Chronique
12 décembre
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On a profondément démoli en tout homme ce qui aurait pu le conduire à vouloir transformer les choses. Tout manquement à la règle promulguée se voit immédiatement rangée sous la désignation violente de la maladie. Le déviant est instantanément relégué à la marge de la société, voir psychiatrisé. C'est aux seins même des familles que se dispense l'essentiel de la normalisation, bien que l'école y contribue grandement.

Ainsi celui qui semble ne pas vouloir se plier aux exigences du système, l'individu qui sort de la norme, celui qui conteste ou se contente de poser des questions dérange et se voit marginalisé, mis à part. Tous les autres se moulent et prennent la place qui leur revient, celle où la société leur a inculqué qu'ils devraient se ranger.

Bien sûr, certains se rebiffent. Le destin social n'est pas si déterminé : Si bien que surtout durant les phases les plus prospères certains peuvent espérer obtenir un rang social plus favorable que celui qui leur était assigné au départ.

Bêtement ravis ou malheureusement résignés, la plupart ne sont que ce qu'on attend qu'ils soient. Les premiers, les conservateurs, sont donc satisfaits de la place qu'ils occupent, du rôle qu'on leur fait jouer : Ils sont les tristes protagonistes d'une histoire qu'ils défendent ardemment et qu'on a écrite pour eux. Les autres se disent réformistes : Inassouvis car envieux, ils gesticulent, ils militent et terminent immanquablement par se satisfaire des ersatz de reconnaissance que leur procure leur statut ordinairement symboliquement valorisé dans nos sociétés : " Hommes de gauche ", " sociaux-démocrates ", " militants " à défaut de vouloir changer quoi que ce soit, ils finissent par accepter avec concupiscence les aménagements hétéroclites (associations, partis politiques, …) bâtis pour eux qui leur permettent de se revendiquer haut et fort insatisfaits du système, alors qu'ils ne sont insatisfaits que de la place qu'ils y occupent. Une certaine dose de bonne conscience hypocrite les pousse tout de même à prétendre se battre pour les autres, les plus démunis, qu'ils pleurent autant qu'ils les dénigrent, trop heureux de percevoir qu'ils ne sont pas les plus à plaindre.

Une seule logique : Le renoncement. L'adolescent boutonneux qui hier encore osait rêver d'un monde moins détestable est forcé de faire taire en lui toute velléité de révolte. A ceux qui malgré tout résistent, on propose une camisole chimique, antidépresseurs et autres pilules du bonheur : Malgré eux ils peuvent ainsi se plier aux exigences du système. Les plus vindicatifs errent de squats en prison pour finir, laminés, par accepter l'inacceptable : L'asservissement. Les plus talentueux se mueront en artistes, certains finissant même par atteindre les sommets de la starification spectaculaire qu'ils honnissaient jadis. Autres chemins possibles : Le suicide, l'alcool ou la drogue.

Un seul mot d'ordre : L'individualisme. La vanité et l'égoïsme érigés en valeurs suprêmes. La lutte de tous contre tous, pour espérer obtenir la moins mauvaise des situations. Dès l'école on organise et valorise la compétition. Ceux qui acceptent le mieux le moule dans lequel chacun est censé s'insérer occupent naturellement les premières places : Les premiers de la classe, les employés du mois, l'entrepreneur de l'année.

Ainsi ceux qui ont refusé d'agir pour se bâtir un avenir tolérable, pour essayer d'avoir une emprise sur notre futur collectif préfèrent se bercer d'illusions en pensant intégrer le système pour le faire changer, pour mieux le combattre. J'étais de ceux-là. Avant. Avant que mon existence de petit cadre satisfait ne soit remise en cause par la maladie. Parce que mon sang s'est mué en un poison puissant, lent mais inéluctable, quelques transformations étaient à prévoir. Cette société dans laquelle j'avais décidé de me fondre et qui m'assurait des revenus confortables, j'avais l'outrecuidance de prétendre vouloir la transformer. Mon incapacité à ne serais-ce qu'imaginer une alternative aux règles abjectes en usage dans notre modernité prétendue indépassable m'avait conduit comme beaucoup à rejoindre les rangs des réformateurs bien pensants qui faute de réellement vouloir changer quoi que ce soit se contentent de feindre mener des luttes épisodiques pour conserver les quelques acquis conquis de hautes luttes par des générations de rêveurs qui seraient bien désappointés de constater l'insipidité combative de leurs descendants. Faut dire pour ma défense que je sors d'une école de commerce… Mea culpa, soit, mais notez qu'il y a mieux pour apprendre la révolte.

En me projetant violemment dans la réalité, ce virus qui fait aujourd'hui entièrement parti de mon être m'a au moins permis d'ouvrir les yeux. Belle saloperie. Douloureux chemin vers la lucidité...

Etant donné que je me pose quelques questions concernant ce que j'ai toujours figuré être moi. Parce que je ne peux malgré tout pas me contenter de tuer le temps qui me reste à me masturber et à me saouler, cédant au narcissisme et à l'égocentrisme ambiant, je décide aujourd'hui devant vous de parler de mon être. Je vous gratifierais d'une chronique mensuelle.

[suite]

Auteur:

P M

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