain : le comte semblait hors de portée.
Son sixième sens en alerte, elle se retourna ! En un bref instant, trois ombres grotesques l'encerclèrent. Un étau glacé enserra le crâne de la jeune femme qui commença à étouffer.
Elle avait l'impression que quelque chose lui dévorait le cerveau jusqu'à la vider de toute substance. Elle tomba dans un gouffre et au moment où elle allait une nouvelle fois sombrer dans l'inconscience, les apparitions disparurent.
Epuisée, l'esprit en déroute, elle se recroquevilla dans un coin de la chambre. Des ricanements se faisaient entendre de toute part. Pour vaincre la peur, elle essaya de raconter à voix haute, les contes que sa mère lui avaient transmis.
Les ombres l'attaquèrent de nouveau, la laissant sans souffle et sans possibilité de penser. Elle hurla, donna des coups qui ne rencontrèrent que le vide. Toute la nuit, les ombres la tourmentèrent, volant à chaque assaut un pan de sa raison et de sa force.
Hagarde, elle sombra dans un sommeil comateux au lever du jour...

La voix de Vladimir lui parvint d'abord comme un bourdonnement grave, puis elle finit par en saisir le sens. " Allez-vous mieux ? " Elle sentit qu'on posait un linge humide sur son front.
Extrêmement faible, son corps était agité de frissons. Une odeur de renfermé flottait dans l'air. Elle ouvrit les yeux et se retrouva nez à nez avec le faciès verdâtre d'un non-mort penché sur elle. Elle se débattit en criant : " Eloignez ça sur-le-champ ! " Le comte frappa dans ses mains et le zombie disparut.
Elle s'assit péniblement : " C'est vous n'est-ce pas ? Vous jouez avec moi. Pourquoi ? "
Il s'assit à ses côtés : " Effectivement, je suis quelque peu responsable de ce qui vous arrive. Je veux absolument briser toute résistance en vous. C'est nécessaire... " Elle s'accrocha à lui et plongea son regard dans le sien : " Dans quel but ? Quel intérêt tirez-vous de la situation ?
- Je vous veux Naïma, mais mon désir est bien différent des autres hommes. Je vous veux entièrement, corps et âme. "

Il se reprit : " En fait, c'est surtout votre âme qui m'intéresse, je vous avoue franchement que les plaisirs de la chair me laissent froid. "
Elle s'adossa sur le coussin. L'insomnie avait creusé de larges cernes autour de ses yeux brillants de fièvre. Sa peau ambrée aux reflets cuivrés était désormais livide. Le comte reprit : " Je vous propose un marché Naïma. Faites moi connaître les méandres de votre esprit et je vous aiderais à retrouver votre sœur.
- Vous voulez que je vous vende mon âme ? !

L'expression eut l'air d'amuser le comte. " Vous pouvez appeler cela ainsi, mais je vois les choses différemment. Tout dépend à combien vous estimez le retour de votre sœur. " Elle rétorqua pleine de défi : " Comment pourrais-je vous faire confiance ? Qui me garantis que vous ferez ce que vous dites ?
- Ecoutez vous avez deux possibilités. Soit vous acceptez et nous sommes quittes, soit vous refusez et je n'ai que l'embarras du choix pour faire de vous une marionnette. Peut-être pourrions nous convier votre amant venn'dys ou cette charmante amie kheyza à venir nous rejoindre. Qu'en pensez-vous ? "

Les lèvres de Naïma se mirent à trembler alors que des larmes emplissaient ses yeux. Elle gronda : " Touchez un seul cheveu de leurs têtes et je vous tue ! " Il se mit à rire de plus belle : " Bien. Je vois que mon traitement de faveur ne vous a pas suffit. Vous en redemandez. Comme vous voudrez ma chère, mais je tiens à vous prévenir que la nuit sera longue... "
A peine était-il sorti que les hurlements de Naïma se firent entendre. Une horde de non-morts s'était jetée sur elle. La felsin sentait leurs mains froides courir sur son corps. Elle sombra dans un état de semi-conscience, laissant son âme se détacher de ce corps qui lui répugnait soudain.
Elle ne sentait plus rien, n'éprouvait plus aucun sentiment, ni aucune émotion. Elle se dit que la mort devait ressembler à cela et pria ardemment pour qu'elle l'emporte. Une voix d'outre-tombe se fit alors entendre : " C'est bien Naïma, viens à moi, plus proche, plus proche... "
Son visage s'éclaira d'un sourire dément et elle comprit alors que la folie était sa seule issue.

DANSES

Peu après son réveil, Sandro sortit en sifflotant. La matinée s'annonçait radieuse et la perspective de voir Maria-Rosa le rendait bêtement heureux. Il acheta un bouquet à une jeune fleuriste ambulante, lui fit un clin d'œil qui la fit rougir et vola plus qu'il ne marcha jusqu'à l'hôtel Della Lorca. Il fut introduit rapidement auprès de sa maîtresse qui se brossait les cheveux à sa coiffeuse. Elle se retourna ravie : " Bien le bonjour, Alessandro.
- Maria-Rosa. Je m'apprêtais à vous dire que les Feux-du-Ciel brillaient de tous leurs éclats au dehors mais je dois y renoncer. Vous venez de leur ravir toute leur brillance et leur chaleur " annonça le duelliste en s'inclinant galamment. " Mon ami, répondit la dame venn'dys en lui souriant affectueusement, vous partagerez mon petit déjeuner. Il faut que je vous entretienne de quelques petites choses. Pour l'heure je dois me consacrer à ma toilette, aussi ayez l'obligeance de m'attendre au salon. "

Quelques minutes après, ils s'attablèrent devant un repas copieux et Maria-Rosa commença à exposer ses intentions : " Sandro, je compte organiser une petite réception d'ici peu, afin de marquer le retour de mon époux à Port Mac-Kaer. Vous êtes, bien sur, d'ores et déjà invité. Néanmoins, je comptai un peu sur vous pour m'aider à dresser la liste des invités, car je connais fort peu le milieu guildien et votre expérience me serait précieuse. " Bien qu'un peu surpris à l'annonce du retour de l'époux, Sandro se sentit gagner par l'enthousiasme de sa maîtresse : " Mais avec plaisir, madame ! Voilà bien longtemps que je n'ai pas participé à une fête venn'dys et cela ne sera pas sans me rappeler Brizzio et ses fastes ! "

Ils passèrent le reste de la journée à se consacrer aux préparatifs de la fête, allant voir traiteurs et autres professions indispensables lors de ce genre d'événement.

*

Naïma se détourna de la robe de soie noire : " Je n'irais pas, inutile d'insister. " Assis dans un fauteuil, le comte ashragor croisa nonchalamment les jambes et ordonna d'un ton cassant : " Vous irez. N'abusez pas de ma patience, madame. Le grand air vous ferra le plus grand bien. " Elle se retourna, son corps amaigri tremblant de rage contenue : " Vous dépassez les bornes cher comte. Allez à ce bal ne fait pas partie de notre... accord ! " Il la fixa intensément et une chape de glace s'abattit sur elle. Il répéta lentement en prenant soin de détacher chaque syllabe : " Vous irez que vous le vouliez ou non " Elle sentit un liquide chaud coulait le long de sa joue. L'essuyant d'un revers de main, elle s'aperçut alors que c'était du sang. La jeune femme se résigna d'une voix éteinte : " Bien, comme vous voudrez " Il s'approcha d'elle et la saisit par le coup : " Commettez une seule erreur ce soir et je vous promet des nuits agitées. " Il la repoussa brusquement et sortit.

*

Journal de bord de Déolius Argiannelli, 27e jour de la prime ardence 211 AA.
L'escale n'aura pas duré longtemps ! Je peux m'enorgueillir de la réputation d'excellence de mon bâtiment. Les contrats de transit tombent plus vite que jamais. C'est l'ambassadeur d'Orell de Jéophar lui-même qui a mandaté mon " Fier à bras " pour transporter un fort tonnage de tissus. D'après ce que j'ais pu voir de ce chargement, il pourrait bien s'agir du matériau employé pour les ballons des aérostats de notre Maison. L'ambassade trafique quelque chose dans les Baronnies Pirates… Les agitations de la famille De Migouldine y sont-ils pour quelques choses ?

L'hôtel Della Lorca brillait de tous ses feux tandis qu'une foule d'invités se pressaient vers la grande entrée. Toute la " bonne société " de Port Mac-Kaer -essentiellement guildienne par ailleurs - s'était réunie pour célébrer le retour du seigneur Lorenzo Della Lorca. Celui-ci se tenait sur le seuil de sa demeure, son épouse à ses côtés, accueillant ses invités et ayant un mot courtois pour chacun.
Sandro, vêtu comme un prince, s'approcha du couple pour les saluer : " Monsieur Della Lorca, sachez que c'est un grand honneur que d'être présenté à votre personne. Madame Della Lorca, vous êtes très en beauté ce soir. " Lorenzo le salua à son tour et lui dit poliment :
- Monsieur de Petris, nous serions ravis, ma femme et moi de vous avoir à souper demain soir.
- Monsieur, ce sera avec le plus grand plaisir !
- Dans ce cas, bonne soirée...

Avec un certain soulagement, Sandro entra dans la salle de réception et se dirigea immédiatement vers le buffet. " Par la malpeste ! Voilà maintenant le mari cocu qui m'invite à manger ! Dans quel guêpier me suis-je encore fourré ? " Il s'interrompit brusquement dans ses considérations lorsque son regard se posa sur une femme vêtue d'une lourde robe de crêpe noire qui essayait discrètement de mettre des petits fours dans une des poches de sa robe. Interloqué par ces étranges manières, Sandro s'approcha de la dame qui, concentrée sur son geste, semblait ne pas l'avoir remarqué. Son visage était poudré de blanc et ses yeux étaient soulignés d'un épais trait de khôl accentuant encore son aspect cadavérique. Intrigué, Sandro fronça les sourcils : " Une Ashragor ? Non... Il y a autre chose... Quelque chose de familier... " Il s'approcha et s'inclina galamment devant la femme, qui suspendit son geste, puis porta à la bouche le petit four qu'elle s'apprêtait à cacher. Leurs regards se croisèrent alors et Sandro pâlit avant de s'écrier d'une voix étranglée :
- Naïma ! ?
- Tiens Sandro, répondit la felsin en faisant la moue, que fais-tu là ?

A son ton, on aurait cru qu'ils s'étaient quittés la veille. " Mais c'est plutôt toi qui devrait m'expliquer ce que tu fais là. Où étais-tu ? Pourquoi ne m'as-tu pas dit où tu te trouvais ? " La voix du duelliste était empreinte d'inquiétude. Elle répondit hésitante :
- Je suis chez un... Ami et je pense y séjourner encore quelques temps. J'irai récupérer mes affaires à l'hacienda, après la fête. J'ai besoin de quelques tenues de rechanges.
- Naïma, que se passe t- il ? Je ne te reconnais plus. Viens danser.

Il se saisit avec autorité du bras de sa compagne et la guida vers la piste, où évoluaient déjà quelques couples. L'enlaçant, il plongea son regard dans celui de la felsin, mais celle-ci le détourna rapidement, regardant avec appréhension le comte se diriger vers eux. Elle tenta d'en avertir son partenaire. " Sandro, je pense que danser n'est pas une bonne idée... " Trop tard, à peine avaient-ils fait quelques pas que l'ashragor se présenta : " Monsieur, puis-je vous emprunter votre cavalière ? " Sandro se retourna pour dévisager le nouvel arrivant et rétorqua :
- Monsieur, je pense que vous aurez tout loisir d'inviter cette dame à la prochaine danse...
- Laissons la décider pour nous, voulez-vous ? répondit Vladimir d'une voix suave. Et bien ma chère ?

Baissant les yeux, Naïma se glissa dans les bras de l'ashragor. Une fois qu'ils se furent éloignés un peu, il lui expliqua :
- Naïma, la seule condition pour vous amener à ce bal était que vous vous teniez tranquille. A peine ai-je le dos tourné et vous vous jetez dans les bras d'un ami. Pour la dernière fois donc, obéissez-moi. Amusez-vous, mais avec des étrangers de préférence...
- Sandro est plutôt têtu. J'ai bien peur qu'il n'en reste pas là... rétorqua-t-elle d'une voix moqueuse.

Elle savait pertinemment qu'elle l'agaçait mais n'ignorait pas qu'il ne tenterait rien contre elle en public. Il accentua la pression sur sa taille :
- Ma chère, ceci est votre problème, mais je ne voudrai pas gâter cette belle soirée en passant mon épée au travers d'un venn'dys. Suis-je assez clair ?
- Parfaitement limpide, très cher.
- Bien, dans ce cas, veuillez m'excuser.

Après un bref salut, le comte se mêla à la foule d'invités et disparut. Pendant ce temps, Sandro s'était dirigé vers le capitaine des mousquetaires chargés de la sécurité de la fête. " Mon ami, j'ai besoin de quelques-uns de tes hommes. Une dame est en danger, je le crains, et je voudrais la soustraire à ses mauvaises influences...
- Crénom, l'ami, tu n'as pas besoin de m'en dire plus ! Prends six hommes avec toi et cours sauver ta belle.
- Merci. Je te revaudrai ça !

Accompagné des mousquetaires, Sandro se mit à la recherche de Naïma. Il la trouva sur une terrasse donnant sur les jardins. Il s'approcha de la felsin
- Un homme avec moi. Les autres vous couvrirez notre retraite...
- Naïma, maintenant tu viens avec moi ! Je te ramène à l'hacienda.
- Va-t'en Sandro, je ne veux plus te voir ! lui lança-t-elle d'un ton coupant.

Avec un soupir, le venn'dys s'approcha d'elle et fit un signe discret à son acolyte qui la contourna. Brusquement, Sandro se jeta sur elle pour la maîtriser mais Naïma avait prévu son mouvement et se jeta de côté. Le mousquetaire en profita et lui assena un grand coup avec la garde de son épée, ponctuant son geste d'un " toutes mes excuses, ma p'tite dame ! " tonitruant. Elle s'effondra mollement au sol et Sandro, la prenant dans ses bras, commença à courir, rejoint bientôt par le reste de la compagnie. " Vite à l'hacienda de don Diego ! ". Ils lancèrent leurs montures au galop dans les rues sombres de Port Mac-Kaer. Soudain, six ombres noires se matérialisèrent devant les cavaliers. " Par la barbe du Doge ! Des créatures démoniaques ! Sandro, fuis, nous les retenons ! Mousquetaires à vos crache-feu ! En position... Feu ! ". Une salve partit, faisant un bruit de tonnerre. Assurant son précieux fardeau, Sandro piqua des éperons et disparut. Un combat furieux s'engagea entres les ombres et les mousquetaires.

*

Ilian vint accueillir Sandro et Naïma, qui revenait lentement à elle. Elle fusilla du regard le venn'dys, salua brièvement son ami kheyza et monta à sa chambre ou elle commença à faire ses bagages. Elle avait pris sa décision, même si il lui en coûtait. Elle ne pouvait risquer plus longtemps d'exposer ses amis au chantage du comte Vladimir. Sandro fit irruption dans la pièce :
- Naïma, je t'en conjure, ne pars pas.
- Il le faut, Sandro. Qui sait ce qu'il serait capable de vous faire si je ne lui obéissais pas... De toute façon il est déjà trop tard... Je ne prends que ceci, brûlez le reste ou donnez-le aux pauvres de Port Mac-Kaer. Voici mon guilder, je démissionne de la guilde. Adieu mes amis et que la Dame d'Antan vous protège. Sandro, je suis désolée, mais...

Il tenta de la retenir avec toute l'énergie du désespoir. " Mais enfin, Naïma, pourquoi ? " Elle se dégagea d'un revers d'épaule : " tu ne pourrais pas comprendre, même si je te l'expliquai. Prends bien soin de toi, Sandro et ne m'oublie pas trop vite... " Son sac à la main, Naïma sortit et traversa la cour où se rangeait un carrosse noir. Sandro la rattrapa et fusilla du regard l'ashragor qui venait de d'apparaître à la fenêtre du sombre équipage. " Monsieur, par deux fois ce soir, votre conduite s'est montrée indigne de celle d'un gentilhomme. C'est pourquoi, pour mon honneur et celui de cette dame, vous m'en rendrez raison sur l'heure ! " Vladimir fit un geste en direction de Naïma : " Allez dans le carrosse très chère, je vous y rejoins dans un instant. Quant à vous, messire, il en sera fait selon votre bon plaisir ". L'ashragor tira lentement sa rapière du fourreau et se mit en garde. Les deux adversaires se jaugèrent un bref instant puis Sandro se fendit. Son opposant para aisément et riposta, passant la garde du venn'dys et laissant une marque ensanglantée sur la poitrine de celui-ci qui grimaça de douleur. Quelques passes d'escrime suivirent au cours desquelles Sandro réussit à blesser légèrement Vladimir qui restait sur la défensive. Soudain ce dernier passa un coup terrible que le venn'dys para vainement. La rapière du comte, brillant d'une lueur verdâtre, dessina une entaille profonde sur la poitrine de Sandro. La bouche pleine de sang, celui-ci réussit à articuler : " Une... une botte ?
- Pauvre imbécile, non pas une botte, mais la magie du Loom noir. Adieu, venn'dys ! ".

Essuyant sa lame sur la chemise de Sandro, Vladimir rengaina. Sur la palissade, il vit alors une jeune femme qui le tenait en joue avec un superbe arc à poulie. Un sourire se dessina sur ses lèvres et il inspira profondément. La flèche traversa son corps devenu immatériel et vint se ficher dans la portière du carrosse. Le regard brûlant de haine, Ilian le vit s'éloigner, emportant avec lui son amie et ses bonnes résolutions. Revenue à sa chambre, elle sortie d'une malle une splendide armure rouge : la Sanglante était de nouveau sur le pied de guerre.

*

Tout en se préparant pour la nuit, Maria-Rosa repensait à l'entrevue qu'elle avait eue avec Vladimir lors de la fête ; Cela faisait maintenant une dizaine d'années que son cousin, Michaele Giovanni, lui avait présenté le comte. Il avait secrètement pris en main son éducation et sa formation aux Arts Etranges démoniaques, exploitant le sang Ashragor qui coulait dans ses veines. Elle était en effet, une bâtarde venn'dys-ashragor bien que parfaitement intégrée dans la République. Durant ses longues années d'études, une relation forte s'était installée entre eux et rien - pas même son riche mariage avec don Lorenzo Della Lorca - n'était venu entraver cela. Son union était la conclusion d'une affaire commerciale et comme beaucoup de mariage dans sa maison n'avait été motivé par une quelconque histoire d'amour. Pourtant il n'avait suffit que de quelques mois de vie commune pour que son mari s'éprenne follement d'elle. Si cela n'avait tenue qu'à elle, elle se serait vite débarrassée de Lorenzo par le biais d'un accident ou d'une maladie, si fréquents dans la société venn'dys. Mais Vladimir lui avait demandé de le garder en vie, car un armateur pourrait être utile pour le " Projet ". Elle tomba enceinte rapidement et vécut cela comme un long supplice. Un adorable petit garçon vit le jour pour la joie de Lorenzo. Un soir, pourtant, elle ne put réfréner les pulsions dues à sa nature démoniaque et tua l'enfant en absorbant son étincelle. Fou de douleur, le seigneur Della Lorca comprit qu'elle était folle à lier. Homme honorable, peu désireux qu'un scandale éclate, il continua à lui assurer un train de vie luxueux mais ne l'approcha plus jamais en privé. Ils continuaient à sauvegarder les apparences en public, mais leur couple était brisé à jamais. Lorsqu'elle sut qu'elle irait sur le Continent avec son époux, celui-ci voulant garder un œil sur elle, elle eût l'idée du Jeu. Les autres Natifs l'avaient toujours fascinée et plus particulièrement les Felsins. Leur immunité à la magie noire en faisait des adversaires dangereux mais leur sens de l'honneur et leur tempérament combatif les rendaient extrêmement vulnérables à la manipulation. Se délecter des souffrances et des tourments d'un felsin pris au piège devait être un plaisir rare et subtil. Elle exposa donc son idée à Vladimir : capturer un felsin, le soumettre aux pires tortures mentales et physiques afin d'observer ses réactions et son désespoir. " Cette Naïma est une prise de choix. Pour l'heure, elle se comporte exactement comme nous l'avions prévu. De plus, cet accord insensé qui la lie à Vladimir, pourrait faire d'elle un serviteur utile et efficace que mon cher cousin ne manquerait pas d'apprécier à sa juste valeur. Il faudra que je demande à mon beau comte de ne pas la tuer trop vite... ". Elle s'étira langoureusement, examinant d'un regard critique son reflet dans le miroir. S'estimant satisfaite, elle se coucha le sourire aux lèvres.

CONTRE ATTAQUE

" Mon estimable allié aurait-il la générosité de m'expliquer le jeu auquel il se livre en ce moment ? " La colère du mystérieux maître Jaune de l'Alliance Impie emplissait la pièce obscure d'échos redoutables. " A l'heure où notre projet requiert la plus grande attention, tu folâtres avec cette catin felsin ! Qu'as t-elle de si important pour que tu te détournes de notre grand projet !? ". Le maître noir, d'un calme impassible, se contenta de lever ses yeux d'ébène vers son interlocuteur et d'une voix légèrement ironique rétorqua : " Allons maître Jaune… La partie actuelle du plan est entre les mains des tiens. L'Enfant, conclusion de tous nos efforts, se trouve chez les Rois Sorciers et ceci en raison de l'incapacité de l'un de tes pions. Je trompe mon ennui en transformant cette Felsin et son amant en jouets, qui pourraient bien devenir des atouts cachés par la suite. " Le maître Jaune se leva d'un coup de son fauteuil, comme si l'énergie de la fureur l'avait brutalement électrisé. " Je ne peux y croire ! Tes moyens loomiques ne seraient-ils pas mieux employés à autre chose ? " La silhouette obscure au visage pâle du maître noir se redressa de toute sa taille. Elle ressemblait à une évanescence de ténèbres et d'ombres vivantes. D'un timbre glacial, le sombre seigneur déclara : " Tes larbins ont échoués. Cette tâche me semble donc te revenir. Mais notre cause vaut bien que je m'investisses quelque peu la-dedans… Le jeu touche à sa fin de toute manière… "

*

A l'hacienda, c'était l'heure de prendre une décision. Assis autour d'une table se trouvaient Ilian, Sandro et un felsin au visage horriblement marqué par un coup de griffes : " Voilà, tu sais tout, Tufir. D'après ce que m'a rapporté Ilian, le carrosse a disparu à proximité d'un marais. " L'interpellé hocha la tête en guise de réponse et se concentra sur les éléments dont il disposait. Son regard était plein de sagesse mais au fond de ses yeux brûlait le feu de ceux qui ont vu la mort et en sont revenus. " Il va falloir agir vite " annonça Ilian l'air sombre. " Je ne pense pas que le comte Vladimir la garde encore en vie bien longtemps... " Ses yeux se perdirent dans le vague et elle repensa à ces jours maudits où elle aussi avait été assujettie à la volonté d'un Ashragor - car Giovanni n'avait plus rien d'un venn'dys - et la douleur, le tourment, le... Elle secoua la tête : " Equipons- nous et allons la chercher. " Les deux hommes opinèrent de façon affirmative...

*

Quelques heures plus tard, ils étaient enfin prêts, les chevaux harnachés et sellés. Ils cheminèrent une demi- journée, pénétrant dans un bois touffu et verdoyant. Parvenus à son orée, le paysage changea brusquement. Devant eux, s'étendaient d'épaisses brumes masquant l'horizon mais l'humidité ambiante et l'odeur fétide de l'eau stagnante leur indiqua qu'ils se trouvaient à proximité d'un marais. Les chevaux piétinaient, nerveux, et Ilian les attacha à un arbre. Tufir se concentra un moment devant les brumes : " Une barrière loomique ; soyons prudents. " Ils s'engagèrent dans le marécage, ne distinguant rien à plus d'un mètre devant eux. Très vite, ils se retrouvèrent à leur point de départ. " Il faut recommencer, murmura Tufir, et essayer de résister aux effets de cette brume ". Il se concentra, tentant de fermer son esprit à toute emprise et s'enfonça de nouveau dans les vapeurs. Ils progressèrent ainsi pendant deux heures, Ilian montrant à ses compagnons comment éviter les pièges du sol instable. Tout à coup, des jappements et des grognements plaintifs se firent entendre. " Des loups ! ", cria Ilian en guise d'avertissement. Comme elle l'avait prévue, des dizaines de bêtes surgirent de toutes parts. A moitié décomposées, les yeux rouges, elles n'avaient plus grand chose à voir avec leur race d'origine. Aussitôt en vue, elles s'élancèrent pour les attaquer. Dans un parfait ensemble, Sandro et Tufir dégainèrent leurs épées alors qu'Ilian se préparait à tirer une flèche. La kheyza resta prudemment entre ses compagnons. Elle dispensait ses mortels traits d'écarlate à tous les animaux morts-vivants, tentant de prendre ses amis à revers. Le venn'dys s'élança vaillament et engagea l'une des créatures, tandis que le felsin, son takshir à la main, restait immobile quelques instants. Son étincelle loomique focalisée en puissance combative, il bondit à son tour et hacha deux adversaires en une succession de coups rapides. Aux yeux de ses compagnons, les gestes fluides du sorcier de Sasheï donnaient l'impression d'apparaître et disparaître par intermittence. Sandro constata que là où son ami n'avait donné qu'un seul coup, deux entailles profondes déchiraient maintenant le flanc d'une des abominations. " C'est donc cela le sheï ! " songea le duelliste en transperçant l'œil vitreux d'un de ses adversaires : ainsi nommait-on l'énergie mystique permettant aux felsins d'accentuer leurs capacités, bien au-delà des limites humaines. Le combat bien que difficile tourna en faveur des guildiens. Quelques membres de l'horrible meute réussirent à fuir, leur permettant de reprendre leur progression.

*

Naïma s'éveilla en hurlant, les tempes battantes et la gorge en feu. Elle vit pour la première fois la chambre éclairée par la lumière du jour. Les hallucinations étant devenues son lot quotidien, elle avait complètement perdue la notion du temps. Assis en face d'elle, Vladimir semblait perdu dans ses pensées. L'apercevant, il lui fit un petit sourire et lui tendit son takshir. " Je pense que nous allons recevoir de la visite, plus précisément la visite de vos amis. J'adore accorder l'hospitalité mais je déteste les surprises. Aussi comprendrez vous aisément que je ne sois pas là pour les accueillir. Je vous laisse à leurs bons soins Naïma et vous dis à bientôt. N'en doutez pas, je saurai vous rappeler bien assez vite l'accord que nous avons passé... " Après un dernier regard, il quitta la pièce.

*

Il semblait que cela faisait une éternité qu'ils déambulaient dans ce marais mais, à leur grand soulagement, dans les brumes se dessina bientôt les contours d'une imposante bâtisse de pierre. " Je crois que nous sommes arrivés à destination mes amis ", dit Sandro, en affermissant la main sur la garde de sa rapière. " En avant ! ". Ils s'approchèrent silencieusement du manoir, vestige d'une splendeur passée et aujourd'hui masse grise et lugubre laissée à l'abandon. Tufir ouvrit la grande porte et s'immobilisa, surpris. Echevelée, le regard fou, Naïma était adossée contre un mur du hall d'entrée, tenant son takshir à la main. La mine défaite, titubant de fatigue et de privations, elle avait subie une effroyable métamorphose. Tufir, suivi de Sandro et d'Ilian, s'avança lentement :
- Ne bougez plus ! Allez vous- en ! Quittez cet endroit maudit !
- Laisse-nous entrer, Naïma, répondit calmement Tufir. Nous venons te chercher pour te ramener à Port Mac-Kaer. Tu n'as plus rien à craindre désormais...
Elle éclata d'un rire rauque :
- Pauvres imbéciles, je ne peux pas venir avec vous. Et si vous voulez passer, il faudra me combattre. Moi debout, jamais vous n'entrerez !
- Soit, puisque tu le désires...

Tufir se mit en position martiale et Naïma s'approcha de lui, takshir en avant. Plus rapide, son sabre siffla mais ne rencontra que le vide. Tufir, prêt à esquiver le coup, avait reculé. La vision de la jeune femme se brouilla et elle baissa son arme alors que Tufir, ajustant son arbalète de poing lui décochait son dard enduit d'un puissant somnifère. Avant de s'écrouler, le visage de la felsin s'éclaira d'un sourire et ses lèvres formèrent le mot felsin " merci ". Immédiatement, Ilian et Sandro se précipitèrent pour la secourir. Evaluant rapidement son état, la kheyza conclut : " Elle est brûlante. Sa vie ne tient qu'à un fil. Hâtons-nous de rentrer à Port Mac-Kaer ". Sandro sentit quelque chose vibrer contre sa poitrine et il sortit de sa poche le guilder de sa compagne qui, tout en bourdonnant, émettait une douce chaleur. Il le retourna et chercha l'explication de cet étrange phénomène sur le revers. Deux yeux aveugles étaient gravés laissant s'enrouler en leur centre une étrange spirale qui s'élevait vers le haut. Il lui glissa précautionneusement autour du cou. Ils fouillèrent rapidement la demeure, épurant la zone des non- morts. Lorsqu'ils quittèrent le manoir, ils n'avaient trouvé le comte Vladimir nulle part...

*

Journal de bord de Déolius Argiannelli, 13e jour de la seconde ardence 211 AA.
Avons déposés notre cargaison à Ehmon hier. Les agents locaux de D'orell de Jéophar m'avaient l'air agités et pressés de récupérer ce précieux matériel. En discutant quelques peu avec eux, j'ais saisi qu'il y avait probablement une question d'observation discrète et aérienne à effectuer dans les Baronnies. Ils ne m'en ont pas dit plus cependant, mais mes soupçons se confirment. Nous avons embarqués à notre bord l'un de ces hommes. Il semblerait qu'il est un rapport préliminaire à remettre à notre ambassadeur sur les activités de nos ressortissants dans l'écrin.

Lorsque Naïma s'éveilla, elle reconnut l'ameublement et le décor de sa chambre à l'hacienda. L'odeur de la lavande embaumant ses draps lui procura un sentiment d'aise et de réconfort. Sandro se trouvait à son chevet, guettant avidement ses réactions. Elle lui adressa un pâle sourire. " Naïma ! Tu es enfin réveillée. Voici plus d'une semaine que tu n'as pas repris conscience. Comment te sens-tu ? " Il lui prit la main avec précaution, comme s'il avait peur de la briser. " Je n'ai pas très envie d'en parler... " Un long frisson secoua le corps affaibli de la jeune femme. Elle jeta un coup d'œil dans la pièce, semblant chercher quelque chose. Puis elle s'agita, nerveuse :
- Sandro, rends-moi un service, veux-tu ? Va en ville et ramènes-moi des chandelles, autant que tu pourras en porter. Il fait si sombre ici ! Il y a des ombres, beaucoup trop d'ombres...
- Mais enfin, Naïma...
- S'il te plaît Sandro, les ombres pourraient revenir et il faut les en empêcher !

Devant le ton hystérique de sa compagne, le jeune venn'dys ne préféra pas trop insister. Il rejoignit Ilian qui l'attendait dans le couloir :
- Comment est-elle ?
- Encore bouleversée. Mais elle s'en sortira, j'en suis sûr. Elle est plus forte qu'elle ne paraît. Pour l'heure, excusez-moi Ilian, mais je dois aller acheter des chandelles !

A son tour, la kheyza entra dans la chambre. Naïma avait les traits tirés, elle avait perdu beaucoup de poids. Mais la fièvre ayant cessée, sa vie n'était plus en danger. Elle s'assit au bord du lit mais aussitôt la felsin se recroquevilla à l'opposé, évitant le contact. " Naïma ma chérie, il faut que tu saches que nous sommes tous là avec toi et que personne autant que moi ne peut comprendre ce que tu ressens. Si tu veux en parler, je suis prête à t'écouter. Sinon je te soutiendrai quoi qu'il arrive. " La felsin détourna les yeux, fixant obstinément le mur :
- Vous auriez mieux fait de m'abandonner là bas. En me laissant vivre, vous me faites connaître le déshonneur.
- Non il n'y a rien de déshonorant ! Tu es tombée entre les griffes d'un ashragor et tu t'en es sortie.

Des larmes coulèrent sur les joues de la malade. " Je suis devenue sa chose et je ne peux rien contre cela. Lorsqu'il m'appellera, je lui obéirai de nouveau. Il n'est pas mort n'est-ce pas ? " Ilian soupira : " Non, il n'est pas mort. Plus exactement, nous ne l'avons pas trouvé. Mais s'il faut nous le combattrons à ta place la prochaine fois. S'il y en a une ! " La voix dure, Naïma répondit :
- Il n'y aura pas de prochaine fois... Où est mon takshir ?
- Tu le trouveras avec le reste de tes affaires...
- Laisse-moi maintenant s'il te plaît. J'ai envie de me reposer... Ilian ?
- Oui Naïma ?
- Je t'aime.

Pour toute réponse, la kheyza envoya un baiser du bout de ses doigts et referma doucement la porte. Une fois dans le couloir, elle laissa libre cour à ses émotions. Tant de souvenirs refluaient en elle ; son enfant, son amant, le sourire de squale de Giovanni, les ténèbres, le sang... Elle prit une profonde inspiration et s'apprêtait à quitter les lieux lorsqu'un cri étouffé brisa le silence. Elle s'élança vers la chambre de Naïma pour trouver celle-ci évanouie, son takshir profondément enfoncé dans le ventre. Elle appela à l'aide une des jeunes filles qui vivait à l'hacienda et lui enjoignit d'aller chercher d'urgence un médecin. La voix de la kheyza était emplie de colère autant que d'angoisse. Elle se pencha sur le corps de la felsin afin d'endiguer le flot de sang en attendant l'arrivée du soigneur : les yeux d'Ilian prirent une teinte mauve et l'énergie du loom se libéra. Un cri étranglé se fit entendre sur le pas de la porte. Cloué de surprise et d'horreur, Sandro contemplait la scène, ayant laissé s'échapper des dizaines de chandelles à ses pieds...

*

Naïma reprit de nouveau conscience. Une douleur terrible lui tenaillait le bas-ventre. A son chevet, se tenait Ilian le visage fermé :
- Ilian... Je sais ce que tu vas dire... Vas-y...
- Je ne te dirai rien, Naïma. Ce n'est pas à moi de juger ton acte et encore moins de le réprouver. Mais il faut que tu te ressaisisses. Si tu ne le fais pas pour toi, fais le pour moi ou pour Sandro qui gît dans la pièce à côté, la main à moitié arrachée.
- Sandro ? Mais... Comment ? balbutia-t-elle.
- Il a tenté de se tuer lui aussi. Par chance, son crache-feu a mal fonctionné et lui a explosé dans la main. Mais pour l'heure, prends du repos. Nous discuterons plus tard...

Quelques jours plus tard, la main bandée et encore un peu pâle, Sandro vint rendre visite à Naïma. Elle s'apitoya :
- Mon pauvre Sandro... Mais qu'as-tu fais ?
- Bah... Une petite maladresse ; je nettoyais mon arme et ce foutu crache-feu m'a pété dans les doigts ! Maldita ! On ne peut plus faire confiance à la technologie venn'dys !
Il tira une chaise à lui.
- Que veux-tu faire aujourd'hui ?
- Me reposer encore. Mais tu peux rester auprès de moi si tu le désires. Où est Ilian ?
- Quelque part dans la maison. Par la malpeste, quelle femme ! J'ai cru qu'elle allait m'achever sur place après mon... Hum... Accident. Je n'aimerai pas être son ennemi. Fichu caractère !

" C'est de moi dont vous parlez ainsi, Alessandro ? " interrogea du pas de la porte la jeune kheyza. " Ah... Heu... Bonjour Ilian ! Belle matinée, n'est ce pas ? Le soleil lui-même... " Il rougit, pris en flagrant délit. " Gardez vos flatteries venn'dys pour vous mon ami. Je vous apporte de quoi manger. " Il éclata de rire : " Mais c'est qu'en plus, elle fait la cuisine ! " Une fois restaurés et de nouveau seuls, le jeune duelliste commença à faire les cent pas dans la chambre, admirant de nombreuses tenues de son amie, prenant un objet et le remettant en place, le tout en poussant des soupirs à fendre l'âme : " Tu ne voudrais pas me dire quelque chose par hasard ? " l'interpella la felsin sur un ton amusé. " Et bien, tu sais, ce n'est pas facile a expliquer. Tu te souviens, un soir dans les Baronnies, j'ai voulu te dire que... Heu... Naïma, je crois bien que... " Elle secoua doucement la tête :
- Ne te fatigue pas, Sandro. Nul besoin de mots. Il y a longtemps que je le sais...
- Ah... Heu... Ah bon. Mais, et toi ? Tu... Enfin...
- Imbécile ! Et tu ne t'es douté de rien ? Tu crois que je suis partie dans les Baronnies pour faire une promenade de santé ? Moi aussi je t'aime Sandro, même si j'ai mis beaucoup de temps pour l'admettre.

Il se fixèrent longuement, les yeux brillant d'émotion et de passion trop longtemps retenue. Ce fut Sandro qui brisa le silence :
- Il faut néanmoins que je t'avoue quelque chose. Cette Maria-Rosa Della Lorca... Je suis tombé dans ses filets et...
- Sandro, depuis mon enfance, je suis habituée à partager mes compagnons. Mon père avait trois femmes ; dans le harem, nous étions des dizaines à partager la couche du Maître. Tu connaîtras bien d'autres femmes, comme j'aurai bien d'autres amants. Je suis même prête à te partager avec une ou plusieurs femmes que tu aimeras. Je ne te demande qu'une chose : ne renie jamais la place que tu m'as faite dans ton cœur, car alors tu m'insulterais. Et on n'insulte pas une femme felsin...
Il se frotta le menton :
- Je crois que j'ai compris ceci. Ma mâchoire s'en souvient encore ! Pour en revenir à cette Maria-Rosa, il y a quelque chose qui m'intrigue en elle. Vois-tu, c'est comme si elle m'avait ensorcelé. De plus lorsque je l'ai aidé à organiser sa réception, le comte Vladimir figurait en tête de la liste des invités. Elle m'a affirmé ne pas le connaître mais l'homme n'étant pas une personnalité de la ville, je ne vois pas qui aurait pu le recommander.
- Plutôt étrange en effet. Elle devait donc le connaître avant d'organiser cette réception.
Telle une chatte, la felsin s'étira longuement :
- Sandro, je pense à quelque chose...
- Dis toujours, mais cesse de me mettre sous le nez certaines parties charnues de ton anatomie, sinon je ne répond de rien.

Elle afficha une mine faussement outrée : " Cesse de me regarder avec cet œil lubrique et concentre-toi un peu. Je suis restée sur une mauvaise impression avec cette dame venn'dys, aussi pourrions-nous peut être renouveler l'expérience d'un souper à trois, au cours duquel ta charmante maîtresse pourrait répondre à quelques-unes de nos questions... Qu'en penses-tu ? " Il s'apprêtait à répondre mais s'insurgea devant l'attitude provocante de sa compagne : " Naïma, je t'en prie, couvres-toi par la malpeste ! Tu m'empêches de réfléchir. " Avec une moue amusée, la felsin passa un kimono de soie. Son corps était encore affaibli et marqué par les événements des derniers jours. Sandro n'avait plus devant lui une femme épanouie mais plutôt une jeune fille fragile au visage mangé par ses grands cheveux noirs. Malgré tout, même comme cela, la seule vue de ses jambes réussissait à faire battre son cœur plus vite...
- Tu m'écoutes Sandro ?
- Quoi ? Oui, répondit le duelliste avec un air distrait.
- Arrange-toi pour que cette femme nous invite à dîner. Le reste, j'en fais mon affaire. J'ai une petite revanche à prendre...
- Le problème, c'est cet étrange pouvoir d'attraction qu'elle a sur moi. C'en est presque... Bestial.
- Je te surveillerai Sandro. Ne t'inquiètes pas.
Elle s'allongea de nouveau :
- Bien, nous réglerons cela demain. Pour l'heure, j'ai besoin de me reposer ! Aussi auras-tu l'obligeante amabilité de me laisser seule...
- Voyons Naïma, ma chérie ! Tu plaisantes, tu avais évoqué tantôt la possibilité de...
- Mon cher, il faut croire que j'ai changé d'avis...

Son ton se fit plus grave soudain : " Je ne me sens pas encore prête... ". Ilian avait toute son attention occupé à maintenir le plateau chargé de victuailles qu'elle portait à Naïma lorsqu'elle fut violemment bousculée par un Sandro gesticulant. Sur le pas de sa chambre, la felsin fit suivre chapeau, gants et objets divers appartenant à son amant. Elle fit un clin d'œil à son amie avant de claquer la porte de ses appartements.

*

Encore une fois, Sandro admira l'élégance de sa compagne. Sa tenue était pourtant très simple, trop simple sans doute pour un repas chez une dame venn'dys. Pourtant Naïma réussissait à donner une touche personnelle et très féminine à ce kimono de soie jade. Il n'aurait su dire si cela était le fait de la large ceinture, des bijoux wish ou du maquillage derrière lequel la felsin avait dissimulé sa petite mine et ses cernes. " Tout à la fois sans doute. De toute façon et je ne sais par quel artifice, elle serait séduisante même dans un sac de jute. ", songea-t-il. De son côté mais de façon plus discrète, Naïma jaugeait son partenaire. Elle ne s'habituait pas aux costumes venn'dys qui à son goût laissait trop peu de liberté de mouvement mais elle devait reconnaître que Sandro le portait comme une seconde peau. Elle s'apprêtait à faire une plaisanterie sur le parfum dont il s'était mis à profusion mais voyant qu'il était nerveux, elle s'abstint sagement. Elle l'attira doucement à elle, plongea ses grands yeux noirs dans les siens, effleura légèrement ses lèvres, ponctuant son geste d'un doux sourire. Elle le sentit se détendre légèrement devant le premier geste d'affection qu'elle lui témoignait depuis son retour à l'hacienda. Ils marchèrent jusqu'à l'hôtel Della Lorca où ils furent accueillis par un laquais en livrée. On les fit patienter pendant quelques minutes et enfin leur hôtesse fit son entrée. Elle était resplendissante dans une robe de brocard noir qui faisait ressortir sa carnation pâle. Sa chevelure était ramassée en une multitude de grosses boucles légèrement poudrées et l'une d'entre elle s'étirait le long de sa nuque maintenue par un fin ruban noir comme le voulait la dernière mode de Brizzio. Elle gratifia ses invités de son plus beau sourire et de sa plus gracieuse révérence. Une lueur glacée traversa son regard lorsqu'il croisa celui de la felsin et sa main se crispa légèrement. Naïma se leva et esquissa le salut de son peuple avec un soin particulier. Elle l'apostropha en patois guildien :
- Madame, avant toute chose, je viens quémander votre pardon pour ma honteuse conduite lors de votre première invitation. Vous m'avez honorée de votre hospitalité et je l'ai stupidement bafouée.
- Très chère, j'accepte vos excuses et vous pardonne bien volontiers, balbutia Maria-Rosa approximativement dans le même langage.
- C'est le cœur plein de joie et d'allégresse que je m'incline devant vous. Votre sagesse vous honore et me rend encore plus honteuse. Je vous remercie, madame Della Lorca-sila, continua Naïma mielleuse.

Sandro faillit éclater de rire. Il avait percé à jour le manège de Naïma et avait compris qu'elle se moquait de la venn'dys en multipliant courbettes et compliments de mauvaise qualité. Maria-Rosa semblait n'avoir rien remarqué, mais sa mauvaise compréhension du patois guildien pouvait en être la cause. Elle se tourna vers Sandro et son visage se fendit d'un chaleureux sourire :
- Alessandro, très cher, j'étais morte d'inquiétude ! Où étiez-vous passé ? Je suis restée sans nouvelle de vous pendant de longs jours, s'exclama-t-elle dans la langue natale des venn'dys.
- Madame, veuillez accepter mes plus humbles excuses mais j'ai eu quelques affaires à régler qui m'ont pris la majeure partie de mon temps, répondit le duelliste dans le même dialecte...
- Sandro ! Mais vous êtes blessé !
- Effectivement. Un faux mouvement en rechargeant mon crache-feu. Heureusement, le coup n'a atteint que ma main. Mais madame, nous devrions poursuivre notre conversation en guildien car je vois là une jeune personne qui ne comprend goutte à ce que nous racontons.
- Oh, Alessandro ! Je vous en prie, je parle fort mal cet argot vulgaire et de plus je le trouve déplaisant et sans consistance, rétorqua-t-elle avec une moue.

Elle était charmante et avait l'air si déçue. Un instant, Sandro fut tenté d'accepter, d'autant qu'il avait à l'égard du patois des guildes une opinion semblable, mais croisant le regard de Naïma, il se reprit :
- Madame, permettez-moi d'insister... Nous serons, Naïma et moi, très indulgents à votre égard...
- Puisque cela vous semblez y tenir soit, répliqua-t-elle à contrecœur.
Elle poursuivit donc en guildien :
- Passons à table voulez-vous ? Alessandro, votre bras s'il vous plaît.
- Mais avec le plus grand plaisir !

Ils commencèrent à manger, devisant gaiement. Soudain Naïma s'enquit d'un air innocent : " Comment va notre cher comte, madame ? A-t-il trouvé le bal à son goût ? " Maria-Rosa eût un instant d'hésitation : " Excusez-moi Naïma ? Mais quel comte ? " La felsin lui sourit, comme si cela était une évidence : " Vladimir bien sûr ! Vous pensiez à quelqu'un d'autre peut être ? " La dame ne parut pas autrement affectée et rétorqua avec légèreté : " Et bien pour être franche, je ne l'ai pas revu depuis la réception. Il faut dire qu'il n'est qu'une relation et que je ne le fréquente pas assidûment. Il ne tardera pas, j'espère, à m'adresser ses salutations... ". Naïma devait bien se rendre à la raison. Son interlocutrice était très habile à masquer ses émotions. Elle fut tentée un instant de penser que la dame Della Lorca ne jouait pas la comédie. Cependant une intuition lui soufflait de ne pas se laisser prendre au jeu subtil qu'avait engagé sa rivale. Elle se décida pour une autre tactique et son ton se fit plus dur : " Comment l'avez-vous rencontré, Maria ? Je m'étonne qu'une dame de votre éducation ait d'aussi... Sombres fréquentations ! " La venn'dys riposta aussitôt et outrée lança : " S'agit-il d'un interrogatoire, Naïma ? De quel crime suis-je accusée ? Alessandro, je t'en prie ! Vas-tu la laisser me tourmenter ainsi sans rien faire ? " Elle tourna un visage implorant dans la direction du jeune homme. Croisant les yeux verts, Sandro sentit le désir l'envahir. Il voulait la posséder à l'instant au mépris de la présence de Naïma et des règles de bienséance. Il se leva rageusement et sortit de la pièce, laissant les deux femmes bouche bée. Seul, il se concentra et son guilder se mit à scintiller tandis que l'étrange énergie élémentaire du loom jaune se déversait lentement en lui. N'ayant plus d'autre rempart que la sorcellerie contre ses instincts primaires, il prononça les paroles d'un sortilège qui inspirait la haine et focalisa ces ondes de rage sur lui-même. Il espérait ainsi qu'il détesterait suffisamment Maria-Rosa pour résister à la tentation animale qu'elle provoquait. Au prix d'un effort énorme, il sentit une rage intense faire bouillonner le sang dans ses veines. Prenant une inspiration profonde, il rejoignit ses compagnes de table. Celles-ci s'affrontaient du regard mais tout à coup celui de la venn'dys se voilà légèrement et glissa vers le duelliste. Il contempla de nouveau ces deux immensités vertes et il sut immédiatement que ses efforts de résistance avaient été vains. L'instinct le jeta vers la dame. Il entendit vaguement Naïma crier son prénom mais tout cela n'avait désormais plus d'importance : seul comptait ces lèvres offertes, cette gorge pâle, cette taille fine...

La douleur le prit complètement au dépourvu et le ramena brutalement à la réalité. Un étau enserrait sa gorge. Il se sentit brusquement soulevé de terre. Reprenant ses esprits, il réalisa effaré que la poigne d'acier qui l'étouffait était celle de Maria-Rosa. Celle-ci se leva et se tourna vers Naïma, affublée d'un large sourire. D'abord surprise la felsin s'apprêtait à réagir lorsqu'elle s'arrêta interdite. La bouche de la venn'dys se fendit jusqu'à couper son visage sur toute la longueur. Ses dents et ses ongles s'allongèrent jusqu'à atteindre des longueurs impressionnantes tandis que sa ligne se faisait plus massive et plus musculeuse. De Maria-Rosa, il ne restait plus que ses grands yeux verts animés à présent d'une lueur malfaisante. Naïma n'hésita pas longtemps. Il fallait agir vite pour donner à Sandro l'opportunité de se dégager de l'étreinte douloureuse et mortelle. Elle ralentit sa respiration et fit le vide en elle, laissant une force nouvelle courir dans ses veines. Son regard devint lointain et sembla fixer un point invisible bien au-delà de la pièce. Elle s'abaissa légèrement pour prendre appui et tout à coup, son pied esquissa un demi-cercle à une vitesse effrayante pour venir percuter le torse de la créature. Celle-ci vacilla alors qu'un craquement sinistre se faisait entendre. Des lueurs rouges dansant devant les yeux, Sandro, le souffle rauque réussit à dégager son épée et donna un coup en aveugle. Il sentit sa rapière rebondir et l'odeur cuivrée du sang lui indiqua qu'il avait atteint sa cible. Cependant, sans plus se soucier de lui et maintenant sa prise fermement, Maria-Rosa balaya une première fois l'air de ses griffes ; la felsin esquiva habilement la première attaque, mais la créature renouvela le geste et prit totalement au dépourvu Naïma. Les griffes se plantèrent violemment dans sa poitrine, avec une telle force que la combattante fut soulevée de terre et atterrit sur la table, réduisant en miettes cristal et porcelaine. Avec un sourire inhumain, Maria-Rosa se tourna alors vers Sandro et fit claquer ses mâchoires près du visage du duelliste qui lui passa un autre coup d'épée. Deux bruits de détente se firent entendre et presque simultanément, deux dards minuscules vinrent se planter dans la nuque de la créature. Celle-ci se retourna furieuse : Naïma assise sur la table avait révélé une arbalète de poing dissimulée dans les manches amples du kimono et fixait son adversaire, guettant attentivement une réaction. Lâchant Sandro, Maria-Rosa tituba puis s'effondra brusquement. Au grand étonnement de la felsin, le poison mortel dont étaient enduits les projectiles avaient fait son effet. Toussant et crachant, le venn'dys reprit ses esprits. Dans la mort, la dame Della Lorca avait retrouvé son magnifique visage et semblait dormir. Sandro mit un genou à terre et effleura avec tendresse la joue de sa maîtresse comme pour rendre un dernier hommage à sa beauté. Il prit la main que Naïma lui tendait et tous deux sortirent de l'hôtel et prirent le chemin de l'hacienda sans échanger une seule parole.

*

Dans la salle à manger dévastée, l'air se troubla légèrement, affaiblissant la lueur des candélabres. Une spirale d'ombres se forma et le comte Vladimir apparut. Il se pencha sur la dépouille de son amante et caressa la chevelure cendrée. Son visage était marqué par la tristesse. Il arrivait trop tard pour sauver sa bien-aimée. Il déposa un baiser sur les lèvres froides et murmura : " Et toi qui te refusait à devenir une non-morte... Je crois que tu n'as malheureusement plus le choix. En route ma douce, nous avons encore tellement de choses à accomplir ensemble... ". Il la prit dans ses bras et disparut dans les ténèbres. L'instant d'après Vladimir franchissait le seuil de son imposante demeure : Castelombre n'avait jamais brûlé. Ce n'était que l'illusion de la demeure du sinistre comte qui avait été retiré de Cosme.
Il porta le cadavre de Maria-Rosa le long des couloirs ornés de lourdes tentures noires, à la lumière tamisée. Les ombres dansaient autour de lui, de manière irréelle, comme une nuée de créatures vivantes, s'inclinant sur le passage de leur maître. Enfin, le seigneur ashragor entra dans une immense pièce, où les odeurs épicées se mélangeaient avec les miasmes de matière en décomposition. Il allongea précautionneusement le cadavre sur une table d'ébène aux motifs baroques et le contempla en silence. Un sourire mauvais se dessina alors sur le pâle visage de Vladimir. " Mais ceux qui sont les responsables de ta déchéance vont connaître un sort pire que la mort… Après tout, ces pions du Cristalion ont mérité ma colère. " Il tourna son regard sur l'un des recoins de la pièce à l'architecture irréelle. Là, dans un angle improbable du mur, un étrange alambic de cristal, pulsait au rythme d'un cœur. L'ashragor approcha et son regard se posa sur l'étrange assemblage. Il contenait de petites billes de verres bleues qui se déplaçaient sous le souffle d'ondes vertes et noires. Le loom émanait du surprenant ensemble. Le regard acéré du comte discernait chacune des images changeantes que contenaient les petites perles : " Poussons donc le jeu un peu plus loin… " annonça énigmatiquement Vladimir. " En Nocte, nul n'est à l'abri des manipulations de l'esprit et de l'âme. Je sais qui tu es Naïma… Voyons comment ton esprit supportera les forces corruptrices du loom noir. " Le visage pâle de Vladimir se fendit d'un sourire carnassier. L'écho des couloirs de son palais renvoya l'écho terrible d'un rire…

*

Journal de bord de Déolius Argiannelli, 27e jour de la seconde ardence 211 AA.
J'enrage ! Le service de l'ambassade présentait un avantage que je n'avais pas pressentit ! Nous avons bénéficié d'un bon vent arrière sur la majorité du trajet qui nous ramenait vers Mac-Kaer avec notre passager. Il a ainsi pu délivrer sa paperasse dans les plus brefs délais. Mais les mousquetaires de l'ambassadeur nous ont alors fait comprendre que passer quelques jours à quai seraient une excellente idée ! Même si ce filou de d'Orell de Jéophar paye bien, le manque à gagner de cette immobilisation est énorme. Mais baste ! Mon équipage, lui, semble plutôt satisfait de cet arrêt. La ville de Mac-Kaer est en ce moment agité par des rumeurs délirantes concernant des " démons " lâchés dans les rues autour de la demeure du vénérable armateur et marchand Della Lorca. La disparition brutale de son épouse fait également jaser pas mal de monde. Sheyfir, toujours avisé et renseigné, m'a rapporté que nos anciens passagers seraient mêlés de près à tout cela… Je ne les voyais pourtant pas dans des rôles de kidnappeurs ou de meurtriers ? On ne peut décidément plus faire confiance à personne de nos jours !


(Naïma parle.)
" J'ai encore beaucoup de mal à parler des événements de ces derniers jours. Tout cela me parait extrêmement confus. La souffrance est encore là, me faisant hurler la nuit et trembler le jour. Néanmoins, je sais que j'ai appris beaucoup de choses. La plus importante, c'est que je me suis rendue compte combien j'aimais mes compagnons et combien ils me le rendaient. Dans ce manoir perdu au milieu de nulle part, je n'ai jamais été seule ; Ilian, Tufir et Sandro m'accompagnaient et me soutenaient. Je voudrais pouvoir haïr le comte Vladimir mais j'en suis incapable. Il est désormais le seul lien qui me rattache à Sélimah. J'espère seulement que mon sacrifice ne sera pas vain.
En attendant, je cherche un nouveau souffle auprès de Sandro et ensemble nous essayons d'oublier. La vie reprend lentement ses droits mais il y a des silences qui ne trompent pas. Comme deux naufragés, nous nous raccrochons au frêle esquif de nos habitudes, explorant en même temps des sentiments et des sensations nouvelles. Attentionnée et vigilante, ma douce Ilian m'occupe et me distrait et entre nous une nouvelle complicité est née, un lien indestructible qui nous lie un peu plus, tissé autour d'un point commun et malheureux.
Je pourrai continuer à me perdre en explications, sentiments et excuses mais il est temps pour moi de quitter la scène et de laisser la place. Que le rideau tombe, que les acteurs reprennent leurs esprits et que s'écrive un nouvel acte... "

Toute reproduction de ce texte à usage non personnel est soumise à l'acceptation des auteurs.

Auteur:

K.
L D

^
http://ad.nauseam.free.fr