INTRODUCTION
- Je ne sais pas pourquoi mais je sens que cette
affaire risque de mal tourner...
- Il ne faut pas croire cela ! Si tu penses que l'affaire se passera
mal, il y a de fortes chances que cela se produise ainsi.
- Il est temps d'arrêter la philosophie de comptoir. Cette
raclure ne se laissera pas faire, mais il est aux abois ! Il sait
que nous le pistons, et il y a des chances que cela l'énerve.
Pas de pitié pour le bâtard.
Les trois individus reportèrent leur attention sur l'auberge.
A l'intérieur, leur proie était en train de discuter
avec des autochtones à la peau basanée et tout de
noir vêtu. Il semblait hors de question d'attaquer tant
qu'il y aurait du monde autour de celui que Jaro, Sonya et Kazim
avaient pour ordre de tuer.
Jaro était un continental appartenant au peuple lore ;
dans son tabar gris, couvert de poussière, il ne payait
pas de mine mais ses qualités de tueur était reconnues
dans une large partie des Baronnies. Sonya, quant à elle,
venait de l'autre rive de la mer Océane. Elle appartenait
à la maison Gehemdal. Poétesse et bateleuse, une
rumeur persistante d'empoisonneuse la devançait. Elle maniait
également l'arbalète comme personne. Enfin, Kazim
était un spadassin felsin. Son excellence dans la manipulation
du takshir, l'épée traditionnelle de son peuple,
semait généralement la peur chez ceux qui le reconnaissaient.
Tous trois étaient des mercenaires qui travaillaient en
groupe avec une mortelle efficacité. D'ailleurs, cette
qualité était la raison pour laquelle le baron Waï,
leur " employeur ", les avait choisis. Ne rechignant
pas à l'assassinat, ils avaient le profil désiré
pour la tâche qui les attendait. Leur proie pouvait compter
les minutes qui lui restaient à vivre. Ses interlocuteurs
avaient visiblement conclu la conversation d'une manière
qui semblait les satisfaire et s'apprêtaient à quitter
l'auberge. Sonya arma son arbalète, tandis que Kazim et
Jaro se préparèrent à entrer pour achever
le travail. Ils croisèrent sur le pas de la porte les hommes
qui discutaient l'instant avant avec leur victime. Jaro renifla
à l'attention de son compagnon ;
- Des agents de l'empire du Noir Couchant ! Ils sont bien loin
de leurs terres...
- J'espère qu'ils ne comptent plus revoir notre "
client ", parce que dans quelques minutes, il ne sera plus
" étanche "...
L'auberge était vide, à l'exception de celui qu'ils
étaient venus abattre et de l'aubergiste lui-même,
qui astiquait ses verres. Kazim et Jaro entrèrent et se
dirigèrent aussitôt vers leur homme, dégainant
leurs armes ; un bruit de verre brisé, et l'une des fenêtres
de l'auberge volant en éclat sous l'impact du carreau de
Sonya marquèrent le début de l'assaut. La "
proie " encaissa le trait de l'arbalète en plein dos
et roula au sol, tandis que Kazim avec sa rapidité exceptionnelle
se jetait sur lui. Jaro faisait le guet. L'aubergiste s'était
jeté à couvert derrière son comptoir : les
règlements de compte sanglants étaient fréquents
en Baronnies et il avait depuis longtemps appris à fermer
les yeux !
En général, Kazim n'avait plus qu'à achever
le travail de Sonya et le trio pouvait ensuite s'évaporer
dans la nature pour toucher sa prime. Mais cette fois là,
il se trouva avec un adversaire debout et ricanant face à
lui ! A croire que le carreau de l'arbalète l'avait raté
! L'homme s'était relevé après un rapide
bond de côté qui le mettait hors du cadre de la fenêtre
et avait dégainé son arme. Il fallut, au plus, une
demi-seconde aux yeux acérés de Kazim pour distinguer
la lame invisible mais ce fut un temps de trop...
L'effet de surprise s'était retourné contre les
assassins ; pour la première fois depuis leurs débuts,
leur proie avait survécu à la première passe
d'arme. Un claquement sinistre éclata et Jaro vît
le crâne de son compagnon felsin éclater alors qu'un
épais nuage de fumée lui cachait momentanément
la cible. " Un crache feu ! " grinça-t-il. Dernier
progrès dans la technologie de la mort, les armes à
poudre demeuraient dangereuses et peu de gens, excepté
ceux de la Maison Venn'dys qui les avaient mises au point, osaient
s'en servir. Jaro recula d'un pas et dégaina son poignard
cherchant à percer la fumée pour repérer
sa cible. Il eût juste le temps de voir la silhouette sombre
se jeter dehors par une fenêtre. L'assassin mordit sa lèvre
de rage : ils avaient échoués et en plus de cela
Kazim était mort...
Jaro s'enfuit. Le bruit de la détonation avait probablement
attiré l'attention de la milice. Il n'était pas
de bon ton de s'attarder. Profitant des ombres de la nuit, il
rejoignit Sonya. Celle-ci attendait, anxieuse.
- Alors ? demanda-t-elle, d'une voix crispée.
- Il s'est enfui... répondit laconiquement Jaro
- Et Kazim ?
- Mort. Ce salaud lui a éclaté le crâne avec
son crache feu !
Sonya resta un instant sans répondre ; une seule larme
coula le long de sa joue. Kazim et elle étaient amants,
mais le métier d'assassin les avaient endurcis. Elle réprima
un frisson et tourna le dos à l'auberge où la milice
venait d'arriver... Les deux survivants s'éloignèrent,
mais Sonya n'était pas rassurée. Elle se retourna
plusieurs fois, scrutant les ombres. Elles lui parurent étrangement
mouvantes comme dotées de vie. Elle hésita un instant,
tandis que Jaro continuait sa marche. Puis prise d'un doute soudain,
elle interpella son compagnon ; celui ci se retourna...
Et sa gorge devint aussitôt un torrent rouge, alors que
ses yeux exorbités cherchaient à comprendre. Ils
devinrent très vite ternes et tel un pantin désarticulé
il tomba au sol dans un gargouillis immonde. Dans son dos, tel
une ombre vivante une fine silhouette s'était plantée
face à Sonya. L'homme qui venait de faire son apparition
mesurait un mètre quatre-vingt dix, de peau très
pâle et blond. Ses longs cheveux tombaient en queue de cheval
jusqu'à ses reins et ses dents pointues claquaient, comme
celles d'un requin. Son costume était indéniablement
celui d'un venn'dys, de même que les traits de son visage,
mais tout en lui respirait l'assurance macabre et la malveillance
des Ashragors. Cet homme était la proie des assassins.
Il s'appelait Michaele Giovanni.
Sonya tenta de saisir son arbalète, mais l'homme bondît
sur elle tel un tigre et il la plaqua contre le mur, une dague
sous la gorge. Il respira doucement l'odeur de la jeune femme
et ses yeux brillaient d'un éclat malsain. Enfin il parla
d'une voix suave, dégoulinante de mauvaises intentions
!
- Qui vous envoie ?
- Va te faire foutre, fils de pute, lui cracha Sonya.
- Oui, tu devines bien, susurra Giovanni en lui léchant
le visage, ma mère était une putain. Mais chez moi,
on n'insulte pas la famille...
Un coup de genou d'une violence inouïe envoya Sonya à
terre, et tandis qu'elle gémissait de douleur au sol, une
incantation craquante et sifflante glissa des lèvres pâles
du bâtard. Un cliquetis et un grincement sortirent des ténèbres
environnantes...
Les habitants du quartier racontent avec une certaine appréhension
dans la voix cette nuit terrible où tous entendirent des
hurlements de douleurs tels, que personne, pas même la milice,
n'osa aller voir. Ce n'est que quand les ténèbres
de la nuit se dissipèrent que l'on retrouva le cadavre
de Jaro et le corps déchiqueté, mais bien vivant,
de Sonya. Elle s'était fait éclater les cordes vocales,
et quand un médecin l'examina, il ne put se retenir de
vomir. Il ne sut expliquer comment la jeune femme avait survécue
et n'osa même pas dresser un inventaire des blessures. Une
rumeur persistante chez les gens du quartier parle aussi d'un
éclat de rire sinistre, démoniaque, peu avant que
les hurlements ne cessent.
CHAPITRE UN
C'est par une belle matinée, caressé par le vent
piquant et salin de la mer, accueilli par le brouhaha du port,
qu'un jeune homme au port fier et altier débarqua. Il était
vêtu avec tout le raffinement décadent de la maison
Venn'dys, arborant une chemise de soierie blanche, recouverte
d'un pourpoint de cuir enjolivé de multiples et extravagantes
dorures. Il portait des bottes de cavalier en cuir noir, un pantalon
bouffant de velours bleu. A sa ceinture, une rapière, une
main-gauche et un crache-feu étaient négligemment
accrochés. Le jeune homme devait avoir une vingtaine d'année,
brun aux yeux bleus, il était agréable à
regarder. Et il semblait le savoir !
C'est d'une démarche assurée, avec un regard à
la fois conquérant et dédaigneux, qu'il s'engagea
dans la masse des marins qui encombraient le port. Sorti du tumulte
de la foule, le jeune homme se mit en quête d'une auberge.
" Malédiction ! " grinça-t-il entre ses
dents, " ce voyage depuis Morte-Rûne m'a coûté
une fortune. Ce n'est pas avec cela que j'irai loin. " se
plaint-il en regardant les rares pièces qui dansaient dans
sa main.
Il marqua un temps d'arrêt devant une enseigne représentant
un phacochère noir terrassé par un marteau, avant
de pénétrer dans l'auberge. Il s'attendait à
une ambiance enfumée de mauvais tabac et de vinasse, où
des filles de joies auraient regardé d'un il blasé
la partie de bras de fer que se livraient deux marins à
la mine patibulaire, dans une chaleur moite et pesante. Il fut
presque déçu en découvrant une salle commune
vide, mais où l'on pouvait respirer à son aise.
Un homme d'une trentaine d'année, de forte carrure et à
l'imposante tignasse blonde passait la serpillière d'un
air absent. " Holà la compagnie ! " salua le
jeune homme. " Monsieur désire ? " répondit
le grand blond en se retournant.
Musculeux, son visage était celui d'un homme aguerri.
Il lui manquait l'il droit. Le jeune venn'dys ne pu s'empêcher
de penser que l'homme était gehemdal. Il répondit
qu'il souhaitait une chambre, avec bain précisa-t-il, et
une bière. " Je vous sers cela dans quelques instants
" répondit l'aubergiste en disparaissant dans sa cuisine.
" Peut-être aussi pourriez-vous me renseigner ? "
s'enquit le venn'dys quand le gehemdal déposa une chope
de gwynneth devant lui. " Dans ces conditions, ce sera plus
cher... "
- La loi des aubergistes ne semble pas changer d'Astienne à
Korlonn ! Quel est ton prix ?
- Que veux-tu savoir exactement ?
- Je cherche un homme, un venn'dys comme moi, qui répond
au nom de Michaele Giovanni. D'après quelques renseignements
que j'aie obtenus dans les villes plus à l'est, il serait
possible qu'il soit venu ici...
- Je ne connais personne de ce nom là, répondit
l'aubergiste. Mais il est possible que tu trouves plus de précision
sur ton compatriote, à l'école d'escrime de Don
Sardela.
- Il y a donc une école d'escrime dans ce trou perdu !
s'exclama le jeune homme ne pouvant s'empêcher d'exprimer
sa joie et ce qu'il pensait du lieu où il se trouvait.
" Et oui ! Du moins ce que vous appelez escrime ! ",
grogna le l'aubergiste. " Comment ? " s'enquît
le venn'dys dont la voix s'était soudain emplie de menace.
" Doucement monseigneur ", répondit le gehemdal
avec une touche d'amusement dans la voix. " La milice ne
plaisante pas ici, et je ne crois pas que vous retrouverez votre
ami en commençant par un séjour au trou ! "
Le venn'dys, dont la main était déjà posée
sur la garde de sa rapière, se leva brusquement. Se drapant
dans sa dignité, il récupéra son bagage et
se dirigea vers la porte.
- Holà, monseigneur ! Vous me devez deux écumes...
- Pour une bière ! piaffa le venn'dys.
- La meilleure des Rivages et du Continent...
- Tu es un voleur, aubergiste. Mais jamais un de Petris n'a accumulé
de dettes.
C'est avec un dédain non dissimulé et une colère
mal contenue que le venn'dys jeta sa monnaie à l'aubergiste.
Puis il s'en alla en claquant la porte de manière quasi
théatrale... L'aubergiste songea au naturel prétentieux
de la maison Venn'dys, avant d'accorder une courte prière
aux dieux. Il connaissait le nom de Giovanni et ceux qui le cherchaient
avaient la fâcheuse tendance de mourir.
Journal de bord du capitaine Déolius Argiannelli, 23e
jour de la tierce bise 210 AA.
Escale a Brisant. Après nos péripéties
à Port-Vaillant, le calme de la cité guildienne
enclavée entre l'Empire de la Pierre de Vie et les Baronnies
Rouges est le bienvenu. Nous ne resterons cependant pas longtemps
à quai. Le temps de refaire nos provisions et de réparer
quelque peu l'armature qui a souffert du dernier voyage, j'espère
bien trouver un contrat. L'équipage s'est montré
heureux de savoir qu'il pouvait enfin prendre quelques jours de
repos. Ils n'ont pas démérités !
CHAPITRE DEUX
Le jeune duelliste retraversa la ville, s'enquérant auprès
des habitants de l'adresse de " la fameuse école de
Don Sardela ". Il en fût quitte pour quelques déconvenues,
beaucoup de gens ignorant de quoi il parlait, les autres n'ayant
qu'une idée très vague de ce qu'il cherchait. "
Par la Malepeste ! Personne ici n'est donc capable de me dire
où trouver ce fleuron de notre Maison. A croire qu'ils
ne réalisent pas la chance qu'ils ont d'avoir un tel exemple
de civilisation sous les yeux ! ", pesta Sandro. Néanmoins,
il fallût bien deux heures au jeune homme pour se retrouver
face à un bâtiment à deux étages, à
l'architecture lore qui ne payait pas de mine. Des bruits de fer
s'entrechoquant s'entendaient depuis le pas de la porte ; en pénétrant
dans les lieux, le jeune homme fut presque soulagé. Enfin,
il retrouvait quelque chose de familier si loin de chez lui.
Une dizaine d'homme ferraillait dans une large salle, sous le
regard expert d'un maître d'arme. Celui-ci avait environ
la cinquantaine, ses cheveux commençaient à grisonner,
mais il avait encore fière allure. Son regard vert allait
sans cesse d'un combattant à l'autre, notant chaque imperfection
et adressant à chacun, remarques, indications et rectifications.
Au bout d'un moment, l'homme finit par remarquer sur le perron
une silhouette inhabituelle. Laissant ses élèves
poursuivre leur exercice, il vint accueillir le nouveau venu.
" Salutations, monsieur ! Que peux pour vous Sardela di Guara
? " s'enquit le maître d'arme, avec un large sourire
en reconnaissant en son visiteur un membre de sa maison. "
Mes respects, maître Sardela ! Je suis Alessandro de Petris
et je suis à la recherche d'un de nos concitoyens... Peut-être
le connaissez-vous ? " interrogea Sandro. " C'est possible
en effet. Mais je crois que nous pourrons en parler devant un
bon chianti ! Voilà longtemps que je n'ai plus eu l'occasion
de discuter avec quelqu'un de vraiment civilisé. "
S'adressant alors à ces élèves, Sardela
les enjoint de poursuivre l'exercice, et d'un geste il fît
signe à son hôte de le suivre vers l'arrière
de la salle. Alessandro lui emboîta le pas, non sans jeter
un regard évaluateur aux escrimeurs ; il n'y avait aucun
venn'dys parmi eux, simplement des autochtones qui tentaient d'apprendre
l'art le plus noble de la maison des Esprits. Et, reconnut de
Petris, certains ne se débrouillaient pas trop mal ; Don
Sardela devait être un bon maître ! Les deux venn'dys
se retrouvèrent dans un petit bureau, aménagé
avec goût, dont les fenêtres donnaient sur un patio
à l'arrière du bâtiment ; Sardela ouvrit un
meuble bas en noisetier et en tira non sans fierté apparente
une petite bouteille enjolivée.
- Un vrai chianti de Granponton ! Vous m'en direz des nouvelles,
monsieur de Petris !
- Si le contenu est aussi bon que son contenant n'est plaisant,
je crois que je ne serais effectivement pas déçu,
répondit le jeune homme alors que son hôte lui servait
une généreuse rasade.
- Et qui donc cherchez-vous ? s'enquit Sardela après qu'Alessandro
eut bu une gorgée du liquide rouge, et eût hoché
la tête d'un il approbateur.
- Je cherche un membre de la communauté des escrimeurs,
en l'occurrence celui qui m'a enseigné le maniement de
la rapière ! Il se nomme Michaele Giovanni.
- Vous plaisantez, j'espère ! s'exclama Sardela incapable
de réprimer la surprise qui venait de le saisir.
- Non, absolument pas. Mais pourquoi cet étonnement ? s'enquit
Alessandro tout aussi surpris, et légèrement inquiété
par le regard du maître d'arme.
- Vous prétendez être l'élève du plus
sinistre assassin que notre vénérable République
est engendrée et vous demandez ce qui m'étonne,
rétorqua Sardela en proie à une agitation étrange.
- Je ne prétends pas être l'élève de
Giovanni : je suis son élève ! Et je vous prie de
bien vouloir me présenter vos excuses pour les insultes
dont vous venez d'accabler mon maître d'arme ! répartit
Alessandro, portant ostensiblement la main à son arme.
- Vous vous moquez jeune outrecuidant ! C'est moi qui serais en
droit de vous demander réparation pour les fables ridicules
que vous venez me faire sous mon toit...
- Cela suffit monsieur ! On ne traite pas un de Petris de menteur
! En garde, monsieur ! répondit Alessandro dégainant
ses armes.
- Vous voulez en venir là...
Sardela dégaina sa rapière d'un geste adroit et
engagea son adversaire. Le cabinet était plutôt étroit
et encombré, ce qui permit à Alessandro d'esquiver
sans difficulté la flèche qui lui était destinée.
D'un coup de pied, il envoya son tabouret à la tête
de son adversaire, mais celui-ci se baissa et chargea le jeune
duelliste, qui parvint à parer la lame de Sardela et à
l'engager dans une prise de fer. Aucun des deux adversaires ne
prenant le dessus, ils se repoussèrent et Sardela saisit
l'occasion pour sortir du cabinet... Alessandro se jeta à
sa suite dans la salle d'exercice, où aussitôt les
élèves de Sardela s'avancèrent pour prêter
main forte à leur maître. Celui-ci leur enjoignit
d'un ton péremptoire de ne pas intervenir dans cette "
affaire d'honneur ". La danse des escrimeurs reprit alors,
après un bref instant d'observation.
Un coup de taille de Sardela entraîna une parade de la main-gauche
d'Alessandro, qui riposta aussitôt d'un bâté
de sa rapière. Mais le venn'dys quinquagénaire connaissait
son métier et sa lame ne dévia pas un instant, empêchant
son jeune loup d'adversaire d'en profiter. En revanche, il lui
plaça une estocade qu'Alessandro ne sût bloquer.
Réprimant en grognement de douleur, celui-ci profita de
la proximité de Sardela pour lui décocher un magnifique
coup de tête. Cette manuvre inattendue envoya le maître
d'arme au sol... Les deux combattants restèrent quelques
temps dans l'expectative, tandis qu'un murmure désapprobateur
montait du rang des élèves de Sardela. Le dernier
coup d'Alessandro sortait des coups de l'escrime pure et classique
! Hélas pour lui, la blessure qu'il avait reçue
au flan l'essoufflait, l'empêchant de prendre immédiatement
le dessus. Sardela se releva à moitié sonné
et se remit en garde.
- C'est ce genre de coup bas que vous a enseigné le bâtard
nécromant ? Sa soi-disant escrime est à son image
; vile et mesquine !
- Vos pitoyables tentatives de déstabilisations psychologiques
ne m'affectent pas Sardela, rétorqua Alessandro, en se
fendant.
La parade et la riposte suivirent mais le jeune homme sentit
que son adversaire s'était essoufflé. Il feinta
alors une attaque, entraînant une défense de Sardela
dont il engagea le fer. D'un geste vif, il remonta sa main-gauche
vers la gorge sans défense du maître d'arme. Celui-ci
ne se baissa pas assez vite et il reçut le coup en plein
sur son crâne. Il recula en titubant. " Vous en faut-il
encore, maître Sardela, où me présentez-vous
vos excuses ? ", s'enquit Alessandro. " Belle manuvre,
jeune homme, mais cela ne vous vaudra pas la victoire ! "
répondit Sardela.
Il se baissa d'un geste souple, glissant sa lame en dessous de
la garde d'Alessandro. Surpris par le mouvement et ne parvenant
pas à comprendre où allait porter l'attaque, le
jeune venn'dys décida de profiter de l'ouverture pour frapper
son adversaire au visage ! Mais, alors qu'il avançait sa
rapière, un choc violent au niveau du poignet suivi d'une
douleur fulgurante, l'obligea à lâcher son arme.
Alessandro fît un rapide pas de recul en pressant son poignet
blessé contre son ventre, tandis que Sardela se redressait
avec un air de triomphe ; " Vous ignoriez la technique du
" tranche main " ? C'est vraiment regrettable, car vous
voici maintenant désarmé signor de Petris. Je crois
que c'est à vous de me faire des excuses ! " s'exclama
Sardela en essuyant le sang de la blessure qu'il avait reçue
au crâne qui inondait son visage. " Pas tout à
fait désarmé, maestro ! " rétorqua Alessandro
en se jetant au corps à corps.
Sandro avait retenu des enseignements de son maître le principe
selon lequel un duel ne pouvait s'achever que par la chute dans
l'inconscience ou la mort d'un des deux opposants. Il engagea
aussitôt la rapière de Sardela dans la garde de sa
main-gauche, et d'un geste de l'avant bras il enserra l'épaule
de son adversaire. Le maintenant ainsi, il lui envoya un coup
de genou sous la ceinture, qui envoya le maître d'arme au
tapis pour le compte. " Cette fois, Sardela, c'est moi qui
réclame justement vos excuses ", parvint à
articuler le jeune venn'dys, avant de sombrer dans l'inconscience
en raison de la perte de sang...
*
- Es-tu sûr de devoir t'exposer ainsi, demanda l'ulmèque
?
- Les étoiles sont en place ; la conjonction que j'observe
depuis maintenant une dizaine d'années est entrée
en phase ascendante...
- Oui, oui, nous savons tout cela grâce à tes talents
d'astrologue, mais tu connais les risques de ce genre d'expédition,
interrompit le felsin à la voix troublante.
- J'ai couru l'aventure avec notre ami ulmèque avant de
fonder notre guilde, répondit le quinquagénaire
venn'dys.
- Certes, mais...
- Allons mon ami ! Nous savons tous que tu tiens énormément
à la santé de ce vieux forban, mais il connaît
bien son affaire. Pour ma part, je te souhaite bonne chance Fabrizzio.
Le soutien que le gehemdal venait d'apporter au sorcier venn'dys
balaya la résistance des deux autres maîtres de guilde.
*
Le Père Jaune, fondateur de l'Alliance Impie, s'interrogeait
en regardant le débat houleux entre ses différents
agents. Il ne parvenait pas à comprendre comment leur société
avait pu ainsi évoluer
Ce qui le troublait particulièrement,
c'était leurs manies de vouloir sortir du rôle déterminé
auxquels ils étaient astreints. Quant à " l'autre
", cet esprit étrange qui occupait le même corps
que lui, il ne saisissait pas plus son attachement particulier
à sa descendance.
Cependant, ces interrogations embarrassaient moins le Père
Jaune que les actions de son allié le Père Noir.
Celui-ci prévoyait de libérer une puissance obscure
de grand pouvoir. Mais ceci risquait fort de déséquilibrer
l'Alliance en faveur du maître des ombres. Dans la logique
d'efficacité du Père Jaune, il ne pouvait en être
ainsi ! Un bref instant, ses yeux devinrent vitreux et son corps
s'affaissa comme sous le coup d'un malaise. Ses sens se concentraient
sur un autre aspect de Cosme, celui où il pouvait voir
les forces loomiques à l'uvre et notamment les champs
élémentaires. Son esprit dériva un instant
le long des spirales ardentes du loom jaune et repéra un
point. Les lèvres du Père Jaune dessinèrent
un sourire carnassier et il murmura : " Voilà un Venn'dys
parfait pour servir mes plans. "
CHAPITRE TROIS
Lorsque Alessandro reprit conscience, il était allongé
sur un divan moelleux. Ses plaies avaient été bandées
avec le soin qu'y aurait apporté un bon médecin.
Il sentit de vifs élancements là où les coups
de Sardela avaient tranché ses chairs. Il regarda autour
de lui un décor qu'il ne connaissait pas. Il se trouvait
sur un balcon qui surplombait de deux étages les rues agitées
de la ville ; plus en contrebas, Alessandro contempla le port.
Combien de temps s'était-il écoulé depuis
qu'il avait sombré dans l'inconscience ? Et surtout, où
était-il ?
Le jeune homme essaya de se lever, mais son état de faiblesse
était tel qu'il renonça presque aussitôt à
ce projet. Cherchant une réponse à ses questions,
il examina avec une attention renouvelée, le lieu où
il se trouvait. Le lierre recouvrait une bonne partie du balcon,
constitué d'un large espace dégagé et manquant
tristement de tout raffinement architectural. " Encore ce
fichu style Lore ! " pensa Alessandro, en jetant un coup
d'il expert au garde-fou massif et dénué d'embellissement.
En revanche, le mobilier était d'origine venn'dys et avait
du être importé à grand frais des Rivages.
C'est alors qu'il prit conscience d'un regard posé sur
lui ; d'un geste qu'il voulait vif il se retourna, mais gémit
de douleur en rouvrant l'une de ses blessures. Un rire cristallin
s'échappa de l'entrebâillement d'une porte dissimulée
sous l'épaisseur du lierre qui dévorait la façade
de la demeure et qui s'ouvrît en grand pour libérer
le passage à une jeune fille d'une vingtaine d'année.
Un peu moins grande qu'Alessandro, les cheveux noirs, les lignes
de son visage étaient tendres et d'une rare pureté,
sa robe légère à la mode venn'dys laissait
deviner des seins fermes et modelés à la perfection.
Ses mains d'une finesse incontestable fascinèrent Alessandro,
de même que la démarche gracieuse avec laquelle la
jeune fille se rapprocha de lui. Incapable d'articuler une parole,
le jeune duelliste se contenta de dévorer d'un regard de
braise la belle inconnue.
- Mon nom est Lucrècia. C'est moi qui vous ai soigné
tout à l'heure. Je suis enchantée de voir que vous
êtes enfin réveillé. Je vous avoue que je
commençais à m'inquiéter.
- Je vous dois remerciements et milles grâces dans ces conditions,
mademoiselle. Quant à moi, je suis...
- Je sais qui vous êtes monsieur de Petris. Mon père
Sardela m'a déjà présenté votre personne
quand vous étiez inconscient ! Il s'impatientait de votre
réveil.
Alessandro marqua un long temps d'arrêt, afin de bien comprendre
ce qui lui arrivait. D'abord la jeune arkhé qu'il avait
face à lui se prétendait fille du maestro Sardela,
qu'il avait défait en duel sans doute quelques heures tantôt.
Celui-ci, remis sur pied avant lui, l'avait confié aux
bons soins d'un médecin inattendu ! " Auriez-vous
perdu la parole mon cher de Petris ? " reprit derrière
lui la voix du maître escrimeur Sardela.
- Je vous avoue ma surprise et mon incompréhension, maître
Sardela.
- Vous ne pensiez tout de même pas que j'allais vous jeter
à la rue dans l'état où je vous avais mis
! Cela aurait été indigne d'un homme d'honneur...
- Je n'en doute pas maestro. Suis-je resté longtemps inconscient
?
" Environ trois heures. Ne bougez pas pendant que je vérifie
vos blessures ! ", répondit la jeune Lucrècia.
" Ma fille est un excellent médecin ", confirma
Sardela. Et ce fut effectivement avec les gestes d'un expert que
Lucrècia vérifia les bandages d'Alessandro.
- Revenons en à la raison de votre visite Alessandro.
- A la condition que cela ne nous oblige pas à dégainer
de nouveau !
- Seriez-vous homme à refuser un duel ?
- Sûrement pas ! En douteriez-vous ?
- Voulez-vous bien vous calmer tous les deux ? ordonna d'un ton
sans réplique la jeune femme. Vous venez à peine
de sortir d'un combat et j'ai eu toutes les peines du monde à
vous remettre sur pied ! Cette fois, je vous laisserai vider votre
sang !
La colère du jeune médecin apaisa aussitôt
les ardeurs de Sardela et d'Alessandro.
- Excuse-moi ma fille, mais tu connais le sang des venn'dys !
- Et bien s'il vous faut le refroidir, allez donc vous jeter dans
le port ! En attendant, je vais aller préparer une collation.
Monsieur de Petris n'a rien mangé depuis au moins deux
jours !
Les deux hommes regardèrent la jeune femme s'en aller,
l'un d'eux avec la tendresse d'un père et l'autre avec
un intérêt grandissant. Alessandro n'était
pas resté indifférent aux charmes de la jeune femme.
Voilà près d'un mois qu'il n'en avait approché
une. Sa dernière maîtresse en date était une
dame felsin insatiable, d'une beauté rare dotée
d'une expérience qu'il n'était pas sûr de
retrouver ! Il l'avait brutalement quitté quand il avait
retrouvé la trace de son maître d'arme qu'il croyait
disparu ; à la réflexion, Alessandro se faisait
l'impression d'être un goujat. " Est-ce vraiment votre
fille, Don Sardela ? " s'enquit le jeune homme après
le départ de Lucrècia.
- Ma fille adoptive... Ses parents étaient de mes compagnons
quand je courais l'aventure. Ils sont malheureusement morts lors
d'une attaque de la baronnie voisine.
- Ses origines sont bien arkhé ?
- En effet, mais elle avait un an quand je l'ai recueilli. Depuis
la mort de mon épouse, Lucrècia est l'une des seules
raisons de vivre qui me reste.
La déclaration de Sardela, en dépit de la grandiloquence
tragique typiquement venn'dys dont il l'entourait, était
sincère. Alessandro sentît qu'il valait mieux changer
de sujet.
- Et Giovanni ? A ce que vous m'avez dit de lui tout à
l'heure, il semble qu'il n'ait pas bonne réputation.
- Il a une réputation tout à fait détestable
; assassin, violeur, esclavagiste et j'en passe. Mais tout cela
n'est rien ! Il y a bien plus grave ; il a brisé plusieurs
fois le Code et pratique la Arts Etranges !
Alessandro en frémit ; la magie était un art proscrit
et puni de mort dans sa maison ! Et briser le Code était
la pire des choses que pouvait faire un membre de l'officieuse
corporation des duellistes ; se battre selon les règles
étaient presque plus important à leurs yeux que
la victoire elle-même ! Rompre avec le Code, c'était
se mettre à dos les meilleurs bretteurs de la République,
donc parmi ses tueurs les plus efficaces !
- Allons Don Sardela ! Vous savez comme moi que ces accusations
sont invraisemblables !
- Hélas non, mon jeune ami ! Vous pensez bien que j'en
aie également douté, mais depuis que je suis installé
dans les Baronnies, je n'ai eu que trop de confirmation de ces
vilaines histoires...
La conversation se poursuivit ainsi jusqu'au retour de Lucrècia.
Alessandro n'en croyait pas ses oreilles et voulait en entendre
plus, mais le retour de la jeune femme avait clos d'une manière
bien soudaine les lèvres de son père adoptif.
CHAPITRE QUATRE
Le repas préparé par Lucrècia avait revigoré
Alessandro. Il se prélassait avec plaisir profitant de
la fraîcheur du soir sur le balcon de la demeure de Don
Sardela, qui en bon hôte, lui avait offert l'hospitalité.
La discussion lors du repas avait tourné essentiellement
autour de questions de mode, d'escrime et de médecine.
Alessandro avait confronté avec joie ses modestes compétences
médicales avec l'étendue des connaissances de la
fille adoptive de son hôte. Ecoutant avec attention les
bruits de la basse ville qui montaient jusqu'à lui et le
mouvement régulier du ressac, le jeune duelliste s'alluma
une pipe qu'il bourra d'un tabac autochtone. S'asseyant à
l'abri de la tonnelle de bois, que Don Sardela avait rajouté
au balcon lorsqu'il avait acquis la bâtisse, Alessandro
se remémora les mois qui venaient de s'écouler...
Il se trouvait à Port Mac-Kaer l'une des grandes villes
guildiennes du continent, et travaillait depuis peu pour la jeune
guilde des Libres. Jusque là, il s'était contenté
d'écumer les tavernes et les rues de Mac-Kaer à
la recherche d'une partie de dés, d'une maîtresse
ou d'un généreux, prêt à offrir une
tournée générale. Ses capacités de
bretteur n'avaient été que très peu utilisées
par son premier employeur ; aussi le jour où les fondateurs
d'une nouvelle guilde l'avaient contacté pour lui proposer
de s'engager, il n'avait pas hésité une seconde.
De plus, cela n'était pas pour rien dans son choix de l'époque,
il avait rencontré parmi les membres de cette nouvelle
organisation l'une des plus belles femmes des Rivages et du continent.
Elle se prénommait Naïma et il avait immédiatement
été hypnotisé par son incontestable charme
de félin. Il n'avait pas hésité à
déployer tous ses talents de séducteur pour arriver
à l'amener dans ses bras et au bout de quelques temps la
jeune dame avait su se montrer conquise. Alessandro repoussa un
frisson de remords et de regret, en songeant aux bras accueillants
de sa maîtresse et à son corps de rêve, fait
pour donner et recevoir l'amour.
Mais Naïma était à la recherche d'une amie
à elle, sa presque-sur Ilian. Aussi le jour où
la Felsin, ayant découvert un début de piste, décida
de s'embarquer pour les Baronnies, Alessandro avait pris le parti
de l'accompagner. D'abord, il se devait de protéger sa
maîtresse, bien que celle-ci se serve à merveille
de son corps comme d'une arme, grâce aux arts martiaux de
son étrange peuple. Ensuite, il aurait eu du mal à
se passer des caresses expertes et de la présence de Naïma.
Enfin, parce qu'après trois ans passés à
Mac-Kaer, il en avait eu assez de " végéter
".
Ensemble, ils avaient voyagé à travers les Baronnies,
jusqu'à ce qu'ils retrouvent effectivement la jeune Kheyza
dans la cité de Morte-Rûne. Et c'est là que
la vie d'Alessandro avait connu un tournant. Le gouverneur de
cette cité tombée sous le contrôle de la guilde
du Poing Rouge, de sinistre réputation, n'était
autre que Michaele Giovanni ! Alessandro avait entendu beaucoup
d'histoires monstrueuses sur cet homme, son maître d'escrime
venn'dys. Ne pouvant se résoudre à y croire, le
jeune duelliste s'était mis en quête de son maître
d'arme qu'il pensait mort depuis plusieurs années. Les
habitants de Morte-Rûne prétendaient à leur
tour que le " bâtard nécromant " comme
ils l'appelaient, avait rencontré son destin lors d'une
bataille récente pour le contrôle de la cité.
Mais Alessandro, guidé par son instinct, n'admettait pas
cela.
Il avait donc quitté Naïma et s'était mis à
la recherche de son maître. Il lui avait fallu près
d'un mois de recherche dans les Baronnies pour retrouver la trace
de Giovanni et c'est ainsi qu'il était arrivé chez
Don Sardela. Les rumeurs les plus invraisemblables entouraient
la personnalité de Michaele ; sadique, monstrueux, nécromant,
assassin, ignoble, violent n'étaient que quelques-uns uns
des qualificatifs utilisés pour le définir. Alessandro
pensait à des divagations d'ignorants ou d'imbéciles,
inaptes de toute façon à juger la conduite d'un
Venn'dys. Mais la réaction de Don Sardela venait confirmer
toutes les rumeurs au sujet de son maître. Et Sardela était
un Venn'dys, lui !
Le jeune homme ne savait plus quoi penser de Giovanni. Certes
il l'avait connu plusieurs années auparavant et avait noté
quelques bizarreries chez le personnage ! Mais elles étaient
excusables pour quelqu'un qui avait été esclave
chez les Ashragors, dans ses plus jeunes années... Cependant,
cela ne suffisait pas à expliquer le brutal changement
de caractère et d'attitude du maître d'arme.
Une voix féminine vint soudainement sortir Alessandro de
ses réflexions ; le jeune homme se retourna. Devant lui
se tenait Lucrècia, dont la beauté naturelle était
soulignée par le maquillage dont elle s'était servie
avec art et par sa robe légère qui mettait très
largement ses formes en valeur. Alessandro espéra que ses
traits ne révéleraient pas l'émoi suscité
en lui par ce charmant spectacle.
- Bonsoir Alessandro. Mon père s'inquiétait de savoir
ce que vous deveniez, et vous a envoyé chercher.
- Il n'aurait pu choisir un plus charmant messager, mademoiselle
!
- Vous êtes un flatteur, monsieur. Néanmoins, j'accepte
avec plaisir votre jugement... J'imagine que vous êtes un
spécialiste en la matière.
- Je sais reconnaître la beauté quand elle se présente
devant moi d'une manière aussi éclatante, répondis
Alessandro, en s'inclinant.
- Mon père veut vous voir. Je crois qu'il doit vous parler
d'un sujet qui vous tient à cur.
- Je pense qu'il est de mon devoir d'invité de ne pas le
faire attendre.
- Vous le trouverez dans son bureau du rez-de-chaussée.
Quant à moi, je vous souhaite une bonne soirée et
je vous conseille de vous reposer. Je viendrai vérifier
l'état de vos blessures demain matin... Bonsoir monsieur.
Alessandro fit une élégante révérence,
digne de la cour du doge. Dans le même geste il saisit la
main que la jeune femme lui tendait et effectua un baisemain passionné.
Il était fréquent qu'Alessandro s'emportât
en présence d'une belle femme et que son sang prenne le
dessus. Lucrècia sembla ne pas remarquer la fougue du jeune
homme et se retira. Le duelliste la regarda partir, essayant de
saisir son parfum. Réfrénant son désir de
lui courir après, le jeune venn'dys rejoignit Don Sardela
; il était temps d'essayer de comprendre l'histoire de
Giovanni.
CHAPITRE CINQ
Alessandro pestait en se dirigeant sous une pluie fine et collante
vers le lazaret. Il avait du mal à croire ce que lui avait
raconté la veille au soir Don Sardela ; pourtant celui-ci
semblait bien informé ! D'après lui, Giovanni était
devenu en quelques années un baron pirate et s'était
taillé un fief à coup de lame, d'assassinats et
de crimes plus ou moins odieux. Il avait fait alliance avec le
Poing Rouge et les Ashragors afin d'affermir son contrôle
et avait révélé des pouvoirs nécromantiques.
Son ascension dans les Baronnies lui avait cependant attiré
autant d'alliés que d'ennemis. Et c'était justement
vers un employé de ces ennemis que Sardela avait dirigé
le jeune duelliste. Avant son arrivée en effet, Sardela
avait aperçu Giovanni en ville, occupé à
traiter avec de louches individus. Et la nuit même, une
tentative d'assassinat aurait été menée contre
lui par trois mercenaires. On ne comptait qu'une survivante, dans
un état déplorable. Sardela s'était montré
évasif à ce propos, se contentant de révéler
à Alessandro, que la survivante était soignée
au lazaret de la cité.
En arrivant devant le grand bâtiment de briques rouges,
le jeune homme marqua un temps d'arrêt et examina attentivement
le lieu. Il n'avait rien de particulièrement original,
construction massive d'origine lore, sans embellissement particulier.
Des autochtones vêtus de longues robes noires allaient et
venaient. En s'approchant, Alessandro sentit une odeur assez désagréable
de miasmes ! Décidément un lieu qu'il aurait préféré
éviter. Le spectre de la langueur, la maladie inconnue
qui décimait la maison Venn'dys, hantait le duelliste qui
avait vu la majeure partie de sa famille emportée par l'endémie.
Balayant d'une pensée ses sinistres souvenirs, il franchit
le porche et entra dans le hall ; arrêtant un des hommes
vêtus de noir, qu'il supposait être un médecin,
il lui demanda où étaient soignés les grands
blessés. D'un hochement de tête significatif, accompagné
d'un grognement impoli, l'homme lui indiqua une direction. Sans
hésitation cette fois, Alessandro avança et finît
par se heurter à une porte massive ouvrant sur une aile
du bâtiment. Une jeune femme à la peau mate, assez
quelconque vint lui ouvrir. Elle était sans doute d'origine
arkhé et s'exprimait dans un guildien très approximatif.
Il fallût une bonne dizaine de minutes à Sandro pour
lui expliquer ce qu'il voulait ; quand elle eut compris, elle
marmonna dans sa langue en effectuant un geste mystique, tentant
de camoufler son inquiétude. Elle guida néanmoins
le jeune homme jusqu'à une chambre perdue au fond de l'aile,
où elle refusa d'entrer. L'inquiétude visible de
la femme intriguait le duelliste.
Il entra dans une petite pièce carrée, dénudée,
au confort réduit. Une minuscule fenêtre dispensait
aux lieux une lumière tamisée ; une odeur déplaisante
de sang et d'encens régnait dans la pièce. Dans
un lit très simple, une forme humaine se tourna vers la
porte, en émettant un couinement de douleur. Sandro s'approcha
et découvrit le corps d'une femme couvert de bandages et
de cataplasmes ; ses yeux étaient éteints comme
s'ils ne voyaient plus et les rares endroits du corps à
nu étaient un amoncellement de coutures et de cicatrices
mal refermées.
C'est avec difficulté que la forme pitoyable articula un
" Qui êtes-vous ? " dans un râle sourd qui
n'avait rien de féminin voire d'humain. " Je me nomme
Alessandro de Petris ; je suis un membre de la maison venn'dys,
et je suis à la recherche de Michaele Giovanni. ".
Le regard de la jeune femme s'éclaira soudainement. Le
duelliste ne réussit pas à saisir s'il s'agissait
de peur ou de haine. Probablement un peu des deux se dit-il. Une
impression désagréable le saisit ; comme s'il avait
été victime d'un accès de chaleur, de la
sueur perla un instant sur son front.
- Tu viens m'achever pour son compte, maudit fils de chienne
?
- Non, pas vraiment, répondit avec un tremblement de colère
le jeune homme.
- Alors pourquoi ?
- Je suis à sa recherche, et j'ai appris que tu étais
la dernière personne à l'avoir vu.
- Hélas, soupira-t-elle.
- Ce n'est quand même pas lui qui...
- M'a mise dans cet état ! Bien sûr que si ! Qui
d'autre aurait pu être aussi ignoble pour ne pas m'achever
après ça !
Le murmure tremblait de manière hystérique. L'atmosphère
s'était faite étouffante. Se rappeler les tortures
subies affectait grandement la femme. Une lueur de folie et d'effroi
dansait dans le regard ! Incrédule, Alessandro regardait
le corps qui n'était qu'une plaie vivante. Même avec
les meilleurs soins il faudrait des mois pour remettre la pauvre
créature sur pied. Et encore ne serait-elle à jamais
qu'un monstre couturé ! " Jamais mon maître
n'aurait pu commettre un tel acte ! ", songea encore le jeune
homme. Il réalisa soudain que la femme étendue dans
le lit n'aurait pu conserver sa raison sans oublier ce qu'elle
avait subi. Sandro chancela : était-ce l'odeur entêtante
de l'encens auquel se mêlait comme des relents de souffre
ou le parfum de la mort qui le perturbait ainsi ? " Décris-moi
l'homme qui t'a fait cela ", ordonna-t-il d'une voix sourde.
" Bâtard d'ashragor et de venn'dys... la trentaine,
tout en finesse, blond... et macabre. Il mesure un mètre
quatre-vingts, ses dents sont... très pointues, et son
regard... mauvais... "
Les mots glissaient avec difficulté des lèvres martyrisées,
l'évocation de son bourreau éprouvant gravement
la jeune fille. Cependant, elle décrivait son calvaire,
comme sous l'emprise d'une force extérieure, un probable
désir de vengeance. Un spasme la souleva et lui arracha
un couinement de souffrance ; des larmes de douleur refusèrent
de couler des yeux bleu pâle, soudain glacés et sans
expression. Un lourd silence se fit.
Durant la description, Sandro s'était raidit. En tout point,
le monstre capable de commettre ces atrocités correspondait
au physique de Giovanni. C'est comme si la foudre était
tombée sur le duelliste ; cette fois, il ne pouvait plus
nier. Ses derniers doutes volèrent en éclats. Quelle
folie, quelle sorcellerie avait pu le transformer à ce
point ? Et où se trouvait-il maintenant ?
D'un mouvement inattendu, identique à celui d'un pantin
désarticulé que la marionnettiste redresse soudain,
la jeune femme se souleva et agrippa Sandro, l'attirant vers ses
lèvres. D'une voix brûlante de haine et d'une fureur
impérieuse, elle hurla : " tu dois le tuer ! C'est
une créature ignoble ! Il ne doit plus pouvoir faire ce
qu'il m'a fait subir. Trouve le baron Waï, mon employeur
! Il connaît bien le nécromant ! Il te dira ce que
tu veux savoir. " Le corps retomba secoué de spasmes
de douleur. Le regard qui avait brillé d'une flamme surnaturelle
s'éteint de nouveau, à jamais vide. Sandro recula
; il transpirait abondamment et tituba vers la porte. L'encens
lui faisait tourner la tête et il avait soudain l'impression
d'être victime d'une insolation.
Il respira avidement l'air frais de l'extérieur, aux douces
senteurs de sous-bois en automne. Il sentit qu'il reprenait lentement
ses moyens et il en arriva à la seule conclusion logique
que lui laissait la situation. Le Code en cette heure guidait
la conduite de Sandro ; il fallait qu'il mette un terme aux agissements
de son maître !
*
Le corps du Père Jaune s'affaissa. L'effort déployé
pour suivre les champs élémentaires de feu afin
de projeter son esprit jusqu'à Ehmon l'avait considérablement
affaibli. Mais le résultat était là et les
pions étaient en place pour contrecarrer l'expédition
du Père Noir. Il ne restait plus qu'à observer le
déroulement des événements. La jeune gehemdal
était morte, son corps martyrisé n'avait pas supporté
l'effort qu'il lui avait imposé à l'aide du loom.
Mais pour le Père Jaune, ce n'était guère
là qu'une perte nécessaire.
CHAPITRE SIX
Don Sardela regardait d'un il distrait deux porteuses d'eau
qui passaient devant la porte de son école. A son côté,
Alessandro fumait tranquillement sa bouffarde ;
- Vous êtes sûr de ce qu'elle vous a dit ?
- Son état était suffisamment sérieux pour
que le mensonge ne vienne prendre place dans sa bouche. Qui est
donc ce Waï ?
- L'un des multiples seigneurs mercenaires de nos contrées.
C'est un ancien guildien qui a décidé un jour de
se tailler un fief à la force du poignet. Sa baronnie se
trouve à quelques jours de cheval au sud d'ici, en remontant
le cours du fleuve qui traverse cette ville. La rumeur prétend
qu'il est un ancien assassin aux services de la Maison Ulmèque.
S'il est vraiment l'employeur de la défunte, vous aurez
peut être un allié de poids contre Giovanni.
- Je crois que mon séjour parmi vous s'achève. Ce
baron est le seul appui que je puisse trouver. Le temps m'est
compté ; je ne puis prolonger mon absence auprès
de la guilde pour laquelle je travaille indéfiniment. Même
si le contrat qui me lie à elle est plutôt souple,
mon devoir est de la servir.
- Quand comptez-vous partir alors ?
- A la fin de la semaine. D'ici là, j'aurais trouvé
le matériel qui me sera nécessaire et un cheval.
- Je vais vous donner les adresses qui vous permettront de vous
équiper au plus vite ; je connais suffisamment de gens
ici pour vous faciliter cette tâche.
- Je vous remercie maestro.
*
Le jeune duelliste marchait dans les rues encombrées de
la cité en direction d'un des magasins que lui avait indiqués
Don Sardela, quand il croisa sa fille ; Lucrècia sortait
d'une maison, et aux chaleureux remerciements que lui adressait
un homme d'une trentaine d'année, Alessandro comprit que
la jeune femme venait d'aider à la réussite d'un
accouchement.
Quand Lucrècia aperçut le venn'dys elle marcha à
sa rencontre. Celui-ci admira sa démarche, son assurance
et sa beauté. Comme à chaque fois qu'une belle femme
croisait son chemin, il ressentit une émotion particulière
; Sandro se faisait toujours charmeur et conquérant dans
ces occasions. Lorsqu'elle l'accosta, il lui adressa son sourire
le plus agréable et la salua avec distinction ;
- Mademoiselle, c'est toujours un plaisir de vous rencontrer !
- Vous me flattez Sandro. Vous portez-vous bien ?
- Tout à fait ! Puis-je me permettre de vous inviter à
boire un verre ?
- Ce sera un plaisir. Un accouchement est toujours épuisant
à réaliser.
Ils se dirigèrent donc vers une auberge que Lucrècia
connaissait bien. L'ambiance du lieu était calme et les
gens la fréquentant étaient de la meilleure qualité
; jeunes nobles, bourgeois enrichis... Plusieurs d'entre eux saluèrent
la jeune femme avec respect et admiration. Lucrècia avait
conquis une réputation d'excellence grâce à
ses talents médicaux et à sa beauté indéniable.
En revanche, les regards qui se portèrent sur Sandro étaient
plus ceux d'hommes jaloux ou envieux ; le duelliste ne s'en formalisa
pas outre mesure. Il avait l'habitude de susciter ce genre d'émotion
à chaque fois qu'il était vu avec une jeune femme
; Sandro mettait un point d'honneur à ne se montrer qu'au
bras des plus belles ! Si quelqu'un était assez fou pour
lui chercher querelle directement, il trouverait à qui
parler ! Après avoir commandé une bouteille d'alcool
fin, les deux jeunes gens s'assirent ;
- Vous avez été au Lazaret ce matin, n'est ce pas
?
- Effectivement.
- Il m'arrive d'y être appelé par les prêtres
qui y officient, afin de les assister à l'occasion. En
début d'après midi, ils m'ont demandé de
venir pratiquer une opération bénigne et ils m'ont
dit que vous êtes allé voir la jeune femme aux multiples
blessures, juste avant sa mort.
- M'accuseraient-ils par hasard ?
- Non ! En fait, ils sont plutôt content de sa disparition.
Le clergé ne l'avait admis qu'avec réticence et
sur ma demande expresse. Ces gens-là sont superstitieux
et les rumeurs entourant " l'accident " survenu à
cette pauvre femme les inquiétaient au plus haut point.
Les gens racontent qu'elle a été victime des démons
!
La surprise d'Alessandro ne passa pas inaperçue aux yeux
experts de la jeune dame ; des années de contact avec les
malades et les blessés lui avaient enseigné à
percevoir l'inquiétude et les sentiments les plus divers.
Elle prit le temps de savourer son verre avant de regarder Sandro
droit dans les yeux. Le regard d'une personne ne mentait jamais
; seuls les manipulateurs et les comédiens les plus experts
y parvenaient parfois ! Le venn'dys ne semblait être ni
l'un ni l'autre ;
- L'avez-vous tuée ?
- Vous plaisantez, je suppose ! répondit Sandro avec une
touche d'indignation.
- Je voulais simplement être sûre du contraire. Celui
qui est responsable de l'état de la blessée, aurait
pu vouloir achever sa sale besogne. Seul un monstre a pu lui faire
subir ces blessures.
- Oui, en effet. Vous ne croyez pas à l'explication démoniaque
?
- Je m'étonne que vous me posiez une telle question...
- Avec le respect que je dois à votre peuple et à
votre personne, les Arkhés sont réputés pour
être un peuple religieux et mystique !
- Et moi monsieur, je vous rappelle que c'est Don Sardela, venn'dys
comme vous, qui a fait mon éducation. Je crois savoir que
votre peuple est beaucoup plus pragmatique dans son approche des
choses ; c'est même une source de fierté pour votre
maison parait-il ?
- En effet mademoiselle ! Je vous présente toutes mes excuses
si je vous ai offensée, car telle n'était pas mon
intention.
- N'y revenons plus, je vous prie. Vous préparez un voyage
? fit Lucrècia en regardant le sac encombré d'objets
divers de Sandro.
- Je dois en effet vous quitter à la fin de la semaine
pour visiter une autre baronnie.
- Où cela ?
- Je vais essayer de rencontrer le baron Waï.
- Mon père vous aura dit que cet homme est bien peu fréquentable.
On prétend qu'il est un assassin au service d'une des maisons
de vos rivages. Et même, j'ai entendu une fois des Kheyzas
échauffées par l'alcool qui prétendaient
qu'il serait un zarithe.
Alessandro manqua de s'étouffer avec la rasade qu'il était
un train de boire. Il avait entendu de rares allusions à
l'étrange secte fanatiques des zarithes ; bien qu'ayant
officiellement disparus, depuis plusieurs siècles, Sandro
avait eu vent de nombreux actes qui leurs étaient attribués
encore de nos jours. Mais chaque fois qu'il voulut en savoir plus,
les gens s'étaient murés dans un silence effrayé.
Ce que sous-entendait l'hypothèse de Lucrècia avait
au moins l'avantage d'élucider une raison possible de l'opposition
entre Waï et Giovanni.
- Qu'avez-vous Sandro vous êtes tout pâle ?
- Vos paroles ont la vertu de m'inquiéter. Il est pourtant
plutôt rare que quelqu'un d'aussi joli que vous provoque
un tel sentiment chez moi.
Lucrècia partit d'un charmant éclat de rire.
Journal de bord du capitaine Déolius Argiannelli, 29e
jour de la tierce bise 210 AA.
Levons l'ancre de la rade de Brisant pour Ehmon, avec a
bord un chargement très spécial confié par
la guilde de l'Albatros. Il s'agit en effet des comptes rendus
de leurs observations loomiques sur l'un des ordres de chevalerie
des Baronnies Rouges. Il semblerait que les responsables de la
guilde en question ne fasse pas confiance aux affréteurs
conventionnels de l'écrin et préfère s'adresser
à un indépendant. Cela fait bien mon affaire d'ailleurs.
CHAPITRE SEPT
Sandro pestait contre lui-même en avançant contre
le vent froid qui venait de l'intérieur des terres. "
Jamais, je n'aurais du accepter de faire le voyage qui m'emmène
chez ce Waï avec la compagnie de ces deux femmes ! ".
Voilà déjà cinq jours qu'ils étaient
partis, quittant Don Sardela et s'engageant sur les chemins peu
sûrs des Baronnies, pour rejoindre le mystérieux
baron. Mais le départ ne s'était pas précisément
passé comme Sandro l'avait imaginé...
*
Il venait de quitter Don Sardela et se dirigeait vers les portes
de la ville où l'ancien escrimeur exerçait ses talents
quand vint se placer à sa hauteur, fièrement juchée
sur son cheval, la jeune Lucrècia.
- Mademoiselle ! C'est un plaisir que de vous revoir une fois
avant de partir.
- Je ne suis pas venu vous faire mes " Au revoir ",
Sandro. J'ai pris la décision de me joindre à vous.
Le jeune duelliste s'était arrêté stupéfait
regardant la jeune médecin avec incrédulité.
- Ne me fixez pas ainsi, Sandro... Mon père adoptif ne
pourra s'opposer à ma décision ; vous n'êtes
pas le seul à avoir des comptes à rendre à
Giovanni ! Sans doute, Don Sardela ne vous a-t-il pas dit qu'il
était responsable de la mort de mes parents...
- Il me l'avait caché en effet. Je comprends bien vos motivations,
mais l'affaire est risquée. Nous prendrons sûrement
de mauvais coups et nous exposerons à bien des dangers...
- Vous aurez alors besoin d'un bon médecin ! Allez, en
avant...
C'est donc devancé par une jeune fille, qu'il n'avait
jamais vue aussi espiègle, volontaire et décidée,
que Sandro avait quitté la ville. Lui et sa compagne de
route avaient discuté pendant une bonne partie du trajet
afin de mieux faire connaissance ; Sandro, en venn'dys avisé,
n'avait pu s'empêcher de séduire immédiatement
Lucrècia. Pour lui, les jeux de l'amour étaient
un autre aspect du duel ; une lutte qu'il fallait accepter et
qui était un élément essentiel de sa vie
et de sa culture ! Il repensait aux affrontements incessants qu'il
entretenait avec Naïma, où se mêlait ruse et
charmes. C'était sûrement pour cela qu'il l'aimait
si profondément car, elle comme lui, étaient des
combattants de l'instant !
En dépit de ceci, Sandro n'avait pas résisté
à la tentation de ravir le cur de Lucrècia
; la jeune arkhé possédait un visage, des formes
et un caractère si charmant ! Le soir tomba et les trouva
sur le chemin. Ils firent halte dans une cabane de vigneron pour
s'abriter du vent et installèrent le camp ; Sandro veilla.
Les Baronnies n'étaient définitivement pas sûre
!
Malgré sa résistance au sommeil, il fut réveillé
par les Feux du ciel et l'odeur d'un lapin grillé. A l'entrée
de leur refuge de fortune, Sandro avait constaté qu'une
silhouette fine était en train de faire rôtir un
mammifère. Lucrècia dormait encore enroulée
dans sa couverture. L'inconnu ayant remarqué du coin de
l'il que Sandro s'était éveillé lui
fît signe d'approcher en le saluant dans le patois qu'utilisaient
entre eux les guildiens. C'est armé de sa rapière
que le jeune duelliste sortit, les sens en alerte.
La personne se releva ; elle mesurait environ un mètre
soixante dix, était intégralement habillée
d'une armure de cuir noir moulant un corps de femme, assez sculptural
et sec. Elle était armée d'une épée,
une large cape verte tombait de ses épaules et un masque
en cuir cachait les traits du visage ; seuls des yeux d'un pers
surnaturel étaient visibles.
- A qui ai-je l'honneur, mademoiselle ?
- Mon nom est Shan-Dira, ancienne gouverneur du Poing Rouge, éclaireur
de formation auprès des académies guildiennes, membre
de la maison Ashragor et actuellement indépendante de toute
allégeance.
- C'est un véritable plaisir de rencontrer une personne
qui s'exprime avec une telle concision ! Je suis Alessandro de
Petris, actuellement indépendant bien que membre de guilde
et j'appartiens à la très noble maison Venn'dys.
- Quant à moi, c'est Lucrècia, rajouta la voix de
la jeune arkhé qui venait de se libérer du sommeil
et de sortir à pas lents.
- Vous n'irez pas loin en Baronnies, sans l'aide d'un bon éclaireur.
Les pillards et les brigands sont nombreux...
- Qu'est-ce qui nous prouve que vous n'êtes pas l'un d'eux,
d'ailleurs ? repartit la jeune arkhé.
- Parce que nous avons tous trois le même adversaire ; Giovanni.
Un instant de silence tendu avait prolongé cette affirmation
; Sandro avait ostensiblement fait glisser sa main vers sa rapière
et Lucrècia avait blêmi. Le bâtard nécromant
avait beaucoup de contacts et d'amis au sein du peuple des Princes
Mortiféres ; comment croire l'une des leur qui se prétendait
son ennemi ? Anticipant la question qu'Alessandro allait lui poser,
Shan-Dira s'était lancé dans les explications ;
ancienne agent de la guilde ashragor du Poing Rouge, elle avait
travaillé avec Giovanni. Mais celui-ci avait trahi la guilde,
et avait également provoqué un cataclysme loomique
dans la forteresse dont Shan-Dira était responsable ; disgraciée
et laissée pour morte par le duelliste nécromant,
elle estimait avoir quelques prétentions sur sa tête.
La sincérité des mots et de la voix de la femme
vêtue de cuir avait convaincu Sandro et Lucrècia
; ces derniers s'étaient consultés du coin de l'il
avant de lui souhaiter la bienvenue...
*
Ils étaient donc trois à faire route
; la présence de Shan-Dira avait été effectivement
bénéfique à la sécurité et
à la tranquillité du voyage. Elle connaissait fort
bien son métier et leur avait permis d'éviter une
embuscade, contournant une dizaine de brigands lores. Mais, ce
qui dérangeait plus Sandro - en dehors du fait que l'Ashragor
ne quittait jamais son masque de cuir épais - c'était
la véritable admiration qui s'était emparée
de Lucrècia. Elle passait tout son temps à discuter
de la faune et de la flore avec l'éclaireuse ; elles échangeaient
leurs points de vue et leurs connaissances sur la nature. Et quand
Shan-Dira s'absentait, la jeune arkhé parlait constamment
d'elle ; le duelliste avait rapidement trouvé cela insupportable.
Il avait cependant caché son impatience, car la politesse
et la galanterie faisaient partie de son éducation. "
Par chance, nous devrions arriver à Tepyük demain
! " songea-t-il.
CHAPITRE HUIT
Le temps tournait à l'orage. Depuis le début de
la journée un vent chaud et humide, allié à
un ciel plombé accompagnaient les voyageurs. Shan-Dira
était partie en éclaireur tôt dans la matinée...
Sandro regarda vers l'horizon, inquiet ; le roulement lointain
du tonnerre lui répondit. " Par la malpeste, il ne
manquait plus que le déchaînement des éléments
pour compléter ce voyage ! " songea-t-il. A ses côtés,
Lucrècia se blottissait dans son manteau. Le regard de
la jeune arkhé se perdit un instant dans le vide. Soudain,
elle poussa une exclamation et indiqua la direction des nuages.
Sandro tenta de voir ce que la jeune femme lui désignait,
mais il ne distinguait rien.
- C'est la silhouette de Shan-Dira !
- Oui, sûrement, répondit le duelliste sans toutefois
parvenir à voir quelque chose.
- Elle galope dans notre direction. Au train qu'elle mène,
je doute qu'elle nous apporte de bonnes nouvelles.
La cavalière arriva brides abattues ; son cheval avait
la bave aux lèvres et suait. L'Ashragor prit le temps d'inspirer
une grande bouffée d'air avant d'annoncer d'une voix grave,
la raison de son empressement : " J'ai été
prise en chasse par un groupe de maraudeurs voilà une demi-heure.
Ils sont une dizaine, modestement équipés mais tous
cavaliers... Ils m'ont collé le train, et ne doivent pas
être loin. En fait, je doutais de pouvoir vous rejoindre...
" Lucrècia fixait l'horizon. " Là ! "
s'exclama-t-elle, avec un brin d'excitation et d'inquiétude
dans la voix, pointant un nuage de poussière. " Ce
sont bien eux. Mon cheval n'ira pas plus loin. Je crains qu'il
ne faille livrer combat. " nota Shan-Dira. " C'est une
excellente idée " répondit Sandro en tirant
un crache-feu de ses fontes.
Le coup de feu marqua l'ouverture de l'affrontement, venant interrompre
dans une gerbe de sang la course d'un des maraudeurs. L'Ashragor
dégagea son arc et encocha une flèche à l'empennage
noir ; celle ci s'envola vers l'encolure d'un cheval. La gorge
percée, l'animal s'effondra précipitant son cavalier
dans une chute dont il ne se releva pas. Lucrècia regardait
la scène, partagée entre une folle envie de fuir
et une stupeur fascinée ; c'était son " baptême
du feu " ! Les rôdeurs poursuivirent leur charge sauvage.
Il s'agissait visiblement d'une bande de mercenaires pillards
en rupture de ban. Ils poussaient des cris sauvages et invectivaient
leurs " proies ", leur promettant les pires sévices.
L'un d'eux dévia une des flèches de Shan-Dira, tandis
que l'autre venait d'écorcher sa jambe. Le choc des cavaliers
fut brutal ! Sandro para l'épée d'un de ses agresseurs
avec une maîtrise consommée de l'escrime, tandis
que de sa main-gauche, il bloquait le coup d'estoc d'un autre.
Shan-Dira tint bon face à son premier vis-à-vis,
mais le second la toucha au bras gauche lui arrachant un grognement.
Par chance, son armure de cuir la protégea. Les autres
cavaliers avaient poursuivi leur charge afin d'encercler les aventuriers.
Lucrècia saisit son arbalète légère
et décocha un trait au passage. Il fût amorti par
le bouclier d'un des hommes, mais la force de l'impact le déséquilibra
et il vida les étriers. Lucrècia ne pût s'empêcher
de pousser un cri de joie enfantine, sans se rendre compte de
la chance qu'elle venait d'avoir.
La mêlée se poursuivait, furieuse. Sandro ajusta
une estocade de sa rapière à son premier adversaire,
trop lent à la parade, suivi d'un coup latéral de
sa seconde arme qui fût amorti par le brassard gauche de
sa cible. Celle-ci se maintint en selle. Shan-Dira commença
à prononcer des mots étranges dans sa langue gutturale
et avec une adresse exceptionnelle parvint à toucher les
rênes d'un des cavaliers. Le cuir et le fer se désagrégèrent
sous l'effet destructeur du loom noir. Pris par surprise, l'ennemi
déséquilibré vida aussitôt les étriers
!
Cependant Les maraudeurs qui avaient contourné le petit
groupe se préparaient à refermer l'étau.
La rapidité et l'expérience de duelliste de Sandro
lui permirent de prendre le meilleur sur son adversaire qu'il
acheva d'une rapide passe d'arme. Shan-Dira quant à elle
dût parer de nouveau la hache de son vis-à-vis, avant
de faire cabrer son cheval avec une assurance parfaite et de le
faire abattre ses sabots sur l'homme qu'elle venait de désarçonner.
Les derniers cavaliers arrivèrent à la charge. Lucrècia
parvint à en parer un de son fleuret. Alors qu'elle interposait
sa lame avec le fléau du second, son arme fut arrachée
de ses mains. Le dernier homme, armé d'une lance, tenta
d'empaler Sandro, qui dévia le coup in extremis. Sa lame
rougeâtre vibra mais, contrairement à ce que devaient
penser ses adversaires, n'éclata pas sous l'impact ! "
Remerciements aux métaux gehemdals " pensa Sandro,
en bloquant de sa main gauche le coup d'épée du
brigand restant.
Avec un raclement de gorge inhumain Shan-Dira poussa un cri strident
et le cheval de son adversaire se cabra, victime d'une douleur
soudaine. Pris par surprise, son cavalier fut jeté à
terre. Sandro, piquant des deux, ajusta une flèche mortelle
entre les yeux d'un des opposants de Lucrècia. Complètement
paniquée, elle avait toutes les peines du monde à
rester en selle. Le lancier retourna son arme d'un geste adroit
et en porta un coup à la cavalière ashragor, qui
dévia rageusement l'arme. L'homme au fléau frappa
avec sauvagerie Sandro qui avait paré de sa main-gauche.
Elle lui fût arrachée des mains, alors qu'il poussait
un cri de douleur ! Le dernier maraudeur venait de lui asséner
un coup d'épée dans le flanc. Il porta un second
coup qui frappa le cheval du duelliste. Celui-ci déploya
tout son talent de cavalier pour se maintenir en selle, tandis
que l'homme au fléau s'abattait sur Lucrècia. Serrant
les dents, Sandro para, mais sa rapière se retrouva bloquée
dans la chaîne du fléau. Le jeune homme dégagea
de sous sa chemise entachée de sang, un étrange
instrument à barillet.
L'éclaireuse ashragor était engagée dans
un corps à corps sauvage avec le lancier ! La veste de
cuir du duelliste le sauva de blessures plus graves, mais il encaissa
deux coups d'épée qui déchirèrent
ses chairs. Des lumières rouges dansaient devant ses yeux,
mais il parvint néanmoins à ajuster un tir de son
arme étrange. Une détonation et une odeur de poudre
se répandirent, paniquant les chevaux ! Lucrècia
vida les étriers et tomba au sol en même temps que
l'épéiste. Le maraudeur qui frappait Sandro dans
le dos venait de se faire éclater le crâne par le
coup de feu... L'homme au fléau parvint cependant à
se maintenir en selle. Avec un sourire mauvais il allait piétiner
le duelliste, assommé par sa chute et ses blessures !
Soudain son sourire se figea. L'air autour de lui commençait
à se déformer comme sous l'effet d'une chaleur intense
et Lucrècia regarda ébahie la colonne de flamme
qui emporta le cavalier. L'air lui-même était pétillant,
aussi chaud et lourd que celui de l'été. Le pilier
pyrétique interrompit le combat entre la cavalière
ashragor et le maraudeur, aussi surpris l'un que l'autre. Humant
l'air à la manière d'un animal, Shan-Dira détecta
la présence de l'énergie magique que les guildiens
appelaient " loom ". Elle repéra, en retrait
du combat, un cavalier qui achevait une gestuelle étrange.
Sentant que la situation devenait inconfortable, le lancier se
résolut à prendre la fuite.
Shan-Dira poussa un soupir de soulagement et mit pied à
terre ; elle avait reçu un coup qui la faisait énormément
souffrir. Lucrècia, un instant paralysé par la panique,
souleva doucement la tête du jeune duelliste inconscient.
Ses blessures étaient graves et l'hémorragie menaçait
de l'emporter. Réprimant les larmes qui montaient en elle,
maintenant que le stress la laissait désemparée,
Lucrècia entreprit de stabiliser l'état du venn'dys.
La laissant à son art de médecin, Shan-Dira avança
en direction de l'étranger, son arc bandé ;
- Salut à toi et merci pour le coup de main, étranger.
- De rien jeune femme, répondit le cavalier dans un guildien
parfait.
- Qui es-tu ?
- Je m'appelle Fabrizzio et je souhaite vous accompagner, annonça
le quinquagénaire venn'dys en dévoilant son visage
caché jusque là sous sa capeline
CHAPITRE NEUF
" Je suis en train de le perdre ! " s'exclama Lucrècia.
La jeune Arkhé avait beau être un excellent médecin,
le stress du combat l'avait privé d'une bonne partie de
ses moyens. Shan-Dira et Fabbrizio se rapprochèrent. Le
corps de Sandro livide qui couvrait l'herbe alentour de son sang.
Lucrècia se jeta au cou de l'Ashragor et éclata
en sanglot, tandis que le vieux venn'dys se penchait sur le duelliste
en incantant une étrange formule. L'air autour de ses mains
se troubla comme sous l'effet d'une chaleur intense et un étrange
parfum de bois en automne se répandit. Fabrizzio passa
ses mains au-dessus des plaies du jeune homme et la puissance
du loom, l'énergie magique de Cosme, se diffusa refermant
une à une les plaies du moribond. Les yeux de Lucrècia
s'agrandirent à la vue du miracle, tandis que l'éclaireuse
ashragor mesurait de mieux en mieux le pouvoir du mystérieux
magicien. Lucrècia bredouilla quelques remerciements, avant
de se pencher pour examiner Sandro de plus près. D'un air
paternel, Fabrizzio lui répondit qu'il faudrait encore
du repos et de l'attention au jeune duelliste, puis il aida Shan-Dira
à le tirer hors du chemin.
Sandro ne reprit conscience que dans la soirée ; il se
sentait épuisé et tremblait comme une feuille, en
dépit de la couverture qui le couvrait. Il se releva et
constata que ses compagnes se portaient bien. La troisième
silhouette qui se trouvait autour du feu de camp l'étonna
beaucoup. Lucrècia vint s'asseoir à ses côtés.
L'Ashragor et le mage saluèrent amicalement le jeune homme,
avant de replonger dans leur conversation : " Sandro, vous
nous avez causé une peur bleue ", avoua la jeune arkhé
qui avait repris ses esprits. " Vous m'en voyez ravi "
plaisanta Sandro. " Qui est ce nouveau venu ? " demanda-t-il,
en désignant du menton l'inconnu.
- Il se prénomme Fabrizzio. Vous lui devez la vie et il
nous a prêté main forte contre les brigands au moment
où vous sombriez dans l'inconscience.
- Grâce lui soit rendu !
- C'est un mage, murmura Lucrècia avec un soupçon
d'inquiétude superstitieuse dans la voix.
- Allons, il n'y a pas de raison de s'en faire puisqu'il nous
assiste. La magie, j'ai eu l'occasion de l'apprendre, est un atout
incontestable sur le Continent.
- Vous tremblez et votre assurance n'est pas aussi grande que
vous voudriez me le faire croire.
- Difficile de vous cacher quelque chose mademoiselle. Je me demande
surtout pourquoi il nous aide...
- Lui et Shan-Dira discutent de sorcellerie depuis bientôt
deux heures. Ils évoquent des choses terrifiantes que Giovanni
serait capable de faire... Maintenant que je les ai écoutés,
je commence à croire que les démons existent bel
et bien !
- N'en doutez pas !
Sandro se rappela soudain son affrontement avec l'une de ces
créatures quelques mois auparavant, alors qu'il travaillait
avec sa guilde. Le combat avait failli mal tourner pour Naïma
sa maîtresse. Lui-même s'était trouvé
incapable de blesser la créature. Il avait fallu toute
l'expérience, la valeur et le courage du sorcier Felsin
Tufir et du conquistador Venn'dys Diego de Migouldin, pour renvoyer
le monstre à son cauchemar originel. Un spasme douloureux
vint secouer Sandro ; Lucrècia l'aida à s'allonger
et lui dit de se reposer. Le duelliste ne put retenir son geste
; il parvint à attraper la main de la jeune femme et l'attira
à lui. L'arkhé ne retira pas sa main de l'étreinte
et se laissa glisser vers les lèvres du jeune homme. Ils
s'embrassèrent longuement, avant que la médecin
ne se redresse pour rejoindre le feu de camp, laissant reposer
Sandro ; " Merci pour ton assistance et ton réconfort
Lucrècia ", murmura le duelliste.
*
" J'ai bien ce que vous désirez cher comte. Mais
en dépit de notre association, le risque de cette entreprise
est important... " Giovanni laissa sa phrase volontairement
en suspens. Il observait attentivement la silhouette vêtue
de velours noir ; le comte Vladimir était un Ashragor d'un
âge indéfinissable, très pâle. Il ne
portait ni arme, ni armure, simplement des habits de grande qualité
; son pourpoint était brodé et rehaussé de
perles blanches. Il était grand, ses cheveux noirs délicatement
coiffés en une coupe courte encadraient son visage aux
traits fins et durs. Il respirait l'assurance que confère
la puissance. Le comte releva la tête, comme s'il quittait
une profonde songerie et regarda le bâtard nécromant
assis sur son trône de basalte, entouré par deux
jeunes lores enchaînées et à peine vêtues.
- J'en suis bien conscient mon ami, mais vos revers récents
m'incitent à croire que vous aurez besoin des services
de l'Alliance Impie d'ici peu de temps. Craigniez que le Poing
Rouge n'en reste pas là. Ni ceux qui ont organisé
votre chute à Morte-Rûne et que moi seul peut identifier.
- Certes, certes... Mais néanmoins, je pense ne pas pouvoir
exaucer vos vux immédiatement.
- Je suis pourtant pressé ; une grande amie m'attend à
Mac-Kaer et je ne puis me permettre de lui faire défaut.
- Même si c'est une question de femme, je ne puis répondre
à votre attente ainsi. Pas sans une compensation !
- J'y avais songé mon ami.
Le comte frappa dans ses mains, et ses serviteurs entrèrent
dans la salle de réception sous le regard attentif des
gardes de Giovanni. Ils accompagnaient la fine silhouette d'une
jeune fille, qui tout au plus devait avoir quatorze ans ; ses
formes naissantes se mélangeaient dans un ensorcelant mélange
avec son charme d'adolescente et la finesse de ses traits urbis.
Le regard de Giovanni brilla de manière intense, et ses
dents diaboliquement pointues claquèrent de satisfaction.
" J'ai pensé qu'un petit cadeau pourrait vous ravir
" minauda Vladimir. " J'apprécie votre attention
monseigneur. Vous connaissez bien mes goûts... Néanmoins,
même avec cela je crains bien de ne pouvoir répondre
à votre attente. " Le regard condescendant de Vladimir
se posa sur le bâtard. Il songeait que son exécuteur
des basses uvres s'offrait décidément beaucoup
de liberté. Il était temps de le remettre au pas,
mais les tentatives de Giovanni pour s'affranchir de son devoir
l'amusait néanmoins. Il décida donc de changer le
ton de la conversation : " L'Impie ne peut se passer de vous
Giovanni. Vous le savez fort bien, tout comme vous savez pertinemment
que ce que je vous demande n'est négociable que dans une
mesure limitée. "
Le nécromant claqua des dents en direction du comte Ashragor
avec une mauvaise humeur évidente. Les deux esclaves jetèrent
un coup d'il prudent et apeuré sur Giovanni. Elles
étaient habituées à décrypter les
signes avant-coureurs de son énervement et avaient appris
à le craindre. Satisfait de son effet, Vladimir reprit
avec sa voix suave : " Une somme de dix milles guilders accompagne
cette esclave bien sûr. Elle est servile et pucelle. Cela
vous ravira, je pense. " Le nécromant s'appesantit
sur le corps juvénile de la jeune Urbis, avec une lubricité
féroce qui fit frissonner la pauvre fille. Il finit par
conclure : " L'affaire est entendue. "
*
La fraîcheur matinale réveilla Sandro ; il se sentait
remis et en forme. En s'étirant, il se glissa hors de sa
tente. Shan-Dira était déjà debout, rangeant
ses affaires.
- Mes salutations mademoiselle.
- Bonjour Sandro. Etes vous en état de monter en selle
?
- Absolument... Dans combien de temps pensez-vous que nous arriverons
à Tepyük ?
- Ce soir même.
Lucrècia sortit de sa tente en baillant. Sandro se dirigea
vers elle et l'embrassa ; elle lui répondit avec bienveillance.
Enfin, Fabrizzio se réveilla et salua la compagnie ; un
échange de présentation et de politesse suivit entre
lui et le jeune venn'dys. Lucrècia remarqua que le fougueux
duelliste avait marqué un temps d'arrêt. Puis après
un bref déjeuner, les voyageurs se remirent en route. Shan-Dira
ouvrait la marche, la médecin arkhé et le jeune
homme avançaient côte à côte en discutant,
tandis que le vieux magicien fermait la marche, perdu dans ses
pensées. Lucrècia se rapprocha de Sandro et lui
glissa quelques mots à l'oreille ;
- Est-ce que tu connais le magicien ?
- Tu as remarqué ! En fait, il m'a salué avec les
formes d'étiquette propres aux duellistes. Seuls les membres
de notre étroite corporation connaissent les formes de
présentations exactes. Cet homme n'est pas qu'un sorcier
et je crois que sa présence ici ne doit rien au hasard.
Derrière eux, sous son capuchon, le vieil homme souriait
d'une manière étrangement sardonique en songeant
à son grand plan.
CHAPITRE DIX
La chaleur de la journée avait fini d'assécher
la route et les champs. Le climat s'était considérablement
transformé durant la dernière partie du voyage,
laissant place à une ambiance étouffante et estivale
où le moindre coin d'ombre devenait un bien précieux...
Sandro et Lucrècia avaient longuement échangé
les observations qu'ils pouvaient faire en traversant les plaines
desséchées ayant brutalement succédé
aux vallons humides. De maigres cactus et des plantes noires,
éparses et portant une sorte d'écorce était
la seule végétation qui poussait là. Shan-Dira
était partie en avant plusieurs heures auparavant, balisant
la piste pour ses compagnons. Fabrizzio n'avait fait qu'un seul
commentaire de la journée lorsque le petit groupe avait
débouché sur les plaines arides ; " Voici le
domaine de l'été et du baron Waï... "
Les feux du ciel descendaient vers la ligne d'horizon, tandis
que se précisait un paysage de collines et de pitons rocheux
asséchés jaunâtres ; Sandro et Lucrècia
n'avaient aperçu que quelques rongeurs et d'énormes
vautours depuis plusieurs lieues. Le groupe progressait maintenant
en silence, la poussière et la chaleur étouffante
avait eu raison de la tendre conversation de l'arkhé et
du duelliste. En dépit de la température, Fabrizzio
n'avait pas retiré son épaisse cape et ne paraissait
pas incommodé. Un nuage de poussière apparut soudain
sortant d'une gorge caillouteuse ; Lucrècia annonça
peu après qu'elle distinguait la silhouette noire de la
cavalière ashragor. Shan-Dira arriva à hauteur du
groupe peu après ;
- Au-delà de cette crête se trouve la cité
de Tepyük. Nous sommes enfin arrivés au bout de notre
course.
- Enfin ! J'ai cru que j'allais me dessécher sur pied,
se plaignit Sandro.
- Encore un effort duelliste, et vous pourrez profiter de la fraîcheur
des auberges de la ville...
- Et d'un bon bain, s'enthousiasma Lucrècia !
- Absolument ! Cette poussière est insupportable, renchérit
le jeune venn'dys.
Peu après, les cavaliers arrivèrent en vue d'un
piton impressionnant ; des constructions blanches aux toits plats
s'accrochaient sur ses flancs. Au sommet, une pyramide ulmèque
surplombait l'étroite plaine entourant le pic. L'ensemble
était imposant. Sandro, en amateur d'architecture, fut
émerveillé en songeant au travail qu'il avait fallu
pour réaliser la construction. Lucrècia dévorait
des yeux la cité et le mélange de couleur qu'elle
offrait, entre ses maisons blanches, ses champs en terrasse où
poussaient diverses plantes colorées. Fabrizzio lui-même
s'arrêta un instant pour faire son second commentaire de
la journée ; " L'aire du condor... Waï a bien
choisi le site de sa forteresse ! " Ils se remirent en marche,
et trouvèrent bientôt un chemin qui les mena à
l'entrée de la cité ; un mur de pierre verte de
taille, renforcé de deux tours carrés encadrant
une épaisse porte de bois gris bloquait l'accès
à la ville. Des gardes en armure légère arrêtèrent
le petit groupe afin de savoir ce qui l'amenait là, de
vérifier ce qu'il transportait et surtout de lui faire
acquitter la taxe d'entrée. La conversation se déroula
en arkhé et Lucrècia s'improvisa interprète.
Sandro observa les gardes ; il s'agissait visiblement d'autochtones,
mais métis des divers peuples continentaux, voire des Rivages.
Leur équipement, avec ses plumes et ses peaux animales,
rappelaient étrangement le style ulmèque. Après
une bonne dizaine de minutes et d'inspections attentives, les
portes de Tepyük s'ouvrirent et les aventuriers pénétrèrent
enfin dans le fief du baron Waï.
*
- C'est impossible ! Vos agents se trompent...
- Je vous assure que non, mon ami. La nouvelle me surprend et
m'inquiète autant que vous d'ailleurs.
- Saisissez-vous bien que Fabrizzio se jette dans la gueule du
loup ? Jamais nous n'aurions dû le laisser partir !
La voix du felsin tremblait de rage ; il était rarissime
qu'il perde ainsi son sang-froid ; l'ulmèque et le gehemdal
se regardèrent, désolés. Le membre de la
Maison des Métaux s'interrogea à voie haute ;
- Ainsi Fabrizzio ne s'était pas trompé ! Tant que
le bâtard sera protégé par ce pacte, il est
inattaquable. Notre machination était pourtant bien montée...
- Pas assez visiblement ! Et maintenant, que comptez-vous faire,
alors que vous avez envoyé Fabrizzio vers notre pire ennemi
? renchérit avec colère le felsin.
- Cessez de tourner comme un fauve en cage Sharin ! Même
si Giovanni s'en est tiré ce n'est que partie remise. Je
vais envoyer un message onirique au baron Waï afin qu'il
informe Fabrizzio.
- Bien ! Pour ma part, j'envoie immédiatement une escouade
de mes meilleurs hommes pour couvrir Fabrizzio. En partant de
Morte-Rûne, il ne leur faudra que deux semaines pour rejoindre
notre ami...
- Si ses délires et ses compagnons de route ne l'entraînent
pas plus loin. Enfin, Erikson, tu sais bien qu'il est obsédé
par ce qu'il a vu dans les astres !
- Je vais demander à Waï de retarder tout départ
des voyageurs, repris Moctezloc. Allons Sharin, Fabrizzio en a
vu d'autres et ses talents de bretteurs et de mage le mettent
à l'abri de pas mal de choses...
- Giovanni aussi se bat bien et pratique la magie. S'il arrive
malheur à Fabrizzio...
Le felsin n'acheva pas sa phrase, mais Erikson et Moctezloc sentirent
tout le poids de la menace.
*
La fraîcheur de l'auberge et du bain avait rasséréné
Sandro. Il profitait avec délice d'une corbeille de fruits
que Lucrècia avait demandé. Il fumait tranquillement
dans la salle principale, savourant un verre d'alcool de cactus
fruité et assez fort. Un maître caravanier kheyza
et un marchand ulmèque devisaient à une table, tandis
que trois paysans arkhés simplement vêtus de leurs
pagnes de lins dissertaient des mérites et des charmes
d'une certaine " Aferti " en savourant une bière.
Les compagnons de Sandro étaient tous absents ; Lucrècia
prenait son bain, Fabrizzio avait annoncé qu'il souhaitait
se reposer et Shan-Dira était allé faire un tour
en ville. Il profitait de ce rare instant de paix solitaire pour
repasser encore en revue les événements qui l'avaient
amené là et les éléments nouveaux
qu'il avait appris. Il espérait que le baron Waï l'orienterait
rapidement vers le seigneur Giovanni et que le petit groupe pourrait
repartir au plus vite.
Puis pour chasser ses inquiétudes, Sandro repensa à
des choses agréables. Une fois encore son esprit se porta
sur son sujet de prédilection ; ses maîtresses !
La liste était assez longue et il en tirait une certaine
fierté ; certaines n'étaient qu'un souvenir fugitif,
celui d'une nuit d'ivresse sensuelle ; d'autres se rappelaient
à lui par leurs originalités ou leur imagination
sexuelle ; d'autres encore, il s'en souvenait essentiellement
par les fuites effrénées qu'avait provoqué
l'arrivée surprise de leur mari... En fait, il se rappelait
surtout de Carmina, une très belle jeune fille d'une des
plus nobles familles de Granponton sa ville d'origine. Elle n'était
pas loin d'être son premier amour - à deux ou trois
exceptions près ! - et chaque fois qu'il la voyait, il
s'enflammait littéralement. Avec le bonheur du jeune âge,
Carmina s'était donnée à lui lors de leur
seizième carnaval, profitant de la folie qui s'empare alors
des villes venn'dys.
Mais la famille de Carmina avait d'autres ambitions pour elle
et un mariage bien arrangé vint briser l'idylle des deux
jeunes gens. Sandro avait cependant le sang " chaud "
; le soir du bal des fiançailles, il était arrivé
au château de la famille de Carmina, avait insulté
le fiancé de sa jeune amante. Il se rappela également
que celui-ci, l'un des cousins de Diego de Migouldin, appartenait
à l'une des grandes écoles d'escrime de la cité.
Il l'avait entraîné dans un duel sanglant et mortel.
Et ce fut le début des ennuis pour le jeune duelliste,
puisqu'il avait réussi à se mettre à dos
et en une seule soirée les deux familles les plus influentes
de Granponton ; il avait du quitter la ville et s'était
perdu à Brizzio, la capitale de la République. Il
n'avait jamais revu Carmina...
Il avait depuis connu d'autres femmes, mais une seule lui avait
fait autant d'impression. Il s'agissait de sa dernière
amante en date... Il commençait à croire que la
douleur lancinante de son absence était due à autre
chose qu'aux seules capacités de courtisane de la felsin.
Sandro regrettait cruellement la confidente qu'il avait trouvée
en la personne de Naïma et l'étrange paix rassurante
qu'il éprouvait en sa présence.
" Comment me trouves-tu ? " demanda une douce voie féminine
derrière lui. " Tu es somptueuse, une vraie beauté
" répondit Sandro après s'être brutalement
sorti de sa rêverie et avoir apprécié d'un
il connaisseur la robe de soirée que Lucrècia
avait passée. " Tu trouves vraiment ! Oh ! C'est merveilleux
; je t'avoue que je l'adore. " Les gens présents dans
la salle regardaient effectivement d'un il surpris, interrogateur
ou appréciateur le costume de la demoiselle. " Et
moi de même, ma chère ! Et je crois que tu fais un
effet certain sur les autres clients... "
- On dirait qu'ils n'ont jamais rien vu de semblable...
- Probablement en effet. Et surtout, ils n'ont jamais du voir
une jeune arkhé aussi charmante vêtue avec autant
de classe que toi.
- Flatteur, répondit avec un rire mutin la jeune fille.
Que faisons-nous ce soir ?
- Si je connaissais bien la ville je t'aurai invité dans
la meilleure auberge, avant de profiter de la galanterie des étoiles...
- Mais ?
- Mais c'est la première fois que je viens ici ; alors
tant pis pour le repas, mais pas pour la ballade ! Avec un peu
de chance, nous trouverons quelques bateleurs dont le spectacle
nous divertira.
- Oh oui, repris Lucrècia visiblement enthousiaste comme
une enfant !
Un silence s'était fait soudain dans l'auberge, avec l'arrivée
de la silhouette toute de cuir vêtue de Shan-Dira ; les
clients la regardaient avec peur, haine et dégoût,
mais jamais directement... L'Ashragor ne s'en formalisa pas et
vînt s'asseoir à la table des deux jeunes gens. Peu
après, les trois compagnons devisaient tranquillement de
la ville qu'avait un peu visité la femme en noir. Shan-Dira
se détendait visiblement maintenant que son travail d'éclaireur
était terminé, et appréciait même les
traits d'humour de Sandro au fur à mesure que l'alcool
de cactus faisait effet. Fabrizzio sortit enfin de sa chambre
; il était habillé de manière impeccable,
avec le raffinement et la décadence venn'dys, comme s'il
avait dû se rendre à une soirée d'importance.
Sandro ne put s'empêcher de le faire remarquer au vieil
homme ; ce dernier se contenta de sourire sardoniquement, avant
de prendre une bouteille d'alcool blanc et de les rejoindre. Le
mage resta prudemment à l'écart du débat
concernant la qualité des parfums venn'dys que Sandro et
Lucrècia avaient amorcés. Shan-Dira fut sommée
par la jeune femme d'expliquer comment la maison Ashragor considérait
le sujet ! La soirée se poursuivit ainsi, jusqu'au repas.
Les aventuriers décidèrent de rendre visite au baron
Waï le lendemain, puis Sandro entraîna Lucrècia
dans une ballade nocturne vers un groupe de musiciens que Shan-Dira
avait remarqué lors de son escapade.
" Ils ne rentreront pas avant demain matin ", soupira
Fabrizzio. " Probablement ", répondit laconiquement
l'ashragor que l'alcool avait éméché. "
Pourquoi ne les accompagnez-vous pas ? Dans votre état
et à votre âge, je n'aurais pas hésité
! Les ashragors ne s'amusent-ils jamais ? " Fabrizzio fixait
le visage masqué de Shan-Dira. Sans l'alcool de fruit,
il aurait pu dissimuler sa curiosité mais son insistance
n'échappa point à l'éclaireuse. " Rarement,
maître Fabrizzio. Et d'ailleurs que savez vous de mon âge
et de mon état ? A votre avis, pourquoi est-ce que je porte
ce masque en permanence, vieil imbécile ? ", grogna
Shan-Dira d'une voix tremblante de douleur. " Je... excusez-moi
mademoiselle si je vous ai importuné, mais je... "
bafouilla le mage. " Taisez-vous Fabrizzio ! Vous voulez
savoir ce que je cache sous ce masque ? Et bien vous allez voir
! "
Dans un geste de fureur et de colère mal contenue, Shan-Dira
se redressa et retira sa cagoule, révélant un visage
qui n'était plus que cicatrices grossièrement cautérisées
et plaies affreuses crispées dans une grimace de souffrance
; des larmes coulaient des yeux magnifiques. Le contraste était
saisissant entre le corps sculptural de la jeune femme et son
visage de monstre. Contrairement à ses habitudes, le mage
venn'dys pâlit. " Voilà ce que m'a fait subir
l'Eglise démoniaque lors de ma pénitence ! Vous
croyez encore que je peux les servir après cela, monsieur
le sorcier ? ". La jeune femme hurlait à pleins poumons,
semant un véritable vent de panique dans l'auberge. Puis
en pleine diatribe, elle s'effondra sur la table ; Fabrizzio parvint
à convaincre l'assistance que la jeune femme n'était
pas possédée en offrant une tournée générale.
Puis c'est avec bienveillance qu'il aida l'éclaireuse à
se lever et à monter à sa chambre. Il la fit s'allonger
puis la quitta. Il était maintenant convaincu que la jeune
femme n'était pas alliée à Giovanni ou aux
Princes Mortifères ! L'Ashragor était-elle celle
prévue dans son plan ? Quoi qu'il en soit, elle pouvait
avoir une utilité...
Journal de bord du capitaine Déolius Argiannelli, 7e
jour de la quarte bise 210 AA.
Nous sommes arrivés à destination sans problèmes
finalement. Le coin semble s'être calmé depuis que
le Poing Rouge a échoué dans son assaut sur Port
Vaillant. Ceci dit les rumeurs à Ehmon ne sont pas des
plus agréables ; le nécromant Giovanni, que l'on
croyait décédé, refait parler du lui. Une
tentative, malheureusement avortée, d'assassinat contre
lui a eut lieu ici voilà quelques temps. Sheyfir, descendu
en ville, a retrouvé deux de nos anciennes passagères,
l'archère kheyza et la dame felsin. Profitant de notre
halte et de notre bon cur, elles ont demandés si
nous ne pouvions pas les ramener vers Mac-Kaer. Difficile de résister
aux qualités de persuasion de ces deux charmantes filles
réunies ! Après quelques heures de discussions,
nous avons finalement arrêtés un prix convenable.
Sheyfir m'a semblé ravie de repartir avec elles à
mon bord
Je sens que mon second va avoir une traversée
fatigante ! Pourvu qu'elles ne me l'épuisent pas trop
Enfin, ce coquin de Sheyfir sait ce qu'il fait et quelles sont
ses obligations.
CHAPITRE ONZE
Le petit groupe attendait depuis quelques minutes dans une antichambre
meublée de manière spartiate. Le visage de Sandro
et de Lucrècia portaient encore les stigmates de la fatigue
; Fabrizzio les avait croisés tôt le matin en descendant
dans la salle commune pour déjeuner. Le jeune couple discutait
à mots couverts sur son banc, avec des sourires et un éclat
amusé dans les yeux en se rappelant les détails
de sa soirée. Shan s'était calée dans un
angle de la pièce et n'avait pas encore prononcé
un mot. Fabrizzio lui jetait des coups d'il inquiets de
temps à autre. Enfin, un serviteur vêtu d'une robe
de plume multicolore vint annoncer que le baron Waï allait
les recevoir. Les aventuriers furent désarmés et
fouillés par des gardes aux imposantes armures composées
d'épaisses écailles de scarabée, qui faisaient
la fierté de la maison Ulmèque ; le krill était
réputé pour sa résistance ! Puis, après
avoir franchi sous bonne escorte un long couloir de pierre de
taille décoré de sculptures représentant
le soleil, le groupe entra dans une grande salle décorée
avec sobriété de tentures pourpre et or. Un bureau
massif en chêne, sculpté dans le style utilitaire
gehemdal, occupait le centre de la pièce. La lumière
était diffusée par les Feux-du-Ciel eux-mêmes,
qui brillaient à travers le plafond de la pièce
composé de cristal : le spectacle paralysa un bref instant
les aventuriers par son aspect magique. Puis une silhouette se
découpa à leur gauche, sortant silencieusement d'un
renforcement du mur : l'homme mesurait un mètre soixante,
de carrure massive et râblée. Un torse aux pectoraux
proéminents reposait sur des jambes puissantes ; les bras
de l'homme étaient plutôt courts mais extrêmement
musclés. Le visage du baron Waï était taillé
à la serpe, dur, imberbe ; il avait le crâne rasé
; ses yeux jaunes de fouine brillaient avec un éclat étrange,
identique à celui d'un cobra. Sa peau brune faisait ressortir
de manière bien visible des sourcils roux et épais.
La souplesse de sa marche et la précision de ses gestes
s'opposaient d'une manière surnaturelle avec son physique
; les traits de son visage étaient ceux d'un ulmèque
mais tout le reste de son allure trahissait le sang gehemdal qui
coulait dans ses veines. Il était vêtu d'une armure
de cuir noir épais ornementé de minuscules gemmes
verdâtres et de plumes, où de nombreuses dagues étaient
rangées. Sandro réprima un frisson en évaluant
que, de là où était sorti le baron Waï
et avec l'effet de surprise, il aurait pu sans mal poignarder
deux des membres du petit groupe. De sa démarche silencieuse,
le baron alla s'asseoir derrière son bureau :
- Que me voulez-vous ?
- Je vous salue seigneur baron Waï, répondit Sandro
en tentant de reprendre son assurance. Permettez-moi de me présenter...
- Je sais qui vous êtes et je m'en moque : répondez
à ma question !
- Nous cherchons des renseignements sur Giovanni, coupa diplomatiquement
Lucrècia en posant ses mains sur celles de Sandro qui,
outré par la façon dont il venait de se faire répondre,
menaçait de s'emporter.
- Giovanni ? Ce nom est celui d'un de mes ennemis...
- Nous le savons baron, repris Lucrècia. Et il fait aussi
parti de nos adversaires pour des raisons diverses. Nous aimerions
régler nos comptes avec lui, mais sachant votre inimitié
pour ce bât... Pour ce monstre, nous aurions aimé
discuter avec vous.
- Mes affaires m'occupent beaucoup, répartit Waï sèchement.
De plus, je n'ai que votre parole en ce qui concerne vos inimitiés
avec mon vieil " ami "...
- Elle devrait vous suffire monsieur, s'exclama Sandro outré
!
- Et pour quelle raison ?
- Parce qu'un duelliste ne donne pas sa parole à la légère
et ne ment pas : notre Code l'interdit !
- Giovanni ne fait-il pas partie de votre corporation de soi-disant
personnes " honorables " ?
- Il s'en est exclu par ses actes, reprit Sandro fulminant et
serrant les poings.
Il fit un pas menaçant en direction du bureau, mais Lucrècia
le retint : " Ne rentre pas dans son jeu, Sandro. Il te provoque
volontairement ! " Waï regarda le duelliste dans les
yeux, affichant un sourire sardonique. Puis, il reporta son attention
sur Shan-Dira et l'examina attentivement : leurs regards se croisèrent
et l'air s'échauffa subitement. Les yeux de Waï devinrent
semblables à des flammes, tandis que ceux de Shan brillaient
comme deux braises ! Puis tout redevint normal... Fabrizzio avait
senti le choc des pouvoirs loomiques des deux personnes : ils
utilisaient l'un et l'autre la puissance du loom rouge. Sans un
commentaire, le baron se leva et s'avança vers le sorcier
venn'dys. La tension était montée d'un cran ; Sandro
était prêt à bondir sur l'insupportable personnage,
tandis que Lucrècia s'escrimait à calmer l'humeur
de son compagnon. Shan avait reculé d'un pas après
l'assaut magique, mais ses yeux flamboyaient toujours :
- Et toi qui cache ton visage ? Qui es-tu ?
- Je m'appelle Fabrizzio, répondit laconiquement le sorcier
venn'dys.
- Et que veux-tu à Giovanni ?
- Qu'il rende compte de la mort d'un des miens !
Le quinquagénaire redressa la tête, et sans ciller
fixa le baron Waï ; ils s'observèrent ainsi deux longues
minutes puis, le métis retourna derrière son bureau.
- Soit, je vous crois. Mais même si vous avez bien fait
de venir me trouver, nous ne pourrons pas faire grand chose dans
l'immédiat.
- Et pourquoi, je vous prie ? s'enquit Sandro.
- Parce que mes agents ne m'ont toujours pas renseigné
sur la position actuelle de ce chien nécromant. Depuis
que je lui ai dépêché mes assassins à
Ehmon, il se méfie...
" Que pouvons-nous faire alors ? " demanda Lucrècia
avec un brin de déception et d'énervement dans la
voix. " Attendre. Waï nous avertira quand il saura où
nous pourrons trouver notre homme " répondit Shan
sans laisser le temps au baron de le faire. " Pourquoi vous
renseignerais-je ? " interrogea le baron en clignant des
yeux. " Parce que nous voulons la mort de votre ennemi et
qu'armés de ce renseignement, nous pourrions tenter de
vous en débarrasser. Si nous réussissons, cela vous
enlève une épine du pied et si nous échouons,
cela vous économise le prix de quatre tueurs " reprit
l'Ashragor. " Fort bien ! Votre logique est implacable. Mon
hospitalité vous est offerte le temps que j'obtienne les
renseignements qui vous font défaut. Sur ce, j'ai à
faire... "
D'un geste, il désigna aux aventuriers la porte par laquelle
ils étaient arrivés ; sans un mot, ils quittèrent
le bureau. Sandro attendit d'être sorti du palais pour laisser
éclater sa colère, mais la médecin arkhé
eut l'art de trouver les mots justes pour le calmer. Fabrizzio
sous sa capeline souriait à son habitude et Shan marchait
en silence vers l'auberge. Le duelliste et la médecin se
retirèrent dans leur chambre pour dormir, mais une fois
dans le lit, Lucrècia annonça à Sandro ses
inquiétudes :
- Je suis sûre que Waï et Fabrizzio ont communiqué
sous notre nez : ce temps pendant lequel ils se sont observés
m'intrigue... Et puis, Shan est bizarrement renfermée.
Et le baron nous a menti : il sait où se trouve Giovanni
! Je ne sais pas pourquoi, il a refusé de nous répondre...
Oh ! Sandro, pourquoi tous ces mensonges ?
- Allons, allons, tu as trop d'imagination ma douce, répondit
tendrement le duelliste en la prenant dans ses bras.
- Mais non ! Je suis sûre de ce que je te dis !
- Je connais tes talents, mais ce que je veux dire c'est que nous
ne pouvons pas faire grand chose. Nous ferions mieux de nous reposer
maintenant...
*
Le vieil homme était ressorti peu après ; il avait
troqué son costume de soierie et de velours ornementé,
pour une tenue de voyage élimée et souffreteuse.
Ainsi vêtu, il passait inaperçu dans les rues, et
se dirigea vers le palais. Aux gardes de l'entrée, il annonça
qu'il devait avoir une entrevue avec le baron Waï : peu après,
il était introduit dans le bureau du seigneur.
- Je vous salue de nouveau baron.
- Pareillement seigneur Borga : je vois que vous maîtrisez
parfaitement le langage codé de Moctezloc...
- Nous l'avons établi ensemble et avec Sharin ! Quel est
donc le problème ?
- Giovanni est vivant et a rejoint sa baronnie ! C'est cela le
problème !
- Je sais, répondit calmement le sorcier.
- D'après Moctezloc, il était mort à Morte-Rûne...
- Vous saviez bien que non, puisque vous avez envoyé vos
assassins.
- Oui, mais je croyais qu'il allait fuir vers Rask et ses alliés
de la Scabarre !
- Pour l'instant, il n'a plus très bonne presse auprès
d'eux après l'échec de Port-Vaillant ; notre ami
commun ulmèque y a veillé.
- Moctezloc ne laisse rien au hasard...
- Sauf les détails concernant le loom ; et c'est pourquoi
je suis ici. Je pressentais que le bâtard nécromant
viendrait terminer ses affaires magiques et récupérer
de l'énergie dans son domaine.
- Je présume, qu'en effet, c'est cela qui va se produire
: il a quitté sa forteresse hier pour une direction inconnue.
Mes espions le pistent.
- Sont-ils sûrs ?
- N'ayez pas de doute concernant cela : par contre, lui n'est
pas seul !
- Allons bon ! Lequel de ses alliés maudits l'accompagne
; la démone Shiva ? Sa catin de demi-sur Antonina
? Le comte ashragor ? Un nouveau pion ?
- Je crois qu'il s'agit de Vladimir, mais je ne peux vous l'affirmer...
Le seigneur Erikson envoie une escouade de ses meilleurs hommes
pour vous escorter ; ils seront là dans une semaine et
demie. Moctezloc vous recommande d'attendre ici.
- Bien ; nous suivrons l'avis de notre stratège. Il a toujours
une excellente appréciation des situations. A dans quinze
jours donc...
Le sorcier venn'dys ressortit, satisfait. Il regagnait tranquillement
son auberge en sifflotant, songeant avec plaisir au déroulement
de son maître plan ; il ne prêta pas attention aux
yeux acérés et pers qui le suivaient dans le moindre
de ses déplacements. Lorsqu'il rentra enfin dans l'auberge,
Shan-Dira sortit des ombres de sa cachette ; " Que dissimules-tu
Borga ? Je finirai bien par le savoir. "
CHAPITRE DOUZE
La réunion du Sénat venait de se conclure, sans
que rien de passionnant n'ait été débattu
pour récompenser de leur ennui les représentants
permanents des guildes. Mais Omar Sharin n'en avait cure : la
raison de sa présence à la réunion n'avait
rien à voir avec une affaire politique. Il s'engagea dans
l'un des grands couloirs du Dôme et rattrapa le petit homme
d'une soixantaine d'années, vêtu de riches soieries,
velours et brocarts, qui passait son temps à essuyer son
visage gras et rubicond. Avec une cordialité feinte, Omar
se posta à la hauteur du gros homme et le salua. Puis voyant
que celui-ci l'ignorait, il s'emporta, le saisit au col et le
plaqua contre un mur :
- Mais, mais... bafouilla le venn'dys grassouillet, dont l'expression
hautaine venait brutalement de se décomposer.
- Ecoutez-moi, Baptismo. Je ne me répéterai pas
: je sais que vous êtes le paravent légal de vos
maîtres, mais vous êtes suffisamment corrompu pour
avoir vendu vos agents de Port Mac-Kaer.
- Allons Sharin, vous déraisonnez, tenta d'argumenter en
se débattant le sénateur.
- Silence ! lui souffla le felsin en resserrant sa prise. Transmettez
simplement ce message ; qu'ils laissent donc les nôtres
et rien de fâcheux ne se produira... Pour vous et pour eux
!
Sharin relâcha sa prise et s'en alla, sans un regard pour
le vieil homme hoquetant qui tentait de reprendre son souffle.
*
Les aventuriers s'étaient installé de manière
définitive dans l'auberge. L'attente étant au programme,
ils avaient décidés de prendre leurs aises. Sandro
et Fabrizzio discutaient tranquillement autour d'un verre d'une
liqueur vert-bleu acidulée, chaudement recommandée
par l'aubergiste. Le goût de la boisson était plaisant
et enivrant quant à son prix, relativement élevé,
il convenait au tenancier. Fabrizzio avait insisté pour
payer et Sandro, après avoir courtoisement refusé
et accumulé les politesses, s'était incliné
devant le vide de sa bourse :
- Fabrizzio, c'est un réel plaisir que de vous côtoyer,
dit le jeune duelliste en savourant une gorgée.
- D'autant que nos objectifs communs nous appellent à voyager
quelques temps ensemble.
- Effectivement. Excusez mon indiscrétion, mais lors de
notre rencontre, j'ai constaté que vous connaissiez bien
les salutations que s'adressent les duellistes de notre République.
- Et pour cause. Je fais parti de la corporation, même si
mes aventures sur le Continent m'en ont tenues à l'écart...
- Je le conçois parfaitement. Quelle est votre arme de
prédilection ?
- Le fleuret ; rapide, discret, efficace... Je m'en contente.
- Je serai curieux de me mesurer à vous, monsieur.
- Voilà longtemps que je ne pratique plus assidûment
l'escrime et à mon âge, je crains de ne plus avoir
mes réflexes...
- Vous compenserez, j'en suis sûr, par l'expérience
acquise et une pratique plus longue que la mienne.
- Voyez-vous, j'ai pris l'habitude de pallier ma faiblesse par
un art proscrit dans la République.
Borga attendit une moue de dégoût ou un blêmissement
de la part de son jeune concitoyen, mais il n'en fut rien...
- Je connais la puissance et l'efficacité de la sorcellerie,
reprit Sandro. Tout venn'dys venant sur le Continent fait le deuil
de certaines valeurs, quand il ne se penche pas plus avant sur
l'étude d'un sujet aussi passionnant.
- Vous avez raison, mon jeune ami. Vous y connaissez-vous ?
- Je suis un modeste initié à l'art étrange
en comparaison de vos talents : Lucrècia m'a raconté
ce que vous pouviez faire. Votre maîtrise de l'élément
feu est exceptionnelle !
- Il est vrai que j'ai passé quelques années à
étudier cela. Mais, reprit le quinquagénaire après
avoir avalé une rasade, je crois que je vais finalement
accepter la passe d'arme que vous me proposez.
Fabrizzio se leva et adressa quelques mots à l'aubergiste
: celui-ci hocha la tête en signe d'assentiment et s'empressa
vers son arrière-cours. Le sorcier interpella Sandro :
" Il nous laisse jouissance de sa cour pour que nous puissions
nous exercer. " Le jeune homme se leva, un sourire aux lèvres
; le duel était l'une de ses grandes passions, mais il
manquait cruellement d'adversaires escrimeurs pour se mesurer
à lui. Avec un soupir nostalgique, il rejoint Fabrizzio,
en repensant aux combats qu'il avait jadis livré pour défendre
son honneur, celui d'une dame ou encore celui d'un riche "
ami " à Brizzio...
*
Shan-Dira avait accepté d'accompagner Lucrècia
faire des emplettes et découvrir la ville. Pour l'Ashragor,
tout ce qui lui permettait d'éviter le sorcier Borga était
bienvenu. La médecin Arkhé, réjouie d'être
accompagnée, ne désespérait pas de voir l'éclaireuse
de bonne humeur. Même si l'éducation de Sardela lui
avait décrie la maison de Princes Mortiféres comme
un regroupement de mystiques sauvages, monstrueux et jouant avec
les forces obscures, Lucrècia trouvait le calme, l'assurance
et l'expérience de Shan plutôt rassurante. Mais au
bout d'une heure à arpenter les rues en pentes de Tepyük,
la jeune femme comprit que l'Ashragor s'ennuyait. Quelque chose
dérangeait l'éclaireuse vêtue de cuir. Alors
qu'elles sortaient de la boutique d'un parfumeur, Lucrècia
proposa de boire un rafraîchissement. Une fois installées
à la terrasse d'un estaminet, l'arkhé amorça
la conversation :
- Shan, tu devrais me dire ce qui te tourmente ? Je sais que les
ashragors n'ont pas l'habitude de se détendre ou de s'amuser,
mais enfin...
- Tu as raison, petite fille, répondit l'éclaireuse
en tournant son visage masqué vers Lucrècia qui
rougit de colère. Mais, toi qui es si douée pour
deviner les émotions, ne sais-tu pas déjà
ce qui me dérange ?
Les yeux pers brillaient avec une intensité de fauve :
Lucrècia qui s'apprêtait à monter sur ses
grands chevaux, sentit un frisson la parcourir. Dans le regard
splendide de la femme masquée, elle distinguait une foule
d'émotion qui se mélangeait en une dangereuse alchimie.
Les mots de la médecin lui restèrent bloqués
dans la gorge. Shan constatant l'effet qu'elle venait de produire,
se détendit et glissa une parole de réconfort :
- Ne t'inquiète pas Lucrècia. Je ne vais pas te
dévorer...
- J'aurai presque pu y croire, se reprit la jeune femme avec une
voix moins affermie qu'elle l'aurait souhaité...
- Tu as raison, plusieurs choses me tourmentent comme tu dis.
Par quoi veux-tu que je commence ? Et tiens-tu vraiment à
savoir ?
Lucrècia n'arrivait pas à cerner le caractère
de sa compagne : l'ashragor semblait s'y entendre pour brouiller
les cartes et sautait d'une humeur à l'autre. Ce qui n'était
pas pour rassurer la médecin, les seuls cas identiques
qu'elle avait rencontré étant ceux de dangereux
exaltés, de fous ou de personnes ivres mortes. L'arrivée
de l'aubergiste lui permit de se reprendre : " Que me reproches-tu
exactement Shan ? " questionna la médecin. "
Rien contre quoi tu puisses lutter ; la jeunesse, l'innocence
et la beauté. Ta liaison avec Sandro m'indispose... Tout
cela me rappelle ce que j'ai perdu " répondit d'une
voix calme Shan-Dira en caressant son masque de cuir. " Et
je n'ai plus l'habitude de fréquenter des gens comme vous
: j'ai passé cinq ans enfermée à Castel Sang
pour étudier les Arts Etranges du loom rouge " reprit-elle.
" Tu te méfies de Fabrizzio aussi ? " questionna
au bout de quelques instants la médecin Arkhé. L'éclaireuse
hocha affirmativement la tête.
- Tu penses qu'il nous cache des choses, toi aussi ?
- J'en suis sûre. Ecoute Lucrècia, je l'ai vu remonter
au palais du baron Waï peu après notre rencontre.
En fait, je suis sûre qu'ils se connaissent bien et trament
quelque chose. Et cette curiosité qu'il a, pour nos dates
et lieux de naissances respectifs, m'intrigue...
- Il t'a questionné là dessus toi aussi ?
- J'aimerai jeter un coup d'il à ses affaires pour
me rassurer, mais il passe trop de temps dans sa chambre pour
cela.
- Nous pourrions le retenir Sandro et moi, s'exalta Lucrècia.
S'il est un vrai venn'dys et que son éducation est bonne
il ne refusera pas une partie de cartes.
- Tu en es sûre ?
- Nous ne perdons rien à essayer. Pendant ce temps, tu
pourras discrètement fouiller ses affaires. Je me charge
du reste : après tout, je peux très bien mentir
quand je veux !
- Parfait. Ce soir alors, conclut l'éclaireuse Ashragor
en vidant son verre d'un trait.
*
- Je ne comprends pas ce qui a poussé Sharin à
sortir ainsi de ses gonds.
- Pas plus que moi, Giovanni. Mais votre demi-sur est formelle
; Baptismo a failli en avoir une attaque... Nous savons désormais
que notre guilde écran au Sénat est " grillé
". Sûrement en raison des imprudences de notre représentant
!
- Le Cristalion a certes des objectifs opposés aux nôtres
pour les Baronnies mais pourquoi ont-ils agit de manière
si franche ?
- Sans doute veulent-ils mettre la main sur nos ressources loomiques
et s'approprier le locus dont nous avons pu nous assurer le contrôle.
Cela correspond bien avec les tentatives d'assassinant sur votre
personne.
- C'était donc eux ! Mais pourquoi ne pas me l'avoir dit
plus tôt ? répondit le bâtard nécromant
dans un claquement de dents sinistre qui montrait bien sa colère.
" Parce que je n'en étais pas absolument sûr
" reprit le comte Vladimir. " On voit bien que ce n'est
pas vous la cible. Mais maintenant que vous " savez ",
j'espère que vous pourrez pallier la situation... "
grogna Giovanni. " En doutez-vous mon ami ? " répondit
avec calme et assurance l'interlocuteur du bâtard. Son regard
se posa sur Giovanni et ce dernier ne put qu'y lire la confiance
terrible et typique de Vladimir. " Très bien ",
souffla le venn'dys-ashragor, " dans ce cas, nous pouvons
continuer notre route puisque nous sommes en sécurité
" ironisa-t-il en posant son regard sur la frêle silhouette
de l'esclave rousse enchaînée au poteau central de
sa tente. " Je vous laisse " conclut le comte en se
levant.
Alors qu'il quittait la tente sur un gémissement féminin
de peur et de désespoir et le claquement d'une gifle, le
vent se leva pour lui apporter l'odeur de brulé et de carnage
du village dans lequel ils s'étaient arrêtés.
Des cris de souffrance lui parvenaient depuis les tentes des soldats
de Giovanni qui s'amusaient comme leur maître : " Décidément,
songea le comte, la barbarie et la sauvagerie sont des cartes
de visite merveilleuses. "
CHAPITRE TREIZE
- Je dois reconnaître que votre style est surprenant,
Fabrizzio.
- Oh ! J'ai vraiment perdu la vivacité de vos vingt ans
mon ami, répondit le quinquagénaire venn'dys transpirant
abondamment. Mais vous aviez raison : mon expérience a
compensé.
Les deux duellistes venaient de terminer leur combat sur un match
nul ; c'est en bras de chemise, s'épongeant avec des serviettes
généreusement mises à disposition par l'auberge,
que les venn'dys comparaient leurs talents respectifs. Le tenancier
leur apporta une grande carafe de jus de fruit, alors qu'ils discutaient
d'une botte surprenante employée par Fabrizzio : "
J'avoue ! J'ai vu rouge ! J'ai bien cru que vous alliez utiliser
un tour quelconque durant le duel " s'exclama Sandro. "
Notre conversation précédente m'avait incité
à tenter cette feinte : je sentais que vous craigniez que
je n'utilise ma magie et j'avais compris que vous y connaissiez
suffisamment en Arts Etranges pour saisir mes gestes " s'enorgueillit
le mage Borga.
- Vous m'avez bien feinté ; je ne peux pas en dire autant...
Ma tentative qui suivit immédiatement la vôtre a
lamentablement échoué...
- Les Ulmèques disent ; " on n'apprend pas à
un vieux singe à faire la grimace. " L'expérience
m'a permit de remonter les touches de retard. Ne sous-estimez
jamais la ruse d'un adversaire plus âgé !
- Pourtant... Votre style m'en rappelle un autre ! souligna le
jeune homme avec un brin de suspicion dans la voix.
A ce moment, Shan-Dira et Lucrècia entrèrent dans
l'auberge : les deux venn'dys se levèrent dans un parfait
ensemble. La jeune arkhé se jeta au cou de Sandro et l'embrassa
; il répondit avec tendresse et emportement. L'éclaireuse
ashragor salua d'un bref hochement de tête le sorcier Borga
qui galamment lui fit une aimable révérence.
- Oh Sandro, j'ai une faim de loup ! Cette promenade m'a ouvert
l'appétit...
- Fort bien ; nous venons de nous " dérouiller "
avec Fabrizzio et je crois qu'il va falloir très vite nous
refaire une santé !
La soirée commençant à peine, les aventuriers
passèrent à table. Lucrècia monopolisa presque
entièrement la discussion, décrivant avec force
détail les rues colorées de la ville, les boutiques
et les multiples produits exotiques que l'on y trouvait. Parfois,
elle demandait des précisions ou des confirmations à
Shan, qui abondait dans son sens. La curiosité et l'excitation
alternaient successivement dans la conversation de la jeune médecin,
qui s'extasiait sur le mélange original des cultures ulmèque,
lore et arkhé dans la ville. Puis, après que Sandro
eut exposé ses connaissances et ses conclusions architecturales
sur la cité, Lucrècia se tourna vers Fabrizzio et
questionna avidement sur l'histoire de la contrée. L'alcool
de cactus aidant, le vieux mage, aiguillonné sur l'un de
ses sujets de prédilections, ne tarissait plus. Sandro
commençait à sentir la tête lui tourner et
se demandait quelle mouche avait piqué sa jeune amante.
Shan se leva d'un geste difficile, s'excusant auprès de
ses compagnons et prétextant la fatigue et l'abus d'alcool,
se retira. Ses compagnons la saluèrent, mais Lucrècia
ne laissa pas retomber la conversation. Insistant fortement auprès
de Sandro pour qu'il commande une nouvelle tournée d'alcool
de cactus, elle pressait toujours le mage Fabrizzio de répondre
à ses questions sur les raisons du mélange étonnant
d'arkhés, d'urbis et de lores qui caractérisait
les Baronnies. Celui-ci en arriva à la conclusion que le
mouvement des lores de la contrée de Gillian et des Baronnies
Rouges se mêlait à l'émigration de l'empire
arkhé de la Pierre de Vie. Quant à la population
urbis, elle constituait sûrement la population dominante
originale de l'Ecrin avant l'arrivée des guildes. Lucrècia
raffolait des détails et semblait prise de passion pour
l'ethnologie.
Sandro s'était rapidement senti exclu du débat et
n'avait pu s'empêcher de le prendre mal : il avait reporté
son attention sur trois autochtones qui, dans un coin de l'auberge,
s'adonnaient au lancer de couteau. Il allait boire sa énième
gorgée d'alcool de cactus. Il avait perdu le compte depuis
un moment quand Lucrècia lui adressa la parole : "
Oh s'il te plaît, Sandro ! Accepte ! " demanda Lucrècia
avec un air implorant. " Cela nous ferait tellement plaisir...
" Le jeune homme avait perdu le fil de la conversation et
se tourna vers son amante avec un air d'incompréhension
: " Oui... Evidemment... Mais enfin de quoi parles-tu ? "Lucrècia
le tança avec un sourire cajoleur : " Allons Sandro,
une partie de carte ! "
Se sentant soudain en terrain de connaissance, Sandro se redressa
avec un air conquérant : " Pour sûr, je suis
des vôtres ! " Lucrècia applaudit de plaisir
et l'embrassa avec un empressement et une fougue qui sortait largement
de l'étiquette. Sandro lui répondit avec une spontanéité
égale, tandis que le sorcier Borga se frottait les mains
de contentement. L'alcool avait fait son effet et les trois aventuriers
se laissèrent aller ; dans l'ambiance de l'auberge, leur
attitude passa d'ailleurs inaperçue. La partie se prolongea
tardivement, Lucrècia en dépit de son manque notable
de pratique insistant pour continuer. Ce ne fut qu'avec le départ
des derniers clients que d'un commun accord, Sandro, Lucrècia
et Fabrizzio cessèrent leur jeu et décidèrent
d'aller se coucher.
*
Vers la fin de la matinée, Shan-Dira alla frapper à
la porte de la chambre de Lucrècia ; une voix joyeuse lui
répondit, l'invitant à entrer. La jeune arkhé
se brossait les cheveux en chemise de nuit, assise sur le rebord
de la fenêtre. Un désordre d'habits et de draps régnait
dans la petite pièce. En dépit de l'air qui entrait
par la fenêtre, une odeur fauve persistait dans la pièce.
L'instinct, autant que ses sens affinés, le signalèrent
à Shan :
- Bonne aventure, Shan ! La nuit a-t-elle été bonne
?
- Moins agitée que ne le fut la tienne, Lucrècia,
répondit l'ashragor.
- Sûrement ; Sandro était d'humeur galante ce matin
même... Il m'a vraiment fait découvrir des sensations
que...
Lucrècia s'interrompit brutalement ; en se retournant,
elle avait croisé le regard de l'éclaireuse. Celui-ci
était plein de colère et d'envie. Soudain gênée
par ce qu'elle venait de dire, la médecin arkhé
sentit le rouge lui monter aux joues et elle balbutia dans un
souffle : " Je m'excuse. " Elle se rappela soudainement
de sa conversation de la veille et un court silence s'installa
: " J'ai fait d'étranges découvertes dans la
chambre de notre compagnon ", reprit Shan. " Quoi donc
? " questionna Lucrècia, ravie de changer de sujet.
" Beaucoup de calculs astrologiques sur nos dates de naissances
; Fabrizzio est féru en la matière. Il transporte
quelques ouvrages de références et un télescope
; en plus, il possède une carte de la région et
des indications étranges y sont portées. "
- Que désignent-elles ?
- Je n'en suis pas absolument sure, mais je pense qu'il s'agit
des locus des Baronnies, de divers sites sacrés ou mystérieux,
où le loom est réputé avoir une influence...
- Je ne comprends pas... Qu'est ce qu'un locus ? Et quel rapport
avec nous ?
- Fabrizzio est un mage, donc cela pourrait ne pas être
étonnant, reprit Shan-Dira en poursuivant sur son idée.
Mais il est très, voire trop, bien renseigné : certains
sites ne devraient pas être connus de lui... Comme celui
de Castel-Sang, par exemple...
L'Ashragor prononça ce nom avec difficulté, car
il lui rappelait une douloureuse expérience. Le Castel-Sang
était une place forte de la guilde ashragor du Poing Rouge,
pour laquelle elle avait travaillé. Elle était chargée
de gouverner la forteresse et d'en étudier les mystères
loomiques. Mais lorsque Giovanni était venu pour tendre
un piège aux rebelles locaux, il avait provoqué
un cataclysme magique en usant sans précautions de ses
pouvoirs. La réaction en chaîne qui se produisit
ensuite anéantie Castel-Sang et manqua de tuer Shan...
Mais elle avait survécue et s'était terrée
dans l'arrière-pays le temps de se soigner. Elle apprit
alors que Giovanni avait capturé l'une de ses amies prénommée
Ilian, puis avait trahi le Poing Rouge en faisant s'effondrer
son influence locale. Comble du malheur, Shan devint le bouc émissaire
de cette affaire, le responsable réel étant supposé
mort... Lucrècia nota le silence de l'Ashragor mais n'insista
pas et relança sa compagne pour qu'elle finisse l'exposé
de ses découvertes. " Pas grand chose de plus, malheureusement...
", conclut l'éclaireuse en s'appuyant au rebord de
la fenêtre. Lucrècia enfilait ses habits, quand Shan
fit soudain un pas en retrait : elle venait de voir quelque chose
d'étrange dans la rue :
- Qu'y a-t-il ? demanda Lucrècia surprise.
- Je crois que Fabrizzio joue la " fille de l'air ",
répondit l'ashragor en jetant un coup d'il prudent
dans la rue.
- Et où se rend-il ?
- Vers la grande esplanade, je crois...
- Mais c'est là-bas que Sandro est parti faire ses exercices
matinaux !
- Bien... Reste ici, je vais suivre ce maudit sorcier, affirma
d'un ton péremptoire la femme vêtue de cuir.
CHAPITRE QUATORZE
Fabrizzio se dirigeait d'un pas nonchalant vers l'esplanade ;
cette grande place, taillée à même la roche
du piton sur lequel Tepyük été construite,
surplombait les terres arides environnant la cité. Une
fontaine occupait le centre de l'endroit et divers arbres odorants
l'entouraient. Le sorcier venn'dys souffrait encore de l'abus
d'alcool de cactus et sa tête bourdonnait. Il était
habillé de ses meilleurs atours et en dépit de la
chaleur estivale, il portait sa lourde mante au capuchon rabattu.
Il inspecta de son regard acéré les gens qui déambulaient
sur la place et aperçu enfin celui qu'il cherchait.
Le baron Waï, habillé en paysan, fumait tranquillement,
accoudé à une balustrade de grès d'où
la vue sur les alentours était superbe. Sa massive silhouette
semblait au repos et il ne portait pas d'armes : Fabrizzio savait
pourtant que les poings du baron lui suffisaient pour tuer. Il
s'approcha, en toussotant pour s'annoncer, et s'installa à
côté du seigneur des lieux :
- Je sais où il va...
- Parfait, répondit avec un plaisir évident le vieux
sorcier.
- Lui et ses hommes ont fait incursion hier sur les territoires
au sud de ma baronnie et razzié un village.
- Cela est bien dans ses habitudes. Y a-t-il du loom dans cette
contrée ?
- Selon mes agents, il se dirige vers les Marais Haldéens.
- Combien de temps lui faudra-t-il pour l'atteindre ?
- Au plus quatre jours...
- Nous ne pouvons attendre, alors !
- Mais les ordres de Moctezloc...
Le baron Waï s'interrompit dans sa phrase ; son il
aiguisé avait repéré la silhouette élancée
de Sandro qui, en bras de chemise et rapière au côté,
venait de déboucher d'une allée au petit trot. Le
jeune duelliste remarqua le costume de Fabrizzio et se dirigea
vers lui. Le seigneur Borga réagit avec un temps de retard
et allait s'adresser au baron Waï quand il s'aperçut
de la présence de Sandro : " Fabrizzio, je vous salue
", déclara enjoué le duelliste. " Sandro...
" répondit le sorcier d'une voie où perçait
l'embarras. " Vous êtes vous remis de notre soirée
? Je vous présente mes félicitations, vous êtes
un joueur redoutable " précisa Alessandro. "
Sans doute... Mais vous voyez, je prends l'air frais pour récupérer
" rétorqua le mage. " L'air frais ? Monsieur,
nous ne devons pas avoir les mêmes perceptions du chaud
et du froid " plaisanta le jeune homme.
" C'est tellement vrai ! " songea Fabrizzio. Voyant
que le duelliste ne lui prêtait pas attention, le baron
Waï entreprit de s'esquiver. Il profita de la conversation
des deux venn'dys pour quitter l'esplanade, quand son intuition
l'avertit d'une présence cachée. Il observa attentivement
les alentour, cherchant où se dissimulait " l'autre
". Il sentait qu'un chasseur se tenait à l'affût
non loin. Il porta son regard vers les deux venn'dys toujours
en discussion, lorsqu'il remarqua enfin l'ombre suspecte.
Shan-Dira avait rattrapé facilement Fabrizzio. Lorsque
ce dernier avait engagé la conversation avec un autochtone,
elle s'était dissimulée. Elle trouvait étrange
que Fabrizzio se déplace si loin de ses appartements pour
discuter avec un ruffian quelconque. En observant la silhouette
massive et le crâne rasé du paysan, elle finit par
identifier le baron Waï. Puis Sandro arriva et interrompit
la conversation des deux hommes. Waï s'était nonchalamment
esquivé ; " impossible que ce jeune nigaud de duelliste
ne l'ait pas reconnu ! " pensa-t-elle. Mais il semblait bien
que si. Sandro continuait tranquillement sa conversation :
- Je vous ai dit tantôt signore Borga que vos techniques
ne m'étaient pas inconnues. J'ai beaucoup réfléchi
à cela depuis...
- Et quelles sont vos conclusions ?
- Que je pratique presque le même style que vous, avec plusieurs
variations notables. Néanmoins, c'est l'école de
Giovanni et, moi mis à part, je ne lui connais pas d'autres
élèves !
- Votre raisonnement se tient de bout en bout, sauf sur un point.
L'escrime de Giovanni ne lui est pas propre...
- Qu'insinuez-vous ?
- Que le sieur Michaele a lui aussi apprit le noble art auprès
d'un maître et que je suis celui-là !
Sandro marqua un temps d'arrêt en réalisant qui
était vraiment Borga. Le sorcier laissa un sourire étrange
passer sur son visage et se tourna vers le jeune homme avec un
air supérieur :
- Comprenez vous maintenant mes motivations ? Ou bien dois-je
encore vous donner d'autres explications ? Je ne peux pas laisser
indéfiniment mon propre élève (Fabrizzio
avait franchement appuyé sur le terme) bafouer les règles
essentielles de notre Code ! Aviez-vous tellement peu confiance
en moi qu'ils vous aient fallu détourner mon attention
pour fouiller mes affaires en espérant y trouver une réponse
?
- De quoi parlez-vous ? demanda Sandro d'un air absolument ahuri.
- Allons, j'ai bien compris votre petit jeu d'hier soir, à
vous, Lucrècia et Shan... De plus, vous auriez du songer
que ma chambre était protégée par mes tours
d'arts étranges !
- Mais enfin, monsieur Borga, je ne comprends vraiment pas un
traître mot de ce que vous dites !
- Cessez mentir, jeune homme. Je comprends la...
- Monsieur, retirez immédiatement ce que vous venez de
dire ! Jamais un de Petris ne fut traité de menteur sans
que l'offense n'ait été sur-le-champ réparée
!
La tension entre les deux venn'dys était monté
en flèche. " Si vous le souhaitez ainsi... "
Le sorcier Borga défit son manteau d'un geste ample et
dégagea ses armes de leurs fourreaux avec une maîtrise
parfaite. Selon le Code, une provocation en duel, quelle qu'en
soit la raison, ne pouvait être refusée. Sandro,
outragé par les remarques du quinquagénaire, se
mit en garde presque aussitôt. De leurs cachettes respectives,
Shan et le baron Waï observaient toujours attentivement la
scène et portèrent la main à leurs armes.
Sandro prit l'initiative d'ouvrir les hostilités d'une
estocade que Fabrizzio para adroitement de sa rapière avant
d'engager une riposte qui trouva sur sa trajectoire la main-gauche
de son jeune adversaire. Quelques passes d'armes suivirent sans
que ni l'un ni l'autre ne trouvent de défauts dans leurs
gardes respectives. Les deux adversaires s'étaient déjà
affrontés, ils venaient de mesurer leur volonté
d'engagement et optèrent chacun pour une solution opposée.
L'expérience de Fabrizzio sentait la nervosité dans
les gestes de son jeune opposant qui le serrait au plus près.
Sandro pour sa part estimait que sa résistance et sa vivacité
finirait par dépasser le quinquagénaire.
La flèche suivante de Sandro fut aussi rapide qu'appelée.
Le sorcier Borga para sans difficulté de sa rapière,
préparant déjà sa riposte. Il fut surpris
de voir Sandro porter de tout son poids sur la lame, enchaînant
sur une prise de fer avant d'ajuster un coup de taille de son
autre arme. Borga laissa échapper un grognement de douleur,
alors qu'une entaille sanglante se dessinait sur le haut de son
épaule. Sa maîtrise de l'escrime lui permit cependant
de ne pas être désarmé et de se désengager
: " Je crains que votre " grand " âge ne
vous joue des tours monsieur ", lança Sandro d'un
ton ironique et blessant. " Allons, votre incapacité
loomique vous fait redouter un autre genre d'attaque ! "
rétorqua le mage. " Et vous enfreindriez ainsi le
Code ! " souligna son jeune vis-à-vis. " C'est
possible... " répondit Fabrizzio avec un sourire sardonique.
Soudain, le quinquagénaire fit un pas de recul et abandonna
sa garde au profit d'une étrange gestuelle accompagnée
de phrases dans une langue ancienne. Sandro sentit une sueur froide
lui parcourir l'échine. Son adversaire recourait visiblement
à l'Art Etrange, en dépit des règles du duel.
Pris d'une rage et d'une inquiétude intense, le jeune homme
s'élança vers le mage pour l'atteindre au plus vite...
Mais Borga avait anticipé cette réaction et se fendit
interceptant de sa rapière la charge audacieuse de Sandro.
Celui-ci laissa échapper un cri de douleur quand la rapière
de son adversaire pénétra ses chairs et lui entailla
le bas-ventre. Il tomba au sol, lâchant ses armes, plié
par la douleur et crachant du sang : " Un adversaire moins
résistant n'aurez pas survécu à mon "
étripeur ", jeune inconscient. De plus, j'ais retenu
mon coup ! ", se gaussa Borga en s'approchant de son adversaire
vaincu. " Mais le combat n'est pas fini ", éructa
Sandro en serrant les dents.
Dans un ultime effort de volonté, il s'était redressé.
Compressant son ventre sanguinolent et dans un hurlement de douleur,
il avait décoché un splendide coup de pied rotatif
à la face de Borga. Celui-ci, surpris, reçu le coup
en plein visage et tomba au sol, sonné. Le baron Waï
et Shan-Dira sortirent alors de leurs cachettes et se rapprochèrent.
Sandro, livide comme un cadavre, parvint à ramasser son
arme et se posta au-dessus de Fabrizzio : " Surprenant n'est-ce
pas ? Un coup que je dois à Naïma ", dit-il en
pointant sa lame sous la gorge du mage. " Naïma ? "
interrogea ce dernier encore mal remis et le visage ruisselant
de sang. " Oui... Une... Amie... "
Le jeune venn'dys s'effondra littéralement sur le quinquagénaire.
Il était gelé et la mort semblait devoir le prendre.
Tout à coup, Waï apparut dans le champ de vision de
Fabrizzio et celui-ci remarqua enfin la silhouette vêtue
de cuir de Shan pointant une fine arbalète d'os dans sa
direction. Le déclic caractéristique du trait se
fit entendre, mais le baron encaissa le carreau avec un hoquet
de souffrance. Il avait protégé le venn'dys à
la grande surprise de Shan. Waï posa un genou à terre,
mais ses bras se détendirent brusquement, projetant en
direction de l'éclaireuse ashragor quatre lames finement
ouvragées et humides d'une substance verdâtre. La
vivacité et l'armure de Shan lui permirent d'éviter
deux des couteaux, mais les deux autres traversèrent son
cuir : elle s'effondra la seconde d'après en poussant des
gémissements de douleur atroces... " Qu'avez-vous
utilisé, baron ? " demanda le sorcier Borga en se
relevant avec difficulté. " Singe Vert : mortel et
rapide ", répondit l'ulmèque au crâne
rasé avec la froide précision d'un médecin.
" Elle ne doit pas mourir, baron... Pas encore... Ni ce jeune
imbécile ! "
En maugréant, le baron se pencha sur l'ashragor inanimée
et lui fit avaler une liqueur rose : puis il retira enfin le carreau
d'arbalète. Borga pendant ce temps avait commencé
une incantation et ses mains se nimbèrent d'un jaune chaleureux.
Le sorcier avait une confiance suffisante en sa maîtrise
de l'épée pour s'être engagé dans ce
combat. De plus, refuser un duel était proprement défendu
par le Code. Aussi lorsque son jeune concitoyen l'avait provoqué,
il n'avait pu se soustraire ! Durant l'affrontement, il était
redevenu un épéiste, oubliant ses machinations et
ses plans. Vaincre son opposant était devenu son seul objectif
et sa botte secrète lui était apparu comme le meilleur
argument pour clore le débat, même s'il n'avait pas
complètement appliqué son coup qui aurait alors
était assurément fatal. Fabrizzio avait besoin du
jeune homme et savait que sa magie parviendrait à le soigner.
Les plaies de Sandro commencèrent à se refermer
et le sang cessa de couler ; " cela ne sera que provisoire
: il nous faut un chirurgien ! " s'exclama le mage. "
J'envoie chercher l'Arkhé " répondit laconiquement
Waï en se dirigeant vers les miliciens accourant à
grands pas. Tandis que le baron ordonnait à ses hommes
de faire évacuer Shan et Sandro, Borga se rhabillait et
nettoyait son visage.
CHAPITRE QUINZE
La chaleur du feu et le lourd parfum des encensoirs venaient
ajouter à la pesanteur de l'ambiance. La tension était
grande entre les interlocuteurs. Lucrècia arborait une
mine austère et méfiante. De plus, la fatigue et
le stress de l'opération sur Sandro, qu'elle venait de
terminer, ajoutaient encore à son animosité. Shan
était assise dans un coin obscur de la pièce ; elle
n'avait pas prononcé un seul mot depuis son réveil.
Elle avait été désarmée par les gardes
du baron, " pour plus de sécurité ". Son
regard était brûlant de rage et ne cessait de fixer
la silhouette musclée de Waï. Celui-ci avait l'air
décontracté. Seuls les bandages au niveau de l'épaule
signalaient qu'il avait été blessé récemment.
Néanmoins, ses gestes précis et rapides montraient
combien il était attentif aux moindres faits et gestes
des autres personnes. Borga pour sa part avait pris place dans
un profond fauteuil. Son visage portait encore les stigmates du
coup de pied reçu tantôt. Il semblait passer en revue
les éléments de la conversation qu'il allait lancer.
Il leva enfin son regard vers Lucrècia et Shan :
- Tout d'abord, mes félicitations Lucrècia. Vos
talents de médecin ne sont pas usurpés.
- Si vous n'aviez pas éventré Sandro, je n'aurai
pas eu à y recourir, répondit avec agressivité
la jeune femme.
- Certes, mais il semble bien que monsieur de Petris ne me laissa
pas le choix. N'est-ce pas Shan ?
Le sorcier porta son regard dans le recoin d'ombre où
se tenait l'ashragor, mais il n'obtint même pas un signe
ou un grognement d'approbation. Seul le regard pers, emplie de
fiel, fit comprendre au quinquagénaire que l'éclaireuse
lui accordait son attention. Il reprit :
- J'ai du faire face à la rage de sieur de Petris quand
je l'ai traité de menteur. Il prétendait ne pas
être au courant du fait que vous aviez fouillé ma
chambre, voilà quelques temps.
- De quoi parlez-vous, Borga ?
- Ne faites pas l'innocente Lucrècia. Je n'ai pas vos talents
de psychologue, mais ma magie me permet de savoir ce qui se passe
dans mes appartements, même en mon absence...
L'annonce de Fabrizzio déstabilisa la jeune arkhé.
Elle n'avait pas l'habitude de prendre en compte les Arts Etranges
dans ses raisonnements et ne parvenait pas à savoir si
le vieux mage lui tendait un piège. Shan sortit enfin de
son mutisme, allant droit au but comme à son habitude :
- Très bien Borga. En effet, j'ai fouillé ta chambre
et je ne t'ai jamais fait confiance. Tu caches trop de choses...
Quant à Sandro, il ne savait rien de ce projet effectivement.
Votre duel n'a rimé à rien !
- Sauf que Sandro a failli mourir je te rappelle, siffla Lucrècia
gagné par la colère et l'énervement.
-Telle n'était pas mon intention, fit remarquer Fabrizzio
sur un ton posé.
- Alors quelles sont tes motivations, vieil homme ?
- Abattre Giovanni ma chère Shan, que vous vouliez ou non
me croire !
- Vous semblez avoir des " alliés " autrement
plus importants que nous pourtant, reprit l'ashragor en désignant
d'un hochement de tête le baron Waï.
- J'ai une baronnie à gérer et Giovanni n'est pas
mon seul ennemi, répondit froidement Waï.
- Alors pourquoi vous en occuper ? Quand nous nous intéressons
à lui ?
-Tout simplement, Lucrècia, parce que le temps est venu,
répondit Borga.
- Et que ce fils de chien attaque mon domaine, ajouta le baron.
- Vous l'avez donc retrouvé, s'exclama Lucrècia
! Mais alors qu'attendons-nous pour lui donner la chasse ?
- Que Sandro soit sur pied, conclut Borga.
Un lourd silence tomba. Chacun se plongea un bref instant dans
ces pensées, analysant les paroles des autres. La jeune
arkhé se leva et commença à faire les cent
pas : son inquiétude était visible. Borga demanda
au baron d'aller prendre des nouvelles de Sandro. Waï appela
l'un de ses hommes et alla se servir un verre d'une liqueur verte.
Shan ruminait quelque chose. Lorsque le garde du baron vint annoncer
que le duelliste n'était toujours pas sorti du coma, Lucrècia
poussa un soupir désespérant et retourna s'asseoir.
Elle murmura pour elle-même qu'il faudrait plusieurs jours
à Sandro pour se remettre. Shan quitta sa position et vint
se poster devant Borga :
- D'où tenez-vous cette carte des locus et des sites riches
en loom, que j'ai vu dans vos bagages ?
- Le fruit de près de vingt ans de recherche en Baronnie,
ma jeune dame.
- Et que voulez vous dire par " le temps est venu "
?
- En dehors de mes recherches loomiques, je suis féru d'astrologie.
L'horoscope de Giovanni m'a révélé qu'il
avait un rôle à jouer dans le destin de l'écrin
!
- Vous croyez en ces superstitions, seigneur Borga ? Vous me décevez
beaucoup, ironisa Lucrècia.
- Pourquoi les étoiles qui guident nos navigateurs, ne
seraient pas non plus les indices de la route que suivent les
Natifs ?
- Cela n'engage que vous, Borga.
- Votre père vous a donné une éducation parfaitement
venn'dys, j'en conviens Lucrècia. Cependant, je suis absolument
convaincu que, dans peu de temps, Giovanni croisera son destin.
Et cela, grâce à nous !
- Vous vous prenez pour le grand navigateur de l'horoscope ?
- Ironisez tant qu'il vous plaira, jeune femme. Néanmoins,
il faut nous hâter de rejoindre le bâtard nécromant
et mettre un terme à sa vile existence !
- Mais dans quel but faites-vous cela, Fabrizzio ? questionna
Shan, toujours suspicieuse.
- Il déshonore les escrimeurs et moi-même qui suis
son maître d'armes ! Il est responsable de la mort de plusieurs
de mes amis. Enfin, si nous ne l'arrêtons pas, il risque
de prendre le contrôle d'un nouveau locus ! Il serait ainsi
bien plus puissant et dangereux...
- Mais que pouvons-nous y faire ? Et puis, il me semble que le
baron Waï a une armée à sa disposition pour
courir sus au chacal, insista Lucrècia.
- Certes, mais des personnes décidés comme vous,
Shan ou Sandro ont plus de chances ! La motivation fait tout dans
cette affaire ; Giovanni s'est déjà fait une réputation
propre à insuffler la peur dans le cur des meilleurs
guerriers !
" Y compris lui ? " questionna Shan en regardant le
baron avec une lueur mauvaise. " Le baron va nous accompagner
pour affronter le bâtard nécromant. Cela répond-il
à votre question ? " L'ashragor laissa percer un sifflement
ironique d'admiration. Waï la regardait sans laisser transparaître
une émotion : il savait qu'il pouvait la vaincre à
tout moment et cela suffisait pour lui. Borga toussota pour attirer
l'attention et entreprit d'exposer son plan d'action. Ils partiraient
dès que Sandro serait remis sur pied, pour le sud de la
baronnie là où, selon les derniers rapports, les
forces de Giovanni avaient frappé. De là, ils se
mettraient en chasse, laissant le soin aux troupes du baron d'éliminer
la troupe du nécromant... Après un bref temps de
silence et constatant que personne n'ajoutait rien, Borga se leva
et conseilla à chacun de se préparer. Lucrècia
lui emboîta le pas et retourna au chevet de Sandro. Le baron
et l'éclaireuse ashragor se lancèrent un dernier
regard de défi et quittèrent la salle.
*
Sandro ne sortit du coma que plusieurs jours après son
affrontement : il gratifia Lucrècia de son plus charmant
sourire quand il l'aperçut assise à côté
de lui. Les deux amants s'embrassèrent avec chaleur et
Lucrècia se fit un devoir d'expliquer la situation au jeune
duelliste. Cela dura longtemps et probablement personne n'aurait
pu trouver les mots capables de convaincre Sandro de la bonne
foi de son rival Borga... Personne, hormis Lucrècia, à
qui il devait la vie et qui avait dans son cur une place
à part. Une fois raisonné, le jeune homme n'eut
de cesse que de vouloir partir au plus tôt, mais la médecin
arkhé lui fit remarquer qu'il n'était pas encore
complètement remis. Elle prit comme illustration la grimace
de douleur qui se dessina sur le visage de son amant quand, dans
un élan de fierté venn'dys, il tenta de se lever
affirmant qu'il ne s'était jamais senti aussi bien. Force
lui fut de reconnaître que la douleur était encore
la plus forte. Le soir même cependant, Sandro reçut
un visiteur inattendu.
- Monsieur de Petris, je suis heureux de voir qu'avec les soins
de Lucrècia vous serez debout sous peu.
- Seigneur Borga, répondit Sandro avec une politesse forcée.
- Je voulais m'entretenir avec vous de Giovanni. Lorsque l'heure
sera venu, vous aurez probablement à l'affronter en vis-à-vis.
Nous autres nous aurons bien assez à faire avec ses hommes
et ses alliés.
- Il n'est pas certain que dans un affrontement de masse, je puisse
avoir à m'expliquer directement avec lui Fabrizzio !
- Certes, certes... Mais les Arts Etranges du nécromant
devront être contré : les siens et celui de ses alliés.
Lucrècia vous a précisé ces détails,
dont nous parlions durant votre inconscience, je suppose ?
Sandro confirma d'un bref signe de tête. Borga, qui s'était
assis dans un fauteuil, se leva et alla se poster à la
fenêtre de la chambre. Pendant un instant, il contempla
les plaines arides qui à perte de vue entouraient Tepyük.
Son regard s'attarda sur un groupe de paysans arkhés, simplement
vêtus en pagne, qui rentraient des champs irrigués
qu'ils exploitaient de l'autre côté du piton où
s'accrochait la forteresse. Sandro perçut de la gêne
chez son concitoyen et cela le surprit énormément
: Borga n'était pas du genre à se laisser aller
à une émotion quelconque. Fabrizzio pour sa part
hésitait à engager la conversation ; en fait, ce
n'était pas sa personne ou ses plans dont il voulait discuter
et cela le mettait mal à l'aise. Ce fut donc le jeune homme
qui prit l'initiative :
- Qu'attendez-vous Fabrizzio ? Je sais que vous voulez me parler
de quelque chose...
- Les talents de Lucrècia déteignent sur vous semble-t-il...
Mais j'aimerais en effet que vous m'éclairiez sur un nom
que vous avez employé tantôt... Qui est cette amie
que vous nommez Naïma ?
- Naïma, répéta d'un air dubitatif le jeune
venn'dys.
- Vous l'avez mentionnez avant de sombrer dans l'inconscience,
après m'avoir décoché ce magistral coup de
pied...
- Ah ! Je vois... Naïma est une de mes amantes.
La voix du jeune homme avait frémi en prononçant
ce mot : il lui semblait soudainement imparfait, incomplet. Depuis
quelques temps déjà, Sandro s'interrogeait sur le
sens exact de sa relation avec la jeune felsin et constata qu'elle
lui manquait encore.
- Si vous pouviez être plus disert, reprit Borga devant
le silence du jeune duelliste.
- Oui... Bien sûr... C'est une felsin qui pratique les arts
martiaux de son peuple. Nous nous sommes rencontrés à
Port Mac-Kaer voici près d'un an. Pourquoi vous intéressez-vous
à elle ?
- Et bien ce prénom revêt une importance capitale
pour un... Ami. Connaîtriez-vous le nom de famille de votre
amante ?
- Son nom complet est Kakour et je puis vous la décrire
si cela peut servir, répondit Sandro.
Un sourire sans arrière-pensée se dessina sur le
visage du vieux mage. Sa satisfaction était empreinte d'un
bonheur qui n'échappa point à Sandro. Fabrizzio
l'air réjouis, reprit :
- Je crains que ce ne soit inutile. Néanmoins merci de
la confiance que vous me témoigniez et de l'aide que vous
m'avez apporté.
- Chaque chose a un prix, seigneur Borga. J'entends fixer le mien
immédiatement. Consentiriez vous à me guider dans
la voie de la sorcellerie ?
- Je suis surpris d'entendre cela mon jeune ami. Les Arts Etranges
ne vous rebutent donc pas ?
- Non pas et de plus, comme nous allons affronter des sorciers
autant que je ne sois pas complètement désarmé.
Et j'aimerais aussi ne pas tomber régulièrement
dans la feinte que vous me " servez " à chacun
de nos affrontements !
- Ceci mon cher de Petris est une botte secrète que j'ai
confectionnée précisément pour les membres
de notre Maison, si suspicieux et si craintifs par rapport à
la magie ! J'en garde l'originalité...
Ce fut sur cette dernière remarque que Fabrizzio tira
sa révérence, en lançant un " Quant
à l'étude du loom, nous commencerons demain ! "
Il croisa Lucrècia sur le pas de la porte et lui adressa
un salut très digne ponctué d'un baisemain des plus
distingué. La médecin arkhé marqua un temps
d'arrêt, surprise, avant de rentrer dans la chambre. Sandro
lui assura que l'attitude de Borga était normale et il
attira doucement la médecin à lui ; celle-ci, après
une opposition de principe, se glissa dans les bras du jeune homme
et leurs lèvres se joignirent.
CHAPITRE SEIZE
L'odeur âcre de sang et de fumée était portée
par le vent jusqu'au seigneur Giovanni. Il réorganisait
ses troupes en prévision de la dernière partie de
son voyage. Les saccages répétés à
l'encontre de la baronnie de Waï avaient atteint leur objectif
: réunir suffisamment de prisonniers pour monnayer son
passage aux transients qui gardaient, avec application, l'accès
à la ziggurat mythique d'Irkallu... Giovanni avait déjà
eût recours à des tractations de ce genre pour obtenir
l'énergie loomique qui alimentait ses pouvoirs. Il donna
ses derniers ordres avant de se retirer sous sa tente.
Une jeune fille rousse, nue et dont le corps portait les stigmates
divers des jours et des nuits qu'elle avait passé avec
le sinistre personnage lui jeta un regard affolé... D'un
geste impérieux, il lui signifia d'approcher. Avec soumission,
la jeune femme s'exécuta... Tandis qu'il se laissait déshabiller
par son esclave, Giovanni songea avec amertume à la brutale
disparition du comte Vladimir. Le personnage s'était absenté
tantôt, réclamant du bâtard qu'il l'attende.
Giovanni n'admettait pas qu'on lui dicte ses actes, mais il ne
pouvait se soustraire à l'influence de son maître.
Bien des années auparavant, alors qu'il n'était
qu'un enfant, le duelliste perverti avait été vendu
comme esclave aux ashragors. Vladimir avait fait son acquisition
et l'avait patiemment formé pour en faire l'un de ses agents
dans la République venn'dys. Giovanni considérait
encore le comte comme son mentor et son maître, même
s'il refusait de l'admettre ! Il s'allongea sur sa couche, laissant
son esclave le caresser avec des gestes inquiets et hésitants.
Il la regarda avec froideur, tout en glissant sa main dans les
cheveux couleur de feu, qu'il agrippa soudain d'un geste, arrachant
un couinement de douleur à la fille. Il l'attira vers ses
lèvres et l'embrassa, avant de la basculer et de la posséder
avec violence.
Une fois qu'il eut assouvi son désir, il se détendit
légèrement et ses yeux se posèrent sur son
guilder. Ce pendentif symbolique était la marque de son
ancienne appartenance à la guilde du Poing Rouge. L'une
des faces du médaillon portait le symbole de la guilde
qui l'avait fait forger. Au revers, selon un vieux mythe guildien,
s'inscrivait le destin qui attendait le porteur du pendentif sur
le nouveau Continent. D'un geste anodin, Giovanni retourna le
guilder et contempla l'absence parfaite de signes. Nul dessein,
nul pictogramme chargé de symbolique : seulement le froid
métal plat et sans marque...
*
L'ambiance tamisée de l'auberge était propice aux
multiples conversations d'alcôves. Dans leur coin reculé,
les deux hommes discutaient pourtant avec intensité. Rien
ne venait trahir leur origine : ni accent, ni costume... D'ailleurs,
comme tous les clients, ils portaient les mêmes habits noirs
et rouges, les mêmes gants et le même masque blanc.
En fait, même le personnel arborait le même déguisement
uniforme. Rien ne permettait de s'identifier, d'autant que la
coutume de la maison interdisait que l'on se présente ou
utilise son nom. Mais les deux hommes se connaissaient suffisamment
pour parvenir à se retrouver : au besoin, leur langage
codé et secret venait confirmer qu'ils étaient bien
membres de la guilde du Cristalion.
Waï remercia son masque, qui lui évitait de montrer
son inquiétude ! Moctezloc, habituellement si mesuré
et maître de lui-même, s'exprimait avec empressement
et angoisse :
- Je ne saisis pas ce qui a pu se produire ! Nous n'avons retrouvé
dans les appartements de Sharin qu'une plume noire... Depuis et
en dépit de nos recherches, nous n'avons pas retrouvé
sa trace... Il s'est envolé ! Littéralement volatilisé...
- Est-il vrai qu'il a directement menacé Baptismo, leur
représentant au Sénat ?
- Oui. Il a perdu toute contenance depuis que Fabrizzio est parti...
Mais mes renseignements sont sûrs : les agents de Baptismo
ne sont pas responsables de cette affaire... D'après nos
sorciers, un événement de nature magique s'est produit
dans les appartements de Sharin, mais ils sont incapables d'en
dire plus !
- Le seigneur Borga pourrait-il élucider cette affaire
?
- Sûrement : ses talents sont supérieurs à
celui de tout nos mages réunis ! Il dépasse même
certains prêtres du Soleil...
Le baron Waï se renfrogna : il n'aimait pas voir remettre
en question la puissance du clergé de la Maison Ulmèque.
Après un bref silence, il reprit :
- Dois-je l'avertir, Moctezloc ?
- Non ! Il serait capable de commettre les pires absurdités
! Même s'il est plus sage et mesuré que jadis, il
reste un venn'dys. La passion vient toujours obscurcir leur jugement
quand ceux qu'ils aiment sont impliqués. Je connais les
folies qu'il a déjà commis pour sauver Sharin, autrefois,
des griffes de cette secte de la contrée de Gillian, bien
à l'ouest d'ici... Il remuera ciel et terre pour la retrouver
! Il est préférable qu'il ignore cette disparition
et poursuive son projet initial...
- A ce sujet, il me charge de vous dire que le dernier acte devrait
commencer. Je suis heureux de pouvoir enfin donner la chasse à
Giovanni... Au fait, le seigneur Erikson est arrivé hier
avec ses hommes.
- Bien... Vous ne tarderez plus à partir !
- En quittant cette auberge. " Les étoiles sont en
place ! " m'a dit Borga. Quant à Sharin, avez-vous
une piste ?
- La plume noire est l'ancien symbole de la guilde de l'Epervier
pour laquelle nous avons travaillé, il y à plusieurs
années avec Borga et Erikson. Vladimir le grand maître
s'en servait pour faire comprendre à nos concurrents que
nous ne voulions pas voir nos intérêts menacés...
C'est une idée empruntée à la secte qui avait
enlevé Sharin.
- Les Zarithes procèdent de même, Moctezloc... Mais
je doute qu'ils aient un lien dans cette histoire.
- Vérifiez toutefois, baron... Ceci dit, je pense que nous
aurons l'occasion de reparler de tout cela.
Les deux hommes se saluèrent et quittèrent l'auberge
l'un après l'autre. Le baron Waï s'éveilla
dans sa chambre spartiate en haut de sa forteresse de Tepyük,
tandis qu'à plusieurs lieues de là, Moctezloc s'étirait
avant de quitter son lit pour rejoindre le monde de Cosme.
*
La nuit était agitée par la stridence des éclairs
et le roulement du tonnerre déferlant avec fureur sur les
coteaux de Port Lilian. Dans la vaste auberge, le silence du sommeil
n'était plus troublé que par l'écho du déchaînement
des cieux. Mais dans l'une des chambres, le sommeil d'une des
clientes était troublé. Elle se débattait
et s'agitait nerveusement et finit par son sortir de son rêve
dans un cri sauvage d'angoisse. A ses côtés, sa compagne
se réveilla brusquement et contempla la jeune femme tremblante
et en sueur. Son corps souple et sculptural, aux courbes fermes
et appétissantes, était secoué de tremblements
annonçant la crise de larmes nerveuses, qui ne tarda pas
à envahir les grands yeux verts pailleté d'or de
la kheyza.
Le regard embrumé d'Ilian rencontra celui de sa sur
d'âme Naïma et vint se lover dans les bras fins et
réconfortants de la courtisane felsin. La jeune femme avait
une vingtaine d'année, aux formes agréables. Elle
impressionnait par son allure élancé et fine, mais
les muscles roulant sous sa peau témoignaient d'exercices
physiques répétés tout en se mélangeant
harmonieusement avec le charme ensorcelant de la danseuse de harem.
Sa peau bordeaux présentait les caractères d'un
entretien et d'un soin de la plus grande qualité. Ses yeux
en amandes reflétaient la lueur des éclairs comme
ceux d'un chat. Ses très longs cheveux noirs encadraient
sa superbe silhouette d'une cape plus sombre que la pénombre
de la chambre. Tout en la réconfortant et en la serrant
contre elle avec tendresse, Naïma s'enquit de ce qui troublait
ainsi sa compagne :
- " Celui qui gît par-delà le labyrinthe des
douleurs "... Naïma, c'était effroyable ! J'ai
vu des choses terribles ! Un monde de ténèbres souterraines,
au-delà du temps et de Cosme ! Mes ancêtres me parlaient
et me montraient son royaume de souffrance... Et à la sortie
de ce dédale, je l'ai vu... Il était abominable,
amorphe...
Ilian cacha son visage contre la poitrine de la felsin, étouffant
un sanglot d'angoisse. Un frisson de malaise parcourut l'échine
de Naïma : sa compagne n'avait peur de rien et ne se laissait
jamais aller à l'abandon. Elle caressa les cheveux noirs
cherchant à la rassurer avec une patience et un tact intimiste
qu'elle maîtrisait parfaitement. Au bout d'un moment, Ilian
avait repris suffisamment son sang-froid pour terminer le récit
de son rêve :
- J'ai vu le démon, Naïma. J'ai vu Giovanni, vivant
et auréolé de gloire, abattre son épée
sur Cosme et ouvrir les portes du Labyrinthe. La Voix-du-Monde
m'a dit que je retournerais là-bas pour me battre.
La voix d'Ilian tremblait en évoquant sa némésis,
autant de haine que de crainte contenue. Ses yeux étincelaient
de rage et Naïma y discerna des éclairs rouges et
mauves.
*
Baptismo dormait mal, en dépit d'une consommation abusive
de substances tranquillisantes concoctées par son médecin
personnel. Des cauchemars le hantaient régulièrement
depuis peu. Il se tourna et se retourna en sueur... Son attention
capta soudain un étrange cliquetis venant d'un des coins
de sa chambre. Il se redressa en sursaut, tandis que le bruit
se précisait et s'amplifiait. A tâtons, le sénateur
chercha le cordon de sa sonnette afin d'appeler ses serviteurs,
tandis que pareil à un serpent en reptation, le bruit se
rapprochait. " Des cliquetis de chaînes ! " songea
soudain le venn'dys. Il poussa un hurlement de terreur au moment
où une poigne puissante lui enserra le bras. Une voix susurra
alors doucement à son oreille et le sénateur Baptismo
faillit défaillir en reconnaissant l'accent du comte Vladimir.
- Baptismo... Vous avez été très imprudent,
Baptismo...
- Sei... Seigneur Vladimir. Je... C'est un honneur de vous voir,
bafouilla le venn'dys.
- Vous avez été démasqué, Baptismo,
continua le comte ashragor en resserrant son étreinte.
- Mais monseigneur... geint le diplomate.
- Vendre notre agent Isodomare fait de vous le débiteur
d'une vie envers l'Alliance Impie. Et vous allez le payer : "
Celui qui gît par delà le labyrinthe " n'aime
pas les incapables !
Ce n'est qu'au matin que les serviteurs de Baptismo découvrirent
l'horreur. Le sénateur avait été déchiqueté
et mis en lambeau par des milliers de crochets et d'hameçons,
écorché vif tandis qu'il était écartelé,
selon l'avis de son médecin... Aucune explication ne pu
être fournie et même les mages ashragors ne parvinrent
pas à nommer le démon responsable de ce carnage.
CHAPITRE DIX-SEPT
Journal de bord du capitaine Déolius Argiannelli, 14e
jour de la quarte bise 210 AA.
C'était trop beau ! Le temps nous avait été
clément jusqu'ici, mais l'Océane s'est brusquement
fâchée alors que nous commencions à longer
les côtes des Contrées de Gillian. Une forte houle,
signe avant coureur de tempête, a commencée à
agiter les flots à hauteur de Port Lilian. Nous avons décidés
avec Sheyfir d'opter pour la solution la plus sage et de nous
mettre à l'abri dans le port le temps que la tempête
passe. Mais mieux vaut perdre quelques jours plutôt que
mon navire et mon équipage. Selon les vieux loups de mers
de Lilian, le déchaînement des éléments
pourrait durer plusieurs jours
La petite troupe avançait à bon rythme dans les
plaines ocres et desséchées. Vers l'est, les premiers
contreforts déchiquetés et irréguliers des
rochers nus et gris des monts Dasht Kevir commençaient
à se distinguer. Les Feux-du-Ciel continuaient de répandre
une chaleur lourde, mais une fraîcheur bienfaisante due
au fleuve Abrax permettait de supporter la température.
Un couvert de végétation et d'herbes rases et jaunâtres
parvenait à conquérir lentement les sols, à
mesure que les cavaliers laissaient derrière eux la plaine
aride et le piton rocheux où se trouvait Tepyük.
En tête du groupe marchait le seigneur Erikson : engoncé
dans son armure de métal rouge, sa carrure était
réellement impressionnante. Au grand étonnement
de Lucrècia, la chaleur ne semblait pas déranger
le puissant gehemdal. Celui-ci discutait à voix basse avec
Fabrizzio Borga qui, égal à lui-même, portait
son épais manteau à capuche rabattue et son costume
de voyage. " Le voilà qui complote à nouveau
! " maugréa la médecin à l'attention
de Sandro, en bras de chemise et essayant de se rafraîchir
à l'aide de son chapeau. Le jeune duelliste répondit
par la négative à sa compagne, affirmant que tout
le groupe avait les mêmes intérêts. Lucrècia
laissa échapper un soupir d'incertitude et se réfugia
sous son ombrelle. Elle n'était pas rassurée et
avait encore des difficultés à croire le mage Borga.
De plus, elle comprenait mal les soudaines lubies de Sandro :
vouloir étudier les Arts Etranges lui paraissait inconvenant
pour un venn'dys digne de ce nom.
En fin de journée, alors que les Feux-du-Ciel commençaient
à descendre vers la ligne d'horizon et que la chaleur diminuait
en proportion, les éclaireurs revinrent. Shan-Dira, partie
avec eux, se porta au devant d'Erikson et Borga. L'escorte des
vingt cavaliers gehemdals fit halte, alors que Sandro et Lucrècia
rejoignaient le groupe de tête. L'humeur de Shan était
sombre et, avant qu'elle ne parle, la jeune arkhé savait
déjà qu'elle rapportait de mauvaises nouvelles :
instinctivement elle saisit le bras de Sandro. L'éclaireuse
ashragor annonça d'une voix neutre que le village où
comptait faire halte la petite troupe avait été
pillé et incendié plusieurs jours auparavant. Comme
lors des attaques précédentes, les vieillards, les
infirmes et les plus jeunes avaient été massacrés.
Lucrècia serra les dents et chercha l'étreinte réconfortante
des bras de Sandro : lui aussi s'était brusquement raidi.
" Voilà trois villages qu'il rase ainsi, ce monstre
! " marmonna-t-il avec colère. Shan compléta
son rapport, en signalant qu'une fois encore, une partie de la
population avait été emmenée et que cela
ralentissait encore la progression des hommes de Giovanni. Erikson
lâcha un " Sale chien d'esclavagiste ! " tout
en relevant le masque de son heaume, révélant un
visage sec au front haut et à la mâchoire carrée.
Ses sourcils épais et sa barbe tressée rousse faisait
ressortir le blanc de ses yeux aveugles et l'étrange cicatrice
bleue qui lui barrait le haut du visage. " Où est
le baron ? " questionna d'un ton posé le sorcier Borga.
Shan jeta un regard dans la direction par laquelle elle était
arrivé : " il nous devance " répondit-elle
simplement. Un instant après, Erikson leva la main et les
cavaliers mirent pied à terre. De sa voix forte, il ordonna
à ses hommes de monter le camp.
La nuit était tombée et le froid l'avait accompagnée.
Le gel recouvrait maintenant la plaine desséchée
et des panaches de fumée blanche s'élevaient à
chaque respiration. Des feux de camps avaient été
allumés et les hommes de troupes se serraient autour, en
consommant un épais bouillon et des rations de voyage.
Sandro et Lucrècia, emmitouflés dans un épais
manteau, entrèrent sous la tente de commandement. Il y
régnait une température étrangement agréable.
Sandro et Borga échangèrent un regard et le jeune
duelliste fit alors remarquer à sa compagne que les Arts
Etranges avaient finalement du bon pour réchauffer une
ambiance. Un instant Lucrècia adopta une moue boudeuse,
puis dans un soupir d'aise se rangea finalement à l'avis
du duelliste.
Erikson et Shan étaient penchés sur une carte approximative
de la contrée, échangeant des propos dans un jargon
militaire obscur. Lucrècia essaya de saisir le sens de
la conversation et Sandro s'aperçut qu'elle n'y comprenait
goûte. Avec sa galanterie naturelle, il se posa en traducteur,
expliquant à la jeune fille qu'en dépit de son avance,
la troupe de Giovanni était grandement retardée
par ses prisonniers. Le commandant gehemdal et l'éclaireuse
ashragor tombèrent finalement d'accord : dans trois ou
quatre jours, il serait possible de mettre la main sur Giovanni.
" Mais quelque chose ne va pas ? " s'interrogea Lucrècia
à voix haute.
- Et quoi donc, ma douce ?
- Si Giovanni veut faire du butin et des esclaves... Pourquoi
ne remonte-t-il pas vers sa forteresse maintenant ?
- Car, jeune fille, répondit Fabrizzio en levant le nez
de son livre d'astrologie, il vient ici chercher du loom.
- Mais à quoi vont lui servir ses prisonniers ?
- Donnant donnant j'imagine... Il va faire un échange avec
les gardiens locaux du loom, affirma Shan devant l'incompréhension
de Lucrècia.
- Mais qu'y a-t-il donc au sud ? s'enquit Sandro.
- Selon le baron Waï, reprit Borga, un peuple de transients
très consommateur de chair humaine.
- Mais c'est abominable ! s'exclama avec dégoût la
médecin arkhé.
- Les utilisateurs de magie noire peuvent faire pire, constata
froidement Shan.
Le silence tomba. Lucrècia sentit un frisson lui parcourir
l'échine. L'éclaireuse ashragor savait sûrement
de quoi elle parlait, mais le calme avec lequel elle s'était
exprimé ne rassura pas la jeune arkhé. Ses compagnons
réagissaient comme s'ils ne mesuraient pas l'horreur des
propos de l'éclaireuse : Sandro avait à peine eu
une moue de mépris, Erikson et Borga restaient de marbre.
- Nous ne pouvons laisser faire cela, s'écria Lucrècia
pour libérer sa tension.
- Je suis d'accord avec toi, ma toute belle ! Capitaine Erikson,
nous devons rattraper les maraudeurs au plus vite, s'emporta Sandro.
- Oui-da. Mais nous devrons forcer l'allure dans ces conditions,
reprit avec une assurance toute militaire le gehemdal. Où
devons-nous retrouver Waï ? demanda-t-il à Shan.
- A la passe de Shdamet, à plusieurs lieues au sud. Il
va essayer de ralentir la progression de Giovanni.
- Seul ? Par la barbe du Doge ! Que compte-t-il faire contre une
troupe armée ? s'exclama Sandro.
- Frapper et s'enfuir ; une série d'embuscades sur un terrain
qu'il connaît. Cela sera suffisant pour nous permettre de
les rattraper, conclut Erikson.
- Le seigneur baron me surprend finalement. Il ne manque pas d'un
certain courage.
- Ne le considérez pas comme un vulgaire bandit, mon jeune
ami, reprit Borga. Ses talents sont multiples et affinés.
Nous partirons demain dès l'aube : la nuit n'est pas notre
élément...
Les compagnons se séparèrent sur cette conclusion.
Sandro et Lucrècia regagnèrent leur tente, de nouveau
chaudement serrés dans le grand manteau de fourrure du
duelliste. Ils se glissèrent rapidement sous les couvertures,
se serrant l'un contre l'autre pour mieux combattre le froid.
Mais la jeune arkhé était troublée par la
dernière remarque du sorcier venn'dys : elle demanda à
son amant s'il avait saisi l'allusion. " Dans cette région,
la nuit est soumise à la saison d'hiver et aux puissances
du loom noir... Malédiction, les salopards que nous traquons
savent s'en servir eux ! " Hors de la tente, un vent glacial
se leva amenant avec lui une neige grise...
CHAPITRE DIX-HUIT
Journal de bord du capitaine Déolius Argiannelli, 28e
jour de la quarte bise 210 AA.
Avons accostés hier à Mac-Kaer. La tempête
nous aura immobilisés finalement six jours à Lilian
et semble avoir cruellement porté sur le moral de la petite
kheyza. Elle avait effectivement une mine affreuse durant la fin
du trajet. Son amie felsin n'a rien voulu en dire à personne
et s'est occupée attentivement d'elle. Sheyfir affirme
qu'elles sont très liées l'une à l'autre
; je ne veux même pas savoir jusqu'à quel point !
Après tout, tant que les passagers payent et se tiennent
tranquilles. Enfin, il semblerait que les soins de Naïma
(c'est bien le nom de la dame felsin) est remis Ilian (ça
c'est la kheyza) sur pied. Durant ces quelques jours passés
à terre dans le havre majeur des Contrées de Gillian,
j'ais été contacté pour effectuer le transport
d'une cargaison de bois parfumé à destination de
Ehmon. Ce chargement représente une somme intéressante
et m'intéresse d'autant plus que la guilde des Milles Peuples
m'assure également qu'elle dispose probablement là-bas
d'un autre chargement dont il faudra assurer le transit via Mac-Kaer.
Nous appareillerons demain pour les Baronnies Pirates.
Les trois jours de marche à un rythme soutenu avaient
épuisé Lucrècia. Ses compagnons, plus expérimentés
et plus entraînés aux conditions parfois extrêmes
des expéditions à travers le Continent, n'en souffraient
pas autant. Sandro ne quittait plus son amante, la soutenant au
physique comme au moral. Il sentait que la jeune arkhé
était également affectée par les changements
brutaux de saisons et les réalités de la vie aventureuse.
Mais le duelliste mesurait aussi que Lucrècia, en dépit
de son épuisement, était toujours guidé par
son désir de vengeance. Durant les nuits glaciales, le
venn'dys s'était enquis des motivations profondes de sa
compagne. La médecin lui avait alors raconté les
rares souvenirs, impressions et attentions qui lui restaient de
ses parents. Elle ne les avait presque pas connus, trop tôt
assassinés par le sinistre Giovanni. Cet attachement curieux
pour des souvenirs surprenait le venn'dys, tout autant que l'amour
filial de Lucrècia. C'était une notion étrangère
pour Sandro, qui très tôt avait été
rejeté par sa famille ; sa naissance avait été
marqué par une étrange manifestation loomique, interprété
comme une malédiction par les siens. Ainsi, il avait rapidement
été écarté des affaires familiales,
ses parents lui accordant tout juste une pension misérable...
Néanmoins au bout de trois jours, Sandro et Lucrècia
s'étaient contés leurs histoires et leurs rêves
: leur tendresse mutuelle s'était renforcé de cet
échange.
*
Le nécromant Giovanni tempêtait de rage. Face à
lui, ses officiers, au garde-à-vous, essayaient de conserver
leur calme et de cacher leur peur. Quant à l'esclave rousse
du chef des maraudeurs, elle s'était pelotonné dans
un coin de la tente en tremblant. Le rapport qu'il venait d'entendre
mettait le venn'dys-ashragor hors de lui. En trois jours, c'était
le neuvième de ses hommes qui était abattu ! Les
incidents se multipliaient, mettant la troupe en alerte permanente
et sous tension. Un ennemi invisible et rusé sapait le
moral, l'effectif et ralentissait la progression du convoi. Des
rumeurs de malédictions et autres commençaient à
circuler. D'un furieux revers de main, Giovanni envoya voler au
loin une bouteille de liqueur qui traînait sur sa table
de travail et se retourna vers ses hommes. Il était brutalement
redevenu aussi froid qu'à son habitude et ses yeux de serpent
se posèrent finalement sur ses officiers. Il donna l'ordre
de lever le camp, de doubler la garde et de se mettre en route.
A marche forcée, le convoi pouvait arriver aux marais Haldéens
en peu de jours. Une fois sur le territoire des transients, Giovanni
savait que son ennemi renoncerait. Précisant qu'il abattrait
lui-même les retardataires, le sombre personnage congédia
ses hommes d'un geste. Il se retourna alors vers son esclave et
lui intima de ranger ses affaires. " Tant pis pour toi, Vladimir,
songea-t-il. Nous ne pouvons indéfiniment attendre ta bonne
volonté ! " Le cri d'effroi de sa servante le fit
réagir à une vitesse surprenante : il tenait déjà
ses armes, quand les ombres dansantes eurent finies de prendre
consistance et de livrer passage au comte ashragor ! " Je
vous avais dis que je ne m'absenterais pas longtemps " annonça
avec un sourire malsain le sinistre personnage.
*
Sandro regardait, songeur, la passe de Shdamet qui en contrebas
de l'étroit chemin à flanc de falaise qu'empruntait
la troupe d'Erikson, dessinait une monstrueuse balafre blanche
dans le massif rocailleux. La neige de la nuit avait déjà
fondue sous la chaleur étouffante des Feux-du-Ciel, livrant
la région à une brume épaisse. " Par
la malpeste ! Faire de la randonnée dans une ambiance de
jungle, quelle idée stupide... " grogna-t-il en s'épongeant
le front. Il était impossible de voir très loin
et la traversé des cols des monts Dasht Kevir éprouvait
les nerfs de tous les aventuriers.
Avec un élan nostalgique, Sandro repensa aux chaudes après-midi
des rues de Port Mac-Kaer qu'il arpentait quelques mois auparavant
avec Naïma : l'image de la felsin revint un instant devant
les yeux du duelliste. Même au plus fort de sa relation
avec Lucrècia, Sandro était hanté par ses
souvenirs. Non vraiment pensa-t-il, jamais une femme n'avait eu
sur lui autant d'impact que la courtisane des îles Sasheï.
" Il faudra que j'explore les raisons de cet attachement...
" songea-t-il en rejoignant ses compagnons.
Shan-Dira rejoint la troupe peu après que les Feux-du-Ciel
aient atteints leurs zéniths et dispersées les brumes
matinales. Elle avait reconnu attentivement la passe et affirmait
qu'elle était franchissable sans risques. Selon ses estimations,
le convoi de Giovanni n'avait plus que quelques heures d'avance
et avait considérablement ralenti son allure. Après
un bref repas, Sandro rejoint Fabrizzio Borga. Sous le regard
suspicieux de Lucrècia, les deux venn'dys commencèrent
à échanger des propos théoriques sur l'Art
Etrange. Fabrizzio sortit de sa blague à tabac une feuille
mordorée aux formes ciselées complexes. Il demanda
alors à Sandro de se concentrer afin de percevoir l'énergie
loomique. Le jeune duelliste s'essaya par deux fois à l'exercice,
avant de devoir avouer son échec... Le regard perplexe
du sorcier blessa Sandro qui se cru en devoir de s'exercer à
nouveau : en vain !
- Vos sens vous limitent, mon jeune ami.
- Ce genre d'exercice est nouveau pour moi !
- Je vous prenais pour un initié, mais vous êtes
à peine novice...
- Vous me blessez, Borga. Mais l'Art Etrange n'est pas une pratique
régulière chez nous.
- Pour y progresser, vous devez mettre vos sens au diapason de
l'énergie de Cosme. Vous ne pourrez manipuler le loom sans
le comprendre !
- Excusez-moi seigneur Borga... Je n'ai pas vos années
d'expérience, moi, remarqua Sandro sur un ton pincé.
- C'est vrai... Mais je sens que nous allons bientôt affronter
des mages puissants... Hélas, vous n'êtes pas prêt...
L'inquiétude creusait des rides dans le front du vieux
sorcier. Sandro essaya de détendre son compagnon en lui
rappelant que le fer viendrait compenser la magie, mais Borga
ne paru pas convaincu. La leçon s'arrêta là.
Erikson venait de donner l'ordre du départ et déjà
les gehemdals remontaient en selle. Sandro rejoint Lucrècia.
Au bout d'un temps, celle-ci s'enquit de savoir si le duelliste
faisait des progrès. Devant la dénégation
déçue du jeune homme, elle ne put s'empêcher
de sourire et de le taquiner. Contrairement à son habitude,
Sandro ne s'emporta pas dans un éclat de fierté
: les craintes de Borga l'avaient gagné. Lucrècia
cerna immédiatement le problème et tenta de rassurer
son amant. Celui-ci lui raconta alors sa rencontre avec un mage
noir, lors de son expédition dans les environs de la Forêt
d'Emeraude en compagnie du conquistador Diego di Migouldin. Les
deux venn'dys avaient décidés ce jour là
de battre en retraite devant les pouvoirs inconnus du sorcier...
Après une bonne heure de chevauchée, les aventuriers
pénétrèrent la passe. Un effondrement de
terrain avait creusé ce sillon dans la massif montagneux,
exposant aux Feux-du-Ciel une veine de cristaux de sel. L'éclat
du lieu se repérait à des lieues par temps clair
: de près, il était impossible de le fixer tant
la réverbération lumineuse était intense
! La chaleur était étouffante, infernale, quant
à l'odeur saline de l'endroit, elle piquait effroyablement
le nez et les lèvres. Sandro savait que la traversé
serait éprouvante et il entendit Lucrècia souffler
de désespoir à son côté.
Shan arriva vers eux et leur tendit une paire de lunettes en cuir
: une simple fente permettait de voir devant soi en diminuant
l'intensité des reflets. " Pour traverser cet enfer
et conserver la vue ", commenta l'éclaireuse Ashragor.
" Je vous conseille aussi de vous couvrir le nez et la bouche.
" La traversée de la passe se fit dans un silence
impressionnant : l'air ambiant était troublé par
la chaleur et une poussière âcre s'élevait
à chaque pas. Sandro se demanda soudain si Erikson ne cuisait
pas littéralement dans son armure. Chaque pas était
un véritable cauchemar pour le duelliste mais, dans un
effort presque surhumain, il parvint à rejoindre la tête
de la colonne. Il interpella le gehemdal d'une voix étouffée
par l'écharpe qu'il portait afin d'éviter de respirer
trop de poussière :
- Ne devions-nous pas retrouver Waï ici même ?
- Oui-da.. A la sortie de la passe, répondit le gehemdal
de sa voix puissante.
Erikson ne semblait pas ébranlé par les conditions
insupportables du voyage : Sandro en fut presque choqué.
" Ces gehemdals sont aussi solides que les rochers de leur
pays glacé ! " songea-t-il. Le silence retomba et
la troupe parvint enfin au bout du couloir brûlant et asphyxiant.
Sandro remarqua à temps que Lucrècia titubait et
il se dirigea prestement vers elle, arrivant assez tôt pour
la recevoir inanimée et tremblante dans les bras. La fatigue
et les conditions extrêmes avaient finalement eu raison
de la jeune femme. Alors qu'un flottement s'emparait de la troupe,
Shan-Dira lança un cri d'alerte : Sandro qui allongeait
Lucrècia au sol, essayant de mettre en application ses
modestes connaissances médicales, leva les yeux dans la
direction indiquée par l'ashragor. Il parvint enfin à
distinguer la silhouette massive du baron Waï. Fabbrizio
se pencha par-dessus l'épaule du duelliste et examina Lucrècia
:
- Je pense qu'elle devrait se remettre bientôt, conclut-il.
- Cela n'est pas sûr, seigneur Borga. Sa santé est
plus fragile que celle de n'importe lequel d'entre nous.
- Nous ne pouvons cependant pas perdre de temps.
- Ecoutez Fabbrizio, s'exclama Sandro gagné par la colère,
je prendrais le temps qu'il faut pour que Lucrècia récupère.
L'éclat soudain du duelliste attira l'attention d'Erikson
qui, accompagné de Shan et du métis ulmèque-gehemdal,
se rapprocha des venn'dys.
- Inutile de vous emporter, Sandro. Waï vient de m'apprendre
une bonne nouvelle, affirma l'aveugle.
- Ne pourriez-vous plutôt m'aider à soigner mon amour
?
- Laisse-moi voir, répondit l'éclaireuse ashragor.
Sans attendre de réponse, elle s'était
assise près de Lucrècia, tâtant son pouls
et sortant de sa besace diverses herbes séchées.
Sandro scrutait le moindre geste de la femme vêtue de cuir.
La méfiance ancestrale des venn'dys envers les membres
de la maison des Princes Mortiféres venait de surgir dans
l'esprit du jeune homme. " Insolation, doublée d'une
grande fatigue " conclut Shan en commençant à
mélanger quelques plantes dans un pilon. D'une voix inexpressive,
elle intima à Sandro d'aller chercher de l'eau et de la
faire bouillir. A regret le duelliste s'exécuta : il n'aimait
pas se laisser dicter sa conduite, mais l'ashragor semblait savoir
quoi faire pour remettre la médecin arkhé sur pied.
Une fois Lucrècia confortablement installé, le jeune
homme rejoint ses compagnons. Waï venait d'achever le récit
de sa cavalcade solitaire. Le résultat en était
l'immobilisation du convoi de Giovanni à une heure de la
troupe d'Erikson. Celui-ci parlait déjà de lancer
ses hommes au galop, mais le duelliste venn'dys s'y opposa fermement.
Pour sa part, il était hors de question de brusquer la
santé de son amante : Shan vînt confirmer ses inquiétudes.
Le sorcier Borga, le baron Waï et le commandeur gehemdal
se regardèrent en silence. Sandro nota qu'Erikson se tournait
instinctivement vers ses deux autres compagnons. Il finit par
déclarer d'un ton froid : " Vous avez un jour. "
Le duelliste manqua s'étouffer d'indignation et posa aussitôt
la main à sa rapière, mais avant qu'il n'ait prononcé
un mot, Shan intervint : " Cela suffira " conclut-elle.
CHAPITRE DIX-NEUF
Le sorcier venn'dys, Erikson et Waï s'étaient retirés
sous la tente de commandement. Les trois hommes discutaient de
manière animée de leur altercation précédente
avec Sandro et Shan : " Pourquoi perdre du temps ? Nous pouvions
les contraindre " grogna Erikson de mauvaise humeur. "
Ce n'est pas ce que je désire. Vous savez bien que si les
" Etoiles " ne sont pas réunies, Giovanni ne
peut être vaincu " répondit Borga. " Je
partage néanmoins l'opinion du commandeur. De plus, sans
l'intervention de l'Ashragor, nous aurions dus en venir aux mains
avec votre " jeune ami ", comme vous dites ", renchérit
le baron Waï. " Pris à rebrousse-poil, un venn'dys
peut être virulent ! Particulièrement un duelliste.
" souligna le mage. " Ne me faites pas rire, seigneur
Borga. Je me moque de ses états d'âmes. Si nous ratons
Giovanni à cause d'une histoire de femme... " ironisa
l'ulmèque.
- Allons baron, coupa Erikson. Fabrizzio ne se trompe pas. Sans
lui, nous ne saurions toujours pas pourquoi le bâtard nécromant
persiste à survivre à vos tentatives d'assassinats
! Nous n'avons qu'un plan à suivre...
- Laissons les " Etoiles du destin " accomplir leur
uvre. Dans quelques temps, la conjonction astrologique,
objet de mes attentions, sera en phase déclinante. Eclipsée
par d'autres astres, elle cessera de servir de relais astronomiques
aux pouvoirs loomiques de l'archidémon ! Le pacte passé
avec " Celui qui Gît " par Giovanni et assurant
son immortalité sera donc rendu inopérant, ce qui
laissera le temps nécessaire aux agents désignés
par le Destin de nous débarrasser du nécromant.
Mais cela ne se produira que dans quelques jours : nous pouvions
leur en accorder un.
- L'arkhé n'est pas vitale dans ce projet : nous perdons
inutilement du temps, insista Waï.
- Oui mais Sandro fait parti des cinq " Etoiles ", de
même que Shan ! Et s'ils rompent notre association, nous
perdons toutes chances de briser le pacte qui rend Giovanni immortel
!
*
" Qui est-ce ? " demanda le bâtard nécromant
avec une mauvaise humeur évidente. Giovanni désignait
la fragile silhouette solidement ligotée que le comte Vladimir
avait amené avec lui. L'ashragor regardait au-dehors de
la tente de commandement les maraudeurs en train de lever le campement.
Il ne prêtait qu'une attention secondaire au venn'dys-ashragor
rongé par la colère. D'une voix distraite, il daigna
cependant lui répondre : " Une garantie. Je vous présente
Omar Sharin, le représentant de la guilde du Cristalion
au Sénat de la Constellation "
Giovanni siffla de surprise et s'approcha du corps inanimé
du felsin : il le retourna pour contempler le visage de cet homme
dont il avait déjà entendu parler. Les traits délicats
du felsin lui donnaient un air extrêmement féminin.
Un doute saisit le nécromant : les rumeurs voulaient que
Sharin soit un castrat. Il voulut soudain vérifier cette
hypothèse et s'apprêtait à déshabiller
le felsin. Mais Vladimir l'arrêta :
- Ne vous donnez pas cette peine : Sharin est une femme...
- Comment ? interrogea le duelliste renégat surpris.
- Seuls quelques initiés le savent. Sharin n'est qu'une
identité d'emprunt pour celle qui fuit la vindicte d'une
secte de l'empire de Phaleen.
- Mais pourquoi l'avoir enlevée ?
- Parce que Borga est éperdument amoureux d'elle - et réciproquement
- et qu'il ferra n'importe quoi pour la revoir en vie !
- A commencer par ne plus nous mettre de bâtons dans les
roues, ajouta Giovanni satisfait.
Il voulait quand même satisfaire sa curiosité perverse
et déchira les vêtements de la felsin inconsciente
: il observa ses courbes et ses petits seins avec une lubricité
malsaine. Ses mains s'égarèrent à caresser
la peau de pêche de la prisonnière et seraient sûrement
allées plus loin, si Vladimir ne l'avait rappelé
à l'ordre de manière impérieuse.
- Vous la gardez pour vous, c'est cela ? questionna Giovanni narquois.
- J'ai d'autres ambitions pour elle, que la laisser devenir votre
jouet. Où en êtes vous avec les prisonniers ? demanda
le comte pour ramener la conversation à ce qui l'intéressait
vraiment.
- Nous avons assez de " viande " pour satisfaire les
chamans et les chefs transients, répondit le nécromant,
en laissant la felsin à regret. Mais un franc-tireur nous
joue de sales tours depuis quelques jours ! Nous avons perdu du
temps et allons devoir nous hâter. D'autant que votre absence...
- Etait nécessaire, coupa Vladimir. Si vous ne pouvez vous
débarrasser seul d'un importun, peut-être n'êtes
vous pas suffisamment compétent.
- C'est possible, répondit Giovanni en dissimulant mal
sa vexation. Mais je reste capital pour vos projets !
- C'est exact ! Vous avez été le seul de mes élèves
suffisamment vicieux et volontaire pour survivre à mes
enseignements. Et, ipso facto, digne de lier le pacte qui vous
rend immortel avec " Celui qui gît par-delà
le labyrinthe des douleurs. "
- Vous voyez bien que je ne suis pas si incompétent, reprit
le bâtard nécromant narquois.
- Certes, certes, concéda le comte. Vous êtes en
symbiose avec le prince démon et le nourrissez de votre
vice !
- C'est cela, admit Giovanni en jetant un regard particulièrement
mauvais à sa jeune esclave, qui terrée dans un coin
de la tente écoutait avec effroi la conversation des deux
seigneurs.
- Bientôt nous pourrons le libérer du Labyrinthe,
s'exclama Vladimir !
- Mors Ferris est la seule arme qui permet de détruire
le gardien de notre maître et contre laquelle il ne peut
rien.
- Le Cristalion, cette créature légendaire que servent
les membres de la guilde du même nom, va enfin cesser de
nous poser problème, révéla l'ashragor qui
montra sa bonne humeur.
- Nous partirons au plus tôt mon seigneur, conclut Giovanni.
Le comte se retira avec une révérence polie : il
n'avait pas révélé à celui qu'il considérait
comme son homme de main, qu'il comptait en faire le réceptacle
de la puissance démoniaque de l'archidémon. "
Ainsi l' " Enfant " sera investi de la toute-puissance
du loom noir, lorsque son étincelle fusionnera avec celle
de Giovanni... " songea Vladimir.
*
La marche forcée avait repris : Lucrècia ne tenait
en selle qu'avec difficulté et Sandro lui prêtait
main forte, tout en tentant de la réconforter. Le moral
de la médecin arkhé était au plus bas. Patiemment,
avec tendresse, le jeune homme trouva les mots pour la rassurer.
Il mettait dans cet exercice toute son expérience de séducteur
et d'amant. Shan et le baron revinrent en fin de soirée
: ces deux là finissaient presque par s'estimer à
force de travailler ensemble ! Mais leurs nouvelles ne réjouirent
personne. Les aventuriers se réunirent à nouveau
pour discuter de la situation, car les maraudeurs de Giovanni
n'étaient plus qu'à une heure d'avance. Ils venaient
de quitter les limites " officielles " du fief du baron
et s'engageaient dans les marais Haldéens. Cet immense
bourbier occupait une large plaine alluviale en contrebas des
monts Dasht Kevir et constituait l'exutoire de deux fleuves qui
dévalaient des montagnes. Les sols imperméables
avaient tout juste cédés un lit étroit aux
cours d'eau qui débordaient régulièrement
inondant les alentours. L'alternance chaotique des saisons avait
fait le reste, empêchant une évaporation rapide des
eaux en surplus. Celles-ci avaient finalement pris possession
de toute la plaine et pourris la végétation, expulsant
les peuples autochtones qui habitaient là.
Seul les hommes serpents, un antique peuple de transients, étaient
parvenus à s'adapter. Depuis, ils contrôlaient ce
territoire et ses richesses. La plupart des habitants des Baronnies
Pirates racontaient que le marécage immense était
un lieu de merveille et de miracle. Les initiés et les
sorciers, comme Borga, savaient surtout que le loom abondait dans
cette contrée ! Cependant pour y accéder, il était
impératif de s'accorder avec les transients : ceux-ci réclamaient
un paiement en chair humaine " sur pied ". Les hommes
serpents poursuivaient ainsi leurs propres projets, obscurs et
inconnus, même de ceux qui commerçaient avec eux.
Hélas, la troupe de Giovanni était déjà
entré en contact avec les maîtres du marais. Une
importante troupe d'ophidiens était venue renforcer les
maraudeurs. Selon les estimations de Shan et de Waï, il fallait
compter maintenant avec près de cent opposants. Erikson
pesa la situation et tous attendaient son jugement : " Nous
ne pouvons lancer l'assaut. Trop de troupes chez eux, en plus
de leur soutien magique ! " finit-il par conclure. "
Alors ? ", questionna Sandro. " Attendons. Les reptiles
devraient repartir avec leur " livraison " et la troupe
de Giovanni repartira au nord : seule, nous pourrons l'affronter
! " reprit le gehemdal. " Mais que deviennent les prisonniers
dans tout ceci ? " s'insurgea Lucrècia. " Nous
ne pouvons rien pour eux ", rétorqua la baron de sa
voix la plus sèche.
Lucrècia avait pâlie : non, décidément,
ses compagnons n'étaient pas les héroïques
chevaliers avec lesquels elle pensait faire route. Erikson et
Waï, surtout, lui paraissaient des professionnels de la guerre,
sans état d'âme et sans cur. Elle chercha du
regard quelqu'un pour soutenir sa position. Shan et Borga semblaient
malheureusement de l'avis du commandeur gehemdal. Ses yeux plongèrent
dans ceux de Sandro et le duelliste demanda s'il n'y avait aucune
alternative possible. Mais lui-même ne semblait pas convaincu
qu'il y en eut effectivement une ! " Je pense que Giovanni
va rester ici avec une escorte réduite. La majeure partie
de sa troupe remontera vers son fief avec les cargaisons de loom
qu'il est venu chercher " reprit Fabrizzio. " Qu'est-ce
qui le retiendra ici alors ? " s'enquit Shan. " La présence
d'une puissance du loom noir. Je la ressens d'ici... " répondit
le vieux mage en fermant les yeux.
Il avait annoncé cela comme s'il venait de le découvrir.
En fait, il savait de longue date que l'entrée du Labyrinthe,
derrière lequel reposait le démon nommé "
Celui qui gît ", se trouvait là. La guilde du
Cristalion avait passé un pacte avec le gardien du Labyrinthe
: elle connaîtrait puissance et fortune mais devrait veiller
à ce que les agents humains du démon ne puissent
jamais venir le libérer ! Shan et Sandro avaient concentré
leurs sens afin de saisir les impressions surnaturelles : l'éclaireuse
ashragor hocha la tête, mécontente et le duelliste
ressentit la désagréable sensation qu'évoquait
Fabrizzio.
Lucrècia jeta un regard fatigué à Borga.
Elle était la seule à avoir saisie ! Elle connaissait
le vieux sorcier comme un dissimulateur et un menteur de premier
ordre : il en faisait encore la démonstration. Mais la
médecin arkhé ne fit aucun commentaire. Elle était
fatiguée de dénoncer les manipulations, de tenter
d'apporter un peu de sentiments humains dans cette expédition
de baroudeurs... Sa santé fragile demandait un repos qu'on
ne semblait pas décidé à lui accorder. Alors
dans son esprit, elle envoya tout à Ashragor, comme disaient
les venn'dys et décida d'attendre la suite des événements
sans intervenir. Erikson décida que, si les prédictions
de Borga se réalisaient, ce dont il ne semblait pas douter,
ils attaqueraient au plus tôt. Il renvoya donc Shan et le
baron observer le campement de Giovanni.
Le soir se couchait : Sandro, qui venait de terminer son entraînement
avec Borga, revint vers sa tente. Il trouva Lucrècia de
fort méchante humeur, sans qu'il saisisse exactement pourquoi
et se fit " envoyer sur les roses ". Sa galanterie et
son éducation lui interdisant de trop insister et l'obligeant
à laisser le dernier mot à la dame, il s'éclipsa.
Il arpentait le camp rageur, quand Fabrizzio se porta à
sa hauteur :
- Lucrècia vous a congédié ?
- Effectivement, cela se voit tellement ? répondit avec
agressivité le jeune homme.
- Vous n'y êtes pour rien, Sandro. La fatigue physique et
émotionnelle occasionné par ce voyage en est la
cause, répondit calmement le sorcier.
- Vous avez sans doute raison, Fabrizzio, reprit sur un ton plus
calme le duelliste.
- Accordez-lui donc quelques temps et ne vous laissez pas emporter
ainsi !
- Mais je ne sais plus où dormir maintenant, ajouta Sandro
d'un ton encore ironique.
- Je vous accorde mon hospitalité, conclut Borga sur un
ton amusé.
La nuit s'avança donc sans autre éclat. Mais quelques
heures avant le lever des Feux-du-Ciel, Shan revint : les troupes
de Giovanni avaient quittées le marais durant la nuit,
ainsi que la majeure partie des hommes serpents ! Comme l'avait
annoncé Fabrizzio, la tente du nécromant était
toujours en place, protégé par une garde réduite...
CHAPITRE VINGT
Ainsi qu'ils l'avaient décidé la veille, l'assaut
fut donné à l'aube. Le seigneur Erikson et ses cavaliers
avaient revêtus leurs lourdes armures et leurs armes brillaient
sous les lueurs naissantes des Feux-du-Ciel qui balayaient à
peine les frimas de la nuit. Le gehemdal se plaça au milieu
de ses hommes et c'est accompagnés d'un puissant et profond
chant de guerre qu'ils avancèrent vers les ruines. Pendant
un bref instant, Sandro ressentit une impression étrange,
comme si le corps des cavaliers dégageait brutalement une
énergie meurtrière surnaturelle. Le venn'dys concentra
ses sens à la manière que lui avait enseigné
Fabrizzio et il saisit l'épicentre de cette sensation.
D'Erikson le Rouge, marteau levé face aux soleils, émanait
une effrayante aura de puissance charismatique. Sandro chercha
le regard de Fabrizzio placé à quelques pas de lui...
Le vieux sorcier lui répondit d'un hochement de tête
affirmatif, alors que Shan glissait à l'oreille de Lucrècia
: " tu vas maintenant découvrir la puissance du loom
rouge. " Les guetteurs de la troupe de Giovanni eurent vite
fait de déclencher l'alerte, tandis qu'Erikson et ses cavaliers
se mettaient en formation. Sandro avait l'impression d'assister
à un ballet bien réglé de l'opéra
de Brizzio. Les gehemdals déferlèrent telle une
vague écarlate et puissante. Des détonations se
firent entendre et plusieurs flèches s'élevèrent
: vaine tentative pour briser la charge de fureur et d'acier...
Les cavaliers lourds investirent le camp et se retrouvèrent
engagés dans une mêlée sauvage !
Soudain, Shan pointa sa main gantée vers l'orée
du marécage : un corps d'hommes serpents, montés
sur d'étranges et monstrueux reptiles, approchait. "
A mon tour ! " se contenta de dire Fabrizzio avant de commencer
une étrange incantation. L'air se troubla autour de lui
et la chaleur augmenta brutalement. Sandro sentit Lucrècia
appuyée contre lui : la tension et la peur sculptaient
son charmant visage en un masque marbré. " Calme-toi,
ma belle... " lui glissa-t-il de sa voix la plus rassurante,
pendant que Fabrizzio achevait sur une note sèche ses élucubrations
: l'air s'embrasa au milieu des transients reptiliens, brisant
la cohésion de leur groupe dans un concert de hurlements
de douleur et d'effroi. Shan avait posément ajustée
son arbalète d'os : son carreau se ficha profondément
dans le crâne d'un des ophidien. Il ne fallut qu'un bref
instant avant que l'animal ne soit saisi d'un violent soubresaut,
qui catapulta au loin son cavalier ! Les hommes reptiles remarquèrent
enfin le petit groupe et une vingtaine d'entre eux chargèrent.
" Feu roulant, mesdemoiselles ! " s'exclama Sandro en
dégainant ses crache-feux. Shan abandonna son arbalète
après un nouveau tir mortel pendant que les armes à
poudre du duelliste libéraient leurs charges fatales. Fabrizzio
se concentrait de nouveau en silence, enchaînant une gestuelle
étrange. Lucrècia, désorientée et
perdue, constata que le baron Waï avait pris une posture
qui rappelait étrangement le tigre. Les muscles tendus
à l'extrême, le métis attendait l'occasion
de bondir.
Une nouvelle détonation et un cavalier de plus vidait les
étriers. La jeune Arkhé se décida enfin à
se servir de son arme, mais son carreau se perdit dans la nature.
Les hommes reptiles se rapprochaient au grand galop. Avec une
synchronisation parfaite, Fabrizzio et Waï réagirent.
Le sorcier venn'dys ouvrit les yeux et regarda droit vers ses
ennemis : des rayons lumineux mordorés fusèrent,
incinérant immédiatement un homme serpent et sa
monture ! Le baron s'engagea aussitôt dans la brèche
ainsi ouverte. Prenant appui sur le cadavre calciné, il
effectua un spectaculaire saut acrobatique et se retrouva sur
l'encolure d'un des monstrueux sauriens. Avec la vitesse et la
précision d'un félin chasseur, il ajusta deux coups
de dague au cavalier qui s'effondra dans un hideux soubresaut.
Sandro relâcha la détente de son étrange arme
à feu. L'impact du projectile arracha la moitié
du visage ophidien d'un des hommes en selle. Il dégaina
sa rapière, attendant le choc du contact, et plaça
son cheval dans la trajectoire des transients, afin de protéger
Lucrècia : une fois encore, elle perdait ses moyens.
La mêlée s'engagea, atteignant immédiatement
un paroxysme de violence. Le baron Waï dévoilait ses
prodigieux talents d'acrobate, sautant d'un adversaire à
l'autre. L'un des hommes lézards finit la gorge tranchée,
alors qu'un autre s'effondrait, une dague enfoncée jusqu'à
la garde à l'arrière de son crâne ! Le métis
ne prêtait aucune attention à la plaie sanglante
qui lui déchirait le flanc droit. Fabrizzio avait sorti
sa rapière et engagé le fer avec les massues des
cavaliers. En dépit de son âge, il avait placé
un magnifique estoc dans la garde défaillante de l'un d'eux,
puis avec une maîtrise consommée, il avait dévié
la plupart des coups qui lui étaient destinés. Une
entaille sanguinolente tâchait le bras gauche de sa chemise.
Shan, pour sa part, faisait face à trois des brutes ophidiens
et conservait une garde impeccable. Devant le nombre cependant,
elle fut contrainte de reculer, ce qu'elle parvint à faire
sans vider les étriers. Profitant de la lenteur de ses
vis-à-vis, Sandro en désarçonna un en deux
coups vifs et se défendit au mieux contre l'averse de métal
qui lui tomba dessus. Il tint bon, plaçant même une
riposte audacieuse dans l'il d'un de ses vis-à-vis
qui s'écroula, mort sur le coup ! En dépit de ses
efforts, le jeune venn'dys ne put empêcher l'un des cavalier
d'engager Lucrècia. La médecin arkhé para
in extremis l'assaut violent, mais perdit le contrôle de
son cheval qui se cabra. En rattrapant les rênes pour faire
tenir son cheval en place, elle lâcha son arme. L'homme
serpent poussa son avantage et éclata le crâne de
l'animal d'un coup de masse. La femme fut désarçonnée
et roula, cul par-dessus tête, quelques mètres plus
loin.
Dans la confusion de la mêlée, les montures abandonnées
s'égayèrent. Avec un cri sauvage, Sandro piqua des
deux et lança son cheval au galop vers l'adversaire de
Lucrècia. Il dévia au passage le coup que lui destinait
son vis-à-vis, tandis que Waï se hissait d'un saut
en croupe du cavalier et lui déchirait l'aine de son poignard
meurtrier. L'homme serpent qui se préparait à piétiner
la jeune arkhé anticipa la charge de Sandro et asséna
un magistral coup de taille que le venn'dys ne parvint pas à
détourner. Le duelliste encaissa crânement et riposta
aussitôt d'une flèche qui pourfendit son ennemi de
part en par. Fabrizzio, de son côté, tenait bon et
avait occis l'un de ses adversaires avant qu'il n'ait pu se remettre
en garde. Ses parades multiples ne purent empêcher un coup
de l'atteindre. Un craquement effroyable se fit entendre quand
un os se brisa et le seigneur Borga s'effondra inconscient sur
l'encolure de son cheval. Shan parvint à prendre de vitesse
ses ennemis et d'un coup sec, elle renversa l'un de ses opposants
qui tomba lourdement au sol. Elle cabrait déjà sa
monture pour le piétiner, quand ses deux autres opposants
broyèrent la cage thoracique du cheval. Celui-ci se retourna
et retomba sur l'ashragor. Constatant qu'il ne restait que le
baron Waï et Sandro en lice, les hommes serpents les engagèrent.
L'ulmèque évita de justesse le coup qui lui était
destiné et laboura les flancs du saurien, coupant au passage
les sangles de la selle de son cavalier. Celui-ci chuta et ne
se releva pas. A l'autre bout du champ de bataille, Sandro dévia
le coup que lui assena son adversaire et, avec une parfaite aisance,
perça la garde de l'homme serpent. Il siffla de douleur
mais ne s'effondra pas. Lucrècia s'était relevé
avec difficulté, encore à moitié sonnée
par sa chute et avait armé le crache-feu " emprunté
" à son père adoptif. D'un geste malhabile,
elle visa le cavalier qui avait saisi par la bride le cheval de
Borga et se préparait à achever le vieux sorcier.
La détonation se fit entendre et le recul projeta à
nouveau à terre la médecin, dans un concerto d'éternuements
et un épais nuage de fumée ! La cible de la jeune
femme resta un instant figée, avant de s'affaler et d'être
entraînée loin du champ de bataille, une patte coincée
dans ses étriers. L'homme serpent désarçonné
par Shan s'était également relevé et jeté
par-dessus la monture de l'ashragor afin de s'assurer la mort
de l'éclaireuse. Celle-ci s'était en partie dégagé
de dessous sa monture et dans un geste de désespoir dévia
le coup qui lui était destiné avec son bras. Le
bruit distinct des os brisés se fit entendre, mais Shan
ne faisait plus attention à la douleur. Ses yeux lançaient
des flammes rouges et l'éclaireuse auréolait d'une
lueur écarlate... Elle avait utilisé quelques-uns
uns de ses pouvoirs étranges avant le début du combat,
et la douleur était devenu quelque chose d'étranger
pour elle ! L'homme reptile frappa de nouveau mais rencontra encore
le bras brisé de Shan. Il le broya complètement.
Il n'eut pas le temps d'en porter un nouveau. Une dague effilée
venait de traverser sa gorge et de briser sa colonne vertébrale.
La massive silhouette du baron Waï venait d'apparaître
derrière le corps de l'homme serpent. Le métis se
pencha vers Shan et évalua son état. Il hurla à
Lucrècia de venir, tandis que Sandro défaisait le
dernier combattant reptilien dans une somptueuse passe d'arme.
*
Dès le début des hostilités, Vladimir et
Giovanni s'étaient prudemment éclipsés. L'affrontement
tournerait peut-être à l'avantage de leurs troupes,
mais ils préféraient ne pas perdre de temps avec
un combat d'arrière-garde. Sous la conduite de Ssesskyl,
le chef des hommes serpents, ils s'étaient immédiatement
engagés dans les marais, afin de rejoindre la ziggourat
à moitié immergée d'Irkallu. Même avec
leurs pouvoirs réunies et la " Mors Ferris ",
il faudrait quelques temps pour parvenir à défaire
le légendaire et puissant Cristalion...
*
Les affres du combat avaient cessés. Dans le campement
retranché de Giovanni, il ne restait que des cadavres.
Les gehemdals et leur commandeur s'étaient emparé
de la place, achevant les blessés et ceux qui se rendaient.
La moitié des hommes d'armes d'Erikson avaient rencontrés
leur destin dans l'affrontement et les survivants s'étaient
aussitôt mis à la poursuite des fuyards. Seul le
Rouge rejoint les aventuriers : son armure gluante de sang portait
les traces multiples de coups qui n'avaient qu'ébréchés
les métaux sacrés. Le baron Waï se porta à
sa rencontre :
- Borga est dans le coma et l'ashragor est gravement touchée
: l'arkhé n'a fait que stabiliser son état.
- Ennuyeux, grogna le seigneur gehemdal. Giovanni et ses alliés
n'ont pas participé au combat. Néanmoins le nécromant
n'a plus de troupe...
- Allumons un bûcher pour qu'il ne relève pas les
morts. Leur matériel nous fournira la matière inflammable
!
- Nous n'avons pas de temps à perdre avec cela : mes hommes
reviendront s'en occuper dès qu'ils auront massacrés
les lâches qui ont fuis...
- Vous voulez poursuivre Giovanni sans Borga, demanda le baron,
interloqué ? Et sans " l'étoile " que
l'ashragor est supposée être ?
Un cri de surprise retentit derrière eux : ils étaient
déjà en position de combat en se retournant. Lucrècia,
échevelée, couverte de boue et de poussière,
avait fait quelques pas de recul et Sandro, rapière au
poing, se trouvait devant elle. Shan venait de se relever ! "
Les merveilles du loom rouge... " commenta Erikson à
l'attention du baron. Sans attendre de commentaire, il avança
vers ses trois autres compagnons et d'une voix qui ne souffrait
pas la contradiction, lança ses ordres. " Shan êtes-vous
en état de poursuivre ? " demanda-t-il. " Oui.
Même sans bras... " grogna-t-elle en réponse.
" Mais c'est impossible. Dans ton état, tu n'iras
nulle part ! " objecta Lucrècia à peine remise
de sa frayeur. " Je décide de mon destin " affirma
l'éclaireuse en fixant la médecin. Celle-ci tenta
de soutenir le regard de l'ashragor masquée et de contester,
mais elle du baisser les yeux devant la volonté implacable
de Shan. Erikson reprit :
- Bien. Lucrècia vous restez ici et veillez sur Fabrizzio
en attendant le retour de mes hommes. Sandro, Waï, Shan et
moi-même allons traquer le nécromant immédiatement
!
- Je vous accompagne, affirma la médecin arkhé.
- Cela n'est pas nécessaire, insista le gehemdal étonné
de la contestation.
- Vous allez encore vous battre ! Dans votre état à
tous, vous aurez très vite besoin d'un médecin !
- Mais Borga... reprit le Rouge, que la colère commençait
à gagner.
- Je ne peux plus rien pour lui, s'exclama la jeune femme ! D'ailleurs,
voici vos hommes qui reviennent d'accomplir leur sale besogne
: ils pourront le garder !
- Bien. Alors en route, conclut Erikson en se dirigeant vers le
marais. Shan, prends les devants avec le baron ; trouvez la piste
de ces chiens !
Dans un silence lourd et une ambiance tendue, les aventuriers
s'engagèrent dans le marécage. Sandro s'était
abstenu de tout commentaire. Il craignait d'exposer Lucrècia
dans un nouveau combat, mais ne voulait pas non plus heurter sa
volonté : elle aussi avait un compte à régler
avec Giovanni ! L'éclaireuse et le métis n'échangeaient
pas un mot et communiquaient par gestes. Ils découvrirent
rapidement les traces de Giovanni et de sa suite. " Cinq
personnes au plus " constata le baron. " Dont un homme
lézard ! " annonça Shan, en enfilant un heaume
d'acier noir, dont l'emplacement des yeux luisaient comme des
charbons ardents. " Il a le sang froid... " ajouta l'ashragor
pour ses compagnons surpris. " Et les deux autres ? "
interrogea Sandro. " Des prisonniers qu'ils gardent comme
boucliers probablement " répondit froidement Waï.
*
L'ambiance d'étuve du marais permettait la prolifération
des moustiques et des sangsues. L'accumulation de végétaux
pourrissant et les vasières rendaient toute progression
difficile. Même avec leur guide, Giovanni et Vladimir, l'un
traînant son esclave rousse et l'autre portant sur l'épaule
la felsin ligotée, progressaient avec lenteur. Parfois,
dans ce décor sordide, une colonne brisée et mangée
par les mousses dépassait de l'eau stagnante. Le marais
céda peu à peu la place à un sol plus dur
et, au détour d'un arbre pourrissant, ils contemplèrent
la base massive et rongée par la végétation
de la ziggourat. On aurait dit une montagne effondrée en
son centre et personne ne se rappelait en quels temps cette hallucinante
construction avait été bâtie. Vladimir s'arrêta
un instant pour contempler la ruine imposante, tandis que Giovanni
poussait devant lui sa prisonnière épuisée
et tremblante. Ssesskyl n'avait même pas daigné stopper,
mais commenta de sa voix sifflante et dans un guildien haché
" Ici... Plus loin... Loom ! "
*
Les aventuriers progressaient au plus vite : Sandro soutenait
Lucrècia, épuisée, tendis que Waï et
Shan avançaient avec assurance, suivis du seigneur gehemdal.
Soudain un cri de douleur devant eux les avertit qu'ils n'étaient
plus très loin de leurs proies. Le baron, l'ashragor et
Erikson forcèrent l'allure.
C'était Vladimir qui venait de hurler ! Sa prisonnière,
loin d'être inconsciente, travaillait depuis le début
de leur randonnée avec acharnement et discrétion
à défaire ses liens. Dès qu'elle y était
parvenu, elle avait saisie l'occasion : Sharin avait ajusté
un coup de coude violent au comte ashragor, espérant lui
briser la nuque. Mais celui-ci était plus résistant
que sa fragile silhouette ne le laissait deviner : sous l'impact,
il avait cependant relâché la felsin et était
tombé à genoux. Sharin, habilement réceptionnée,
se préparait déjà à ajuster un coup
de pied à son adversaire. Le comte interposa par réflexe
son bras, qui produisit un craquement désagréable
et arracha un nouveau grognement de souffrance à l'ashragor
mutilé. Il agrippa la felsin et tous deux roulèrent
dans le marais, continuant leur corps à corps. Giovanni
et Ssesskyl se préparaient à porter secours à
Vladimir, lorsque Shan, Erikson et Waï débouchèrent
dans la clairière.
Le baron et le guerrier gehemdal se jetèrent à l'assaut
; l'homme serpent s'interposa, tandis que le bâtard nécromant
faisait un pas de recul, projetant en avant son esclave tout en
prononçant une étrange incantation en langage démoniaque.
Shan interpréta aussitôt. Le duelliste renégat
venait de libérer son démon gardien Shiva et lui
ordonnait de prendre possession de la jeune lore ! Waï courait
droit sur l'homme reptile qui ajusta un coup de taille de son
cimeterre. Mais le baron n'était déjà plus
devant lui ! Prenant appui sur ses jambes puissantes et anticipant
l'attaque de Ssesskyl, il avait effectué un saut périlleux
à une hauteur exceptionnelle, esquivant le coup... Il acheva
sa culbute aérienne sur les épaules de l'ophidien,
qui mit les genoux à terre, et planta deux dagues dans
ses yeux... Ssesskyl mourut sur le coup mais dans un réflexe
purement reptilien, il mordit sauvagement le baron au bas-ventre.
L'homme serpent appartenait à la noblesse de son peuple
: ceux qui avaient des crochets empoisonnés ! Ces derniers
libérèrent leur charge mortelle. Le baron se réceptionna
mal et sa cheville dessina un angle bizarre : il tomba lourdement
au sol, tandis que sa vision se brouillait et que le poison se
répandait dans ses veines.
De son côté, Erikson s'était retrouvé
face à l'esclave dont la physionomie se transformait brusquement
; ses mâchoires explosèrent pour laisser pousser
des crocs suintants ; les doigts de la pauvre fille connurent
un destin identique et furent remplacés par des griffes
d'acier noir ; le dos de l'esclave exsudait du sang et ses côtes
craquaient comme si un appendice se frayait un chemin sanglant
dans son dos. Le corps à corps s'engagea aussitôt
entre la démone Shiva et le seigneur gehemdal. La sauvage
vivacité de l'une équilibrait la puissance et l'expérience
de l'autre. Les griffes touchèrent Erikson mais ne parvinrent
pas à traverser l'armure. Soudain, dans un cri de souffrance
et de jouissance mêlées, le dos de la créature
explosa libérant deux ailes noires et membraneuses : le
hurlement du démon déconcerta Erikson qui n'entendit
pas venir le coup. D'un revers de ses ailes, Shiva arracha le
heaume du gehemdal ! Sonné, celui-ci mit un genou à
terre et leva instinctivement son arme pour protéger son
crâne dénudé. Mais le démon était
déjà passé dans son dos et levait ses serres
pour l'égorger. Une détonation retentit alors et
la succube fut projeté dans un spasme violent sur le Rouge
qui s'étala de tout son long.
Sandro et Lucrècia étaient arrivés sur le
lieu du combat. Giovanni qui tentait de s'éclipser se retrouva
nez à nez avec son élève : " Arrêtez
Maître. Il est temps pour vous de rendre des comptes ! "
intima le jeune duelliste. " Tiens donc ! Que fais-tu ici,
toi ? N'es-tu pas censé être le chien servile d'une
guilde de Mac-Kaer ? " s'exclama le venn'dys-ashragor. "
Je vous cherchais pour vous faire rendre gorge, putride charogne
! Vous êtes une tare pour notre corporation et un chancre
sur la face de Cosme... En garde ! "
CHAPITRE VINGT ET UN
Shiva sa releva d'un battement d'aile : en dépit du trou
sanguinolent qu'elle avait en plein milieu du dos, la créature
n'était pas morte. Cependant, elle était folle de
rage ! Ses yeux jaunes sans pupille qui étaient venus remplacer
ceux de la Lore - au sens propre du terme : ils avaient poussés
leurs deux prédécesseurs hors de leurs orbites -
remarquèrent la fragile silhouette de Lucrècia,
tremblante, qui tenait à deux mains son crache-feu à
présent vide. La démone s'éleva et fonça
sur la jeune arkhé paralysée par la peur. Elle aurait
probablement été lacérée par Shiva,
si Shan, jusque là restée en retrait, ne l'avait
bousculée d'un violent coup d'épaule ! Un bruit
de chair et de cuir déchirée accompagna le hurlement
d'agonie de l'éclaireuse : ses yeux pers s'éteignirent
et le voile de la mort les recouvrit.
Dans le marais où ils avaient roulés pêle-mêle,
Sharin et Vladimir venaient d'achever leur duel. La force surnaturelle
du comte lui avait permis de maintenir la felsin sous l'eau suffisamment
longtemps pour qu'elle perde conscience. Le vainqueur respirait
difficilement et de manière sifflante. Son bras droit ainsi
que plusieurs de ses côtes étaient brisés.
Il estimait avoir de la chance d'être encore en vie, mais
il titubait et se sentait faible : le comte cracha du sang...
Vladimir ne vieillissait plus depuis longtemps : ses pouvoirs
loomiques l'avaient mis à l'abri de cela ! Mais il pouvait
cependant être détruit par une mort violente : Sharin
avait été à deux doigts de réussir
cet exploit. Traînant sa prisonnière, le comte ashragor
remonta péniblement vers la ziggourat. Sa consistance se
troubla un instant et il devint presque évanescent. Seules
ses mains semblaient encore matérielles !
Il arriva juste à temps pour voir le crâne de Shiva
éclater comme un raisin trop mûr sous le coup de
marteau que venait de lui asséner Erikson. Celui-ci était
parvenu à se relever et avait abattu la démone encore
penchée sur le cadavre déchiqueté de l'éclaireuse.
En retrait, Lucrècia, pétrifiée, regardait
le massacre, tandis que Giovanni et Sandro ferraillait comme deux
diables sans que nul ne prenne l'avantage.
Le sourire sardonique du bâtard nécromant, révélant
son épouvantable dentition de squale, agaçait prodigieusement
son jeune opposant. Sandro sentait que le duelliste renégat
le laissait s'épuiser. L'arme étrange à la
lame cristalline de Giovanni déstabilisait le venn'dys.
Il devait anticiper en permanence la trajectoire de la lame qu'il
ne distinguait qu'avec difficulté. Sandro avait renoncé
à la parade au profit de l'esquive, ayant mesuré
que son instinct, plus que sa maîtrise de l'escrime, lui
permettrait d'échapper à la morsure de l'épée.
Il avait également noté que son maître d'arme
évitait précautionneusement d'utiliser Mors Ferris,
son arme légendaire, pour parer !
Petit à petit cependant, Giovanni prenait l'avantage. Sandro
reculait, mais il ne put éviter de subir la morsure de
la lame de son opposant : le sang coula abondamment de la blessure
qu'il venait de recevoir au bras. Il riposta d'une estocade habile,
mais trouva sur la trajectoire de son coup la main-gauche de Giovanni.
Celui-ci, pressant le contact, ajusta une attaque à hauteur
du crâne. Le duelliste, qui perdait pied, réagit
en interposant sa main-gauche ! Le coup dévia heureusement,
mais lui atterri au creux de l'épaule, déchirant
au passage son oreille. Le jeune homme ne put retenir un gémissement
de souffrance et lâcha son arme de parade.
Giovanni éclata de rire : " Mors Ferris tranche tout
les métaux, dit-il en regardant la lame brisée que
Sandro venait d'abandonner. Tu es un élève pitoyable
; il est temps de t'abattre comme une bête malade ! "
Sandro répondit à l'insulte en se fendant, espérant
profiter de la déconcentration du nécromant, mais
celui-ci dévia le coup avec aisance. Le jeune duelliste,
pantelant, se retrouva face à son maître. Erikson
avança alors pour lui prêter main forte, mais Sandro
lui lança : " C'est entre lui et moi, Erikson ; vous
aurez votre chance après ! " Le gehemdal était
homme d'honneur : il comprenait et respectait les règles
du duel. Il s'arrêta, tandis que Giovanni éclatait
à nouveau de son rire macabre : une flamme s'était
allumée dans son regard. La même flamme qui pouvait
jaillir dans l'il d'un chasseur au moment de la curée.
Mais brusquement un concerto furieux s'éleva de la ziggourat
en ruine ; des voix antiques psalmodiaient une litanie incompréhensible
et un feulement sourd, issu des profondeurs de la terre fit vibrer
le sol. L'air se troubla comme sous l'effet d'une chaleur épouvantable
et les murs en ruines projetèrent l'ombre d'une créature
féline. Une aura mauve se répandit dans la clairière,
donnant à la végétation une étrange
carnation sanguine. La nature semblait soudain figée par
cette manifestation loomique irréelle. Le rire de Giovanni
s'éteignit brusquement, tandis qu'Erikson prononçait
avec respect : " Le Cristalion ! " Sandro se retourna
vers son vis-à-vis : celui-ci avait baissé sa garde
et tenait sa tête entre ses mains, comme affligé
d'une douleur intérieure. Perché au sommet de la
ziggurat, l'ombre de la créature légendaire irradiait
d'une lueur mauve. Vladimir, toujours caché, s'inquiétait
: " Ce n'est pas possible ! Cette créature ne peut
pas agir contre celui qui porte Mors Ferris ! Pas directement...
" Le comte jugea qu'il était temps de partir : portant
son fardeau, il entra dans les ombres et disparut de Cosme.
*
Ilian s'était effondrée en plein milieu de la cuisine,
provoquant un affolement général dans l'hacienda
: elle prononçait des phrases incohérentes, probablement
dans la langue de son peuple. Son corps rayonnait d'une étrange
lueur violette, qui donnait l'impression de vouloir étouffer
de clignotantes lueurs noires qui s'échappaient de la kheyza.
Ces lueurs malsaines prenaient invariablement la direction de
l'ouest... Naïma avait bien sûr fait appeler un des
mage de la guilde ! Le docte lui exposa que le phénomène
loomique auquel ils assistaient, représentait une lutte
de " l'étincelle loomique " de la kheyza pour
expulser une influence extérieure sombre. Mais le plus
intéressant, dans l'opinion de l'éminent savant,
était que cette lutte avait été amorcé
par une autre influence extérieure à laquelle la
jeune femme était " accordée "... Lorsque
Naïma essaya d'obtenir des explications plus claires, le
sage se perdit dans une fumeuse démonstration : énervée
et comprenant que le sorcier ne pouvait en dire plus, le conquistador
le congédia impoliment !
*
Borga sortait lentement du coma. Il se trouvait dans cet état
transitoire où le rêve et la réalité
se mêlent parfois. En l'occurrence, il s'agissait plutôt
d'un cauchemar. Il voyait défiler le visage de sa bien
aimée, figé en un masque grimaçant de douleur.
Au milieu d'un concerto onirique de cris de souffrance, retentit
la voix glacée de Vladimir... La conscience de Borga se
tendit brusquement pour saisir le sens des mots stridents que
le comte hurlait maintenant au milieu d'une tornade de ténèbres
et de sang. Dans un spasme violent, Fabrizzio revint à
la conscience en criant. Les gehemdals qui le gardaient accoururent
aussitôt. Ils eurent beau protester qu'il ne devait pas
se lever dans son état, Borga intima l'ordre de l'escorter
jusqu'à Erikson. Les soldats durent s'incliner devant la
volonté du maître de guilde. Leur sergent dut même
confirmer au seigneur Borga qu'Omar Sharin, le représentant
du Cristalion au Sénat, avait disparu tantôt !
*
Le corps s'affaissa dans le fauteuil à haut bord. Une
fois encore, l'esprit supérieur du Père Jaune avait
étendu ses perceptions aux champs élémentaires
du feu. Il savait d'expérience et de longue date que le
peuple Natif des Venn'dys était le plus réceptif
à son influence. Il lui fallait maintenant retrouver la
trace de celui qu'il avait " observé " quelques
semaines auparavant. Le Père Jaune laissa défiler
les lignes ardentes de loom jaune qui irriguaient les sous-sols
de l'écrin. Puis, il affina sa perception. Un point particulièrement
éblouissant attirait sa course loin au sud. Intrigué,
il fixa son " regard " sur lui. Le corps dans le fauteuil
eut soudain comme un hoquet de surprise et s'agita sans toutefois
revenir à la conscience. L'esprit du Père Jaune
avait effleuré celui de cette lumière brillante
et l'avait identifié. Ses mains se crispèrent sur
les accoudoirs d'acajou et un murmure tomba des lèvres
desséchées : " Borga ! " Bien que surpris,
le Père Jaune n'en poursuivit pas moins son inspection
des champs de loom jaune
Fabrizzio Borga, le grand initié
de la magie du Feu et maître étrange de la guilde
du Cristalion n'était pas celui qu'il cherchait ! Il finit
cependant par identifier le point luisant du venn'dys qu'il recherchait
: il était plongé dans un malstrom d'énergie
mauve qui cernaient de toutes part les champs loomiques jaunes,
les étouffant presque. Le fauteuil se renversa et le corps
du Père Jaune roula au sol inconscient, semant un vent
d'inquiétude auprès des serviteurs ; les étranges
crissements qui sortaient de sa gorge n'avaient plus rien d'humain,
pas plus que les crispations soudaines de son visage
Le
Père Jaune appliquait toute sa force de volonté
et son effrayant esprit d'analyse afin de se frayer un chemin
au travers des mailles du filet d'énergie loomique mauve
qui dressait un rempart inattendu entre lui et sa proie. Mais
aussi dense que soit le barrage, il savait qu'il finirait par
le franchir. Il avait identifié l'auteur de la tempête
loomique qui s'était emparé de cette portion de
l'écrin. Mais le Cristalion, aussi puissant soit-il, n'avait
pas les capacités d'analyse que le Père Jaune pouvait
déployer ; certes il ne pouvait pas desserrer l'étau
violet mais il allait le contourner
*
Giovanni ne souriait plus du tout : des voix résonnaient
dans sa tête ! Celles qu'il avait déjà entendues
à Morte-Rûne mais qui, cette fois, vrillaient son
cerveau. Et il finit par reconnaître le timbre dominant
de ce chur : la voix de la " Sanglante " ! Le
nécromant n'avait plus envie de s'amuser et Sandro devenait
une menace à expédier au plus vite. Il lui avait
semblé voir un instant la silhouette de son élève
auréolé d'une lumière jaune : une énergie
nouvelle semblait s'être communiquer au corps de Sandro
et celui-ci se jeta sur lui.
Le jeune homme fut surpris de voir son maître parer avec
son épée de cristal, ce qui provoqua un crissement
ignoble. Giovanni avait réagit par pur réflexe,
le concerto strident qui lui déchirait le crâne l'acculant
à la défensive et le faisant reculer dans des gestes
désordonnés. L'impact fit vibrer la lame cristalline
et le tremblement épouvantable, telle une vague, se communiqua
au bras de Giovanni dont les veines éclatèrent.
Mais le bâtard venn'dys-ashragor ne prêta pas attention
à la douleur - il avait connu pire du temps de son "
service " auprès de Vladimir - et engagea le fer de
Sandro. Celui-ci résista mais sentit aussitôt une
douleur dans le bas-ventre qui le plia en deux. Le nécromant
venait de lui décocher un splendide coup de pied dans l'entrejambes.
Le jeune homme en avait lâché son arme et porté
les mains à ses parties viriles martyrisées : Giovanni
afficha un sourire carnassier et acheva sa botte secrète,
son " exécution ", en ajustant une flèche
fatale entre les deux yeux de son ancien élève.
Un cri de douleur intense se fit entendre : le chant d'agonie
de Lucrècia, gisante au sol, le ventre percé ! Elle
était sortie de sa torpeur en voyant Sandro terrassé
et sans réfléchir s'était jeté devant
lui. Aucun des spectateur n'avait eu le temps de réagir,
figés sur place par le déchaînement des forces
loomiques mauves ! Erikson avait l'impression de voir la scène
se dérouler au ralenti devant ses yeux. Il n'avait rien
pu entreprendre pour empêcher Lucrècia de se jeter
en travers de l'arme de Giovanni. Il songea un instant que les
puissances loomiques avaient décidés de prendre
en main le destin de ceux qui se trouvaient là.
Hurlant comme un damné, le jeune venn'dys se releva et
frappa Giovanni, qui dégageait à peine sa lame cristalline
du corps inerte de l'arkhé. Le nécromant trébucha,
lâchant sa main gauche. Sandro la récupéra
aussitôt et pressa le contact. Le nécromant n'avait
plus qu'une arme, inadaptée pour la parade. En dépit
de la cacophonie qui lui vrillait le crâne, Giovanni se
reprit et tenta une feinte : il espérait que son jeune
vis-à-vis esquiverait le coup et se préparait à
l'embrocher ! Aussi, quelle ne fut pas sa surprise en voyant Sandro
parer. Celui-ci se sentait sous l'emprise d'une haine froide,
mortelle où seule dominait une idée : abattre le
nécromant. Les coups de son maître semblaient défiler
sous ses yeux et avec une acuité étonnante, il en
découvrait la moindre faiblesse. Sandro se sentait en mesure
d'anticiper et de contrer tout le style de son maître. Un
infini sentiment de supériorité l'envahissait. Finalement,
il entrevit une possibilité de le vaincre, hautement risqué
pour sa personne. Mais avec un étrange détachement
et une totale ignorance de son instinct de conservation, il avait
engagé son arme.
Le métal de la rapière explosa, mais le jeune homme
glissa la garde de son arme brisée de manière à
bloquer la Mors Ferris. Dans le même mouvement, il remonta
sa main-gauche vers le visage sans défense de son maître.
Giovanni hurla quand l'acier trancha profondément les chairs
de son visage inondé de sang. Cependant Sandro ne lui laissa
pas temps de se reprendre. En temps normal, jamais le jeune homme
n'aurait agi ainsi. Ses actes lui échappèrent et,
comme sous l'emprise d'une volonté extérieure, il
porta une estocade droit au cur : le seigneur Giovanni cligna
des yeux et dans un râle rauque s'effondre sans vie.
Comme apaisé par la mort du nécromant, les tremblements
sourds de la terre et le chant étrange s'apaisèrent
doucement. L'aura mauve donna l'impression de se retirer au sein
des arbres et du sol à la manière d'une marée
se retirant pour laisser place nette. Le feulement qui agitait
la clairière et les vieille pierre de la ziggourat décrut
en intensité. Un instant encore l'ombre féline immense
resta distincte puis de dispersa. Le Cristalion avait mis hors
course ceux qui menaçaient son existence et sa fonction
de gardien.
Sandro resta prostré : il tenait le corps de Lucrècia
entre les bras et sanglotait. Le contrôle de ses actes lui
revenait ainsi que son libre-arbitre, brutalement libéré
de l'étreinte froide et implacable qui l'avait saisi dans
le courant du combat. Erikson vérifia si Giovanni était
bel et bien mort avant de se diriger vers le baron Waï qui
se remettait difficilement debout. La constitution exceptionnelle
et la mithridatisation de l'ulmèque-gehemdal l'avaient
sauvé de l'empoisonnement. Les bruits de pas de la troupe
annoncèrent l'arrivée de Borga : le vieil homme
avançait avec difficulté et quand ses yeux se posèrent
sur le champ de bataille, il devint blême.
EPILOGUE
Journal de bord du capitaine Déolius Argiannelli, 14e
jour de la quinte bise 210 AA.
La situation à l'intérieur des Baronnies
ne s'arrange pas décidément. Notre escale à
Ehmon sera certes de courte durée mais il semble que les
Barons Pirates de l'intérieur aient décidés
de recommencer à régler leurs comptes sanglants.
J'ais cru comprendre que le retour de Giovanni avait agité
quelque peu l'intérieur. Enfin, nous ne nous attarderons
pas ici. Comme convenu, nous avons troqué notre chargement
de bois de senteur contre une plein cale d'ébène
que les Milles Peuples souhaitent voir ramener vers Mac-Kaer.
Nous reprendrons le large avec la prochaine marée.
Le baron Waï et Erikson finissaient leur discussion devant
les portes de Tepyük. Le gehemdal et son escorte repartaient
vers Tour Albâtre, le siège de la guilde du Cristalion.
Dans un des chariots du convoi reposait Sandro, pâle et
fiévreux : ses plaies s'étaient infectées
lorsqu'ils étaient sortis des marais Haldéens.
- Je vais le déposer à Ehmon, annonça le
Rouge. Et j'avertirais le père de Lucrècia de la
mort de sa fille. Encore merci de m'avoir prêté vos
forges, baron...
- L'épée qui est venue à bout de Giovanni
méritait d'être restaurée, confirma Waï.
J'attends vos troupes avec impatience Erikson...
- Elles rejoindront directement l'avant-poste que vous allez mettre
en place dans les marais. La ziggourat ne doit pas rester sans
surveillance !
- Surtout avec Borga à côté, ironisa l'ulmèque.
Le vieux sorcier avait décidé de rester dans les
marécages afin d'étudier le Cristalion. Sans doute
aussi restait-il là-bas pour surveiller les tombes de Shan
et de la médecin arkhé. Les aventuriers n'avaient
pas élevé de mausolée pour Giovanni. Fabrizzio
avait incinéré son cadavre à l'écart,
avec ses pouvoirs élémentaires, afin de s'assurer
que le nécromant ne pourrait être relevé.
La Mors Ferris avait disparue peu après : " les ombres
l'ont emportée... " avait conclu le vénérable
venn'dys avec un air abattu.
- Les derniers événements ont marqués Fabrizzio,
reprit Erikson.
- Il se considère comme la cause des morts qu'il y a eut
là-bas, remarqua Waï. Vous êtes toujours sans
nouvelle de Sharin ?
- Moctezloc ne vous a rien dit ? Il est à craindre que
notre sénateur ne soit bel et bien mort...
- Regrettable, conclut le baron avec sa " volubilité
" habituelle.
- Oui-da. Borga désorienté, Sharin disparu... Nous
payons chèrement cette victoire.
- J'espère qu'elle sera définitive cette fois, ajouta
le métis.
Son instinct lui soufflait que quelque chose d'anormal s'était
produit.
- Vous avez des doutes vous aussi, interrogea Erikson ?
- L'insolente survie de Giovanni m'empêche d'être
absolument convaincu de sa disparition... Mais je vais me faire
à cette idée. Je vous salue Erikson et transmettez
mes respects à Moctezloc.
Le gehemdal lança son destrier au galop pour rejoindre
sa troupe en saluant le baron de la main. Il pensait avec inquiétude
aux dernières paroles qu'il avait échangées
avec Borga avant de quitter les marais : " Une simple erreur
d'alignement. Comment ai-je pu oublier l'étoile que l'on
ne voit pas ? " Les prédictions du vieux sage étaient-elles
erronées ? Pourtant, Giovanni avait péri et cela
seul avait de l'importance.
*
Les yeux du Père Jaune s'ouvrirent à nouveau :
il observa le décor familier de sa chambre et les regards
inquiets ou envieux des membres de sa famille. Puis son esprit
confus parvient à faire le tri des informations multiples
qui l'assaillaient. Non ce n'était pas sa famille, pas
sa " ruche ", mais les parents de ce corps qui l'abritait.
Un sourire carnassier se dessina sur ses lèvres : son intervention
s'était produite juste à temps pour empêcher
le Père Noir et son exécuteur des basses uvres
de libérer l'archidémon gisant sous Irkallu. Giovanni
armé de sa " Mors Ferris " aurait bien été
capable de vaincre le Cristalion et d'ouvrir les portes mystiques
du locus
De cela, il n'en était pas question pour
le Père Jaune. Même si l'effort déployé
- son hôte temporaire en garderait d'ailleurs sûrement
des traces - l'avait affaibli, laissant " l'autre ",
cet esprit étranger mais à la volonté si
grande qu'il n'avait pu l'éradiquer, reprendre le dessus,
ses objectifs étaient atteints. L'équilibre dans
l'Ordre de l'Alliance Impie demeurait.
*
Les ombres livrèrent le passage à Vladimir : la
nuit nimbait le marais d'une couverture de givre et le silence
régnait. Le comte amenait avec lui deux non-morts largement
décomposés qui soutenaient sur leurs épaules
décharnées, la silhouette fermement enchaînée
d'Omar Sharin. Un homme encapuchonné attendait. Malgré
l'obscurité, il était facile de distinguer son costume
venn'dys, sa rapière et surtout l'éclat lumineux
de ses yeux, brillants comme des braises :
- Alors, demanda le comte ?
- Libère-la, répondit d'une voix monocorde Fabrizzio
en désignant la felsin.
- Je tiens à voir Giovanni d'abord, insista l'ashragor.
Borga ne bougeait pas et avait fermé les yeux : le poids
de la trahison et de l'échec reposait sur ses épaules.
Il se sentait faible et vieux tout d'un coup. Son sombre interlocuteur
finit par donner l'ordre à ses valets zombies de relâcher
la felsin. Elle fut jetée à terre sans ménagement.
Borga esquissa un geste dans sa direction, mais Vladimir reprit
de sa voix impérieuse :
- Rend moi mon exécuteur, maintenant.
- Il est là, répondit Borga, atone, en révélant
le bûcher où quelques jours plus tôt, il avait
déposé le cadavre du bâtard nécromant.
Il prononça une formule cabalistique, sous l'il
vigilant du comte ashragor et les cendres s'agitèrent...
Une forme prenait lentement vie et bientôt la fine silhouette
du sinistre venn'dys-ashragor se redressa, triomphante ! "
Le mal est éternel " conclut Vladimir à l'attention
de Borga, qui donnait l'impression de se ratatiner sur lui-même.
Et se tournant vers la felsin, encore enchaînée,
le comte ajouta ces quelques mots malsains et ironiques : "
J'espère que tu auras apprécié mon hospitalité
! Je sais aussi qui tu recherches et je te prie de bien vouloir
accepter mon aide pour la retrouver... " Les paroles de l'ashragor
dégoulinaient de mauvaises intentions : il portait encore
son bras droit en écharpe et sa respiration demeurait sifflante
!
Suite: Naïma
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