On a profondément démoli en tout homme ce qui aurait
pu le conduire à vouloir transformer les choses. Tout manquement
à la règle promulguée se voit immédiatement
rangée sous la désignation violente de la maladie.
Le déviant est instantanément relégué
à la marge de la société, voir psychiatrisé.
C'est aux seins même des familles que se dispense l'essentiel
de la normalisation, bien que l'école y contribue grandement.
Ainsi celui qui semble ne pas vouloir se plier aux exigences
du système, l'individu qui sort de la norme, celui qui
conteste ou se contente de poser des questions dérange
et se voit marginalisé, mis à part. Tous les autres
se moulent et prennent la place qui leur revient, celle où
la société leur a inculqué qu'ils devraient
se ranger.
Bien sûr, certains se rebiffent. Le destin social n'est
pas si déterminé : Si bien que surtout durant les
phases les plus prospères certains peuvent espérer
obtenir un rang social plus favorable que celui qui leur était
assigné au départ.
Bêtement ravis ou malheureusement résignés,
la plupart ne sont que ce qu'on attend qu'ils soient. Les premiers,
les conservateurs, sont donc satisfaits de la place qu'ils occupent,
du rôle qu'on leur fait jouer : Ils sont les tristes protagonistes
d'une histoire qu'ils défendent ardemment et qu'on a écrite
pour eux. Les autres se disent réformistes : Inassouvis
car envieux, ils gesticulent, ils militent et terminent immanquablement
par se satisfaire des ersatz de reconnaissance que leur procure
leur statut ordinairement symboliquement valorisé dans
nos sociétés : " Hommes de gauche ",
" sociaux-démocrates ", " militants
" à défaut de vouloir changer quoi que ce soit,
ils finissent par accepter avec concupiscence les aménagements
hétéroclites (associations, partis politiques,
)
bâtis pour eux qui leur permettent de se revendiquer haut
et fort insatisfaits du système, alors qu'ils ne sont insatisfaits
que de la place qu'ils y occupent. Une certaine dose de bonne
conscience hypocrite les pousse tout de même à prétendre
se battre pour les autres, les plus démunis, qu'ils pleurent
autant qu'ils les dénigrent, trop heureux de percevoir
qu'ils ne sont pas les plus à plaindre.
Une seule logique : Le renoncement. L'adolescent boutonneux qui
hier encore osait rêver d'un monde moins détestable
est forcé de faire taire en lui toute velléité
de révolte. A ceux qui malgré tout résistent,
on propose une camisole chimique, antidépresseurs et autres
pilules du bonheur : Malgré eux ils peuvent ainsi se plier
aux exigences du système. Les plus vindicatifs errent de
squats en prison pour finir, laminés, par accepter l'inacceptable
: L'asservissement. Les plus talentueux se mueront en artistes,
certains finissant même par atteindre les sommets de la
starification spectaculaire qu'ils honnissaient jadis. Autres
chemins possibles : Le suicide, l'alcool ou la drogue.
Un seul mot d'ordre : L'individualisme. La vanité et l'égoïsme
érigés en valeurs suprêmes. La lutte de tous
contre tous, pour espérer obtenir la moins mauvaise des
situations. Dès l'école on organise et valorise
la compétition. Ceux qui acceptent le mieux le moule dans
lequel chacun est censé s'insérer occupent naturellement
les premières places : Les premiers de la classe, les employés
du mois, l'entrepreneur de l'année.
Ainsi ceux qui ont refusé d'agir pour se bâtir un
avenir tolérable, pour essayer d'avoir une emprise sur
notre futur collectif préfèrent se bercer d'illusions
en pensant intégrer le système pour le faire changer,
pour mieux le combattre. J'étais de ceux-là. Avant.
Avant que mon existence de petit cadre satisfait ne soit remise
en cause par la maladie. Parce que mon sang s'est mué en
un poison puissant, lent mais inéluctable, quelques transformations
étaient à prévoir. Cette société
dans laquelle j'avais décidé de me fondre et qui
m'assurait des revenus confortables, j'avais l'outrecuidance de
prétendre vouloir la transformer. Mon incapacité
à ne serais-ce qu'imaginer une alternative aux règles
abjectes en usage dans notre modernité prétendue
indépassable m'avait conduit comme beaucoup à rejoindre
les rangs des réformateurs bien pensants qui faute de réellement
vouloir changer quoi que ce soit se contentent de feindre mener
des luttes épisodiques pour conserver les quelques acquis
conquis de hautes luttes par des générations de
rêveurs qui seraient bien désappointés de
constater l'insipidité combative de leurs descendants.
Faut dire pour ma défense que je sors d'une école
de commerce
Mea culpa, soit, mais notez qu'il y a mieux
pour apprendre la révolte.
En me projetant violemment dans la réalité, ce
virus qui fait aujourd'hui entièrement parti de mon être
m'a au moins permis d'ouvrir les yeux. Belle saloperie. Douloureux
chemin vers la lucidité...
Etant donné que je me pose quelques questions concernant
ce que j'ai toujours figuré être moi. Parce que je
ne peux malgré tout pas me contenter de tuer le temps qui
me reste à me masturber et à me saouler, cédant
au narcissisme et à l'égocentrisme ambiant, je décide
aujourd'hui devant vous de parler de mon être. Je vous gratifierais
d'une chronique mensuelle.
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