ALESSANDRO

INTRODUCTION

 

- Je ne sais pas pourquoi mais je sens que cette affaire risque de mal tourner...
- Il ne faut pas croire cela ! Si tu penses que l'affaire se passera mal, il y a de fortes chances que cela se produise ainsi.
- Il est temps d'arrêter la philosophie de comptoir. Cette raclure ne se laissera pas faire, mais il est aux abois ! Il sait que nous le pistons, et il y a des chances que cela l'énerve. Pas de pitié pour le bâtard.

Les trois individus reportèrent leur attention sur l'auberge. A l'intérieur, leur proie était en train de discuter avec des autochtones à la peau basanée et tout de noir vêtu. Il semblait hors de question d'attaquer tant qu'il y aurait du monde autour de celui que Jaro, Sonya et Kazim avaient pour ordre de tuer.
Jaro était un continental appartenant au peuple lore ; dans son tabar gris, couvert de poussière, il ne payait pas de mine mais ses qualités de tueur était reconnues dans une large partie des Baronnies. Sonya, quant à elle, venait de l'autre rive de la mer Océane. Elle appartenait à la maison Gehemdal. Poétesse et bateleuse, une rumeur persistante d'empoisonneuse la devançait. Elle maniait également l'arbalète comme personne. Enfin, Kazim était un spadassin felsin. Son excellence dans la manipulation du takshir, l'épée traditionnelle de son peuple, semait généralement la peur chez ceux qui le reconnaissaient.

Tous trois étaient des mercenaires qui travaillaient en groupe avec une mortelle efficacité. D'ailleurs, cette qualité était la raison pour laquelle le baron Waï, leur " employeur ", les avait choisis. Ne rechignant pas à l'assassinat, ils avaient le profil désiré pour la tâche qui les attendait. Leur proie pouvait compter les minutes qui lui restaient à vivre. Ses interlocuteurs avaient visiblement conclu la conversation d'une manière qui semblait les satisfaire et s'apprêtaient à quitter l'auberge. Sonya arma son arbalète, tandis que Kazim et Jaro se préparèrent à entrer pour achever le travail. Ils croisèrent sur le pas de la porte les hommes qui discutaient l'instant avant avec leur victime. Jaro renifla à l'attention de son compagnon ;
- Des agents de l'empire du Noir Couchant ! Ils sont bien loin de leurs terres...
- J'espère qu'ils ne comptent plus revoir notre " client ", parce que dans quelques minutes, il ne sera plus " étanche "...

L'auberge était vide, à l'exception de celui qu'ils étaient venus abattre et de l'aubergiste lui-même, qui astiquait ses verres. Kazim et Jaro entrèrent et se dirigèrent aussitôt vers leur homme, dégainant leurs armes ; un bruit de verre brisé, et l'une des fenêtres de l'auberge volant en éclat sous l'impact du carreau de Sonya marquèrent le début de l'assaut. La " proie " encaissa le trait de l'arbalète en plein dos et roula au sol, tandis que Kazim avec sa rapidité exceptionnelle se jetait sur lui. Jaro faisait le guet. L'aubergiste s'était jeté à couvert derrière son comptoir : les règlements de compte sanglants étaient fréquents en Baronnies et il avait depuis longtemps appris à fermer les yeux !
En général, Kazim n'avait plus qu'à achever le travail de Sonya et le trio pouvait ensuite s'évaporer dans la nature pour toucher sa prime. Mais cette fois là, il se trouva avec un adversaire debout et ricanant face à lui ! A croire que le carreau de l'arbalète l'avait raté ! L'homme s'était relevé après un rapide bond de côté qui le mettait hors du cadre de la fenêtre et avait dégainé son arme. Il fallut, au plus, une demi-seconde aux yeux acérés de Kazim pour distinguer la lame invisible mais ce fut un temps de trop...
L'effet de surprise s'était retourné contre les assassins ; pour la première fois depuis leurs débuts, leur proie avait survécu à la première passe d'arme. Un claquement sinistre éclata et Jaro vît le crâne de son compagnon felsin éclater alors qu'un épais nuage de fumée lui cachait momentanément la cible. " Un crache feu ! " grinça-t-il. Dernier progrès dans la technologie de la mort, les armes à poudre demeuraient dangereuses et peu de gens, excepté ceux de la Maison Venn'dys qui les avaient mises au point, osaient s'en servir. Jaro recula d'un pas et dégaina son poignard cherchant à percer la fumée pour repérer sa cible. Il eût juste le temps de voir la silhouette sombre se jeter dehors par une fenêtre. L'assassin mordit sa lèvre de rage : ils avaient échoués et en plus de cela Kazim était mort...
Jaro s'enfuit. Le bruit de la détonation avait probablement attiré l'attention de la milice. Il n'était pas de bon ton de s'attarder. Profitant des ombres de la nuit, il rejoignit Sonya. Celle-ci attendait, anxieuse.
- Alors ? demanda-t-elle, d'une voix crispée.
- Il s'est enfui... répondit laconiquement Jaro
- Et Kazim ?
- Mort. Ce salaud lui a éclaté le crâne avec son crache feu !

Sonya resta un instant sans répondre ; une seule larme coula le long de sa joue. Kazim et elle étaient amants, mais le métier d'assassin les avaient endurcis. Elle réprima un frisson et tourna le dos à l'auberge où la milice venait d'arriver... Les deux survivants s'éloignèrent, mais Sonya n'était pas rassurée. Elle se retourna plusieurs fois, scrutant les ombres. Elles lui parurent étrangement mouvantes comme dotées de vie. Elle hésita un instant, tandis que Jaro continuait sa marche. Puis prise d'un doute soudain, elle interpella son compagnon ; celui ci se retourna...
Et sa gorge devint aussitôt un torrent rouge, alors que ses yeux exorbités cherchaient à comprendre. Ils devinrent très vite ternes et tel un pantin désarticulé il tomba au sol dans un gargouillis immonde. Dans son dos, tel une ombre vivante une fine silhouette s'était plantée face à Sonya. L'homme qui venait de faire son apparition mesurait un mètre quatre-vingt dix, de peau très pâle et blond. Ses longs cheveux tombaient en queue de cheval jusqu'à ses reins et ses dents pointues claquaient, comme celles d'un requin. Son costume était indéniablement celui d'un venn'dys, de même que les traits de son visage, mais tout en lui respirait l'assurance macabre et la malveillance des Ashragors. Cet homme était la proie des assassins. Il s'appelait Michaele Giovanni.
Sonya tenta de saisir son arbalète, mais l'homme bondît sur elle tel un tigre et il la plaqua contre le mur, une dague sous la gorge. Il respira doucement l'odeur de la jeune femme et ses yeux brillaient d'un éclat malsain. Enfin il parla d'une voix suave, dégoulinante de mauvaises intentions !
- Qui vous envoie ?
- Va te faire foutre, fils de pute, lui cracha Sonya.
- Oui, tu devines bien, susurra Giovanni en lui léchant le visage, ma mère était une putain. Mais chez moi, on n'insulte pas la famille...

Un coup de genou d'une violence inouïe envoya Sonya à terre, et tandis qu'elle gémissait de douleur au sol, une incantation craquante et sifflante glissa des lèvres pâles du bâtard. Un cliquetis et un grincement sortirent des ténèbres environnantes...

Les habitants du quartier racontent avec une certaine appréhension dans la voix cette nuit terrible où tous entendirent des hurlements de douleurs tels, que personne, pas même la milice, n'osa aller voir. Ce n'est que quand les ténèbres de la nuit se dissipèrent que l'on retrouva le cadavre de Jaro et le corps déchiqueté, mais bien vivant, de Sonya. Elle s'était fait éclater les cordes vocales, et quand un médecin l'examina, il ne put se retenir de vomir. Il ne sut expliquer comment la jeune femme avait survécue et n'osa même pas dresser un inventaire des blessures. Une rumeur persistante chez les gens du quartier parle aussi d'un éclat de rire sinistre, démoniaque, peu avant que les hurlements ne cessent.

CHAPITRE UN

C'est par une belle matinée, caressé par le vent piquant et salin de la mer, accueilli par le brouhaha du port, qu'un jeune homme au port fier et altier débarqua. Il était vêtu avec tout le raffinement décadent de la maison Venn'dys, arborant une chemise de soierie blanche, recouverte d'un pourpoint de cuir enjolivé de multiples et extravagantes dorures. Il portait des bottes de cavalier en cuir noir, un pantalon bouffant de velours bleu. A sa ceinture, une rapière, une main-gauche et un crache-feu étaient négligemment accrochés. Le jeune homme devait avoir une vingtaine d'année, brun aux yeux bleus, il était agréable à regarder. Et il semblait le savoir !
C'est d'une démarche assurée, avec un regard à la fois conquérant et dédaigneux, qu'il s'engagea dans la masse des marins qui encombraient le port. Sorti du tumulte de la foule, le jeune homme se mit en quête d'une auberge. " Malédiction ! " grinça-t-il entre ses dents, " ce voyage depuis Morte-Rûne m'a coûté une fortune. Ce n'est pas avec cela que j'irai loin. " se plaint-il en regardant les rares pièces qui dansaient dans sa main.
Il marqua un temps d'arrêt devant une enseigne représentant un phacochère noir terrassé par un marteau, avant de pénétrer dans l'auberge. Il s'attendait à une ambiance enfumée de mauvais tabac et de vinasse, où des filles de joies auraient regardé d'un œil blasé la partie de bras de fer que se livraient deux marins à la mine patibulaire, dans une chaleur moite et pesante. Il fut presque déçu en découvrant une salle commune vide, mais où l'on pouvait respirer à son aise. Un homme d'une trentaine d'année, de forte carrure et à l'imposante tignasse blonde passait la serpillière d'un air absent. " Holà la compagnie ! " salua le jeune homme. " Monsieur désire ? " répondit le grand blond en se retournant.

Musculeux, son visage était celui d'un homme aguerri. Il lui manquait l'œil droit. Le jeune venn'dys ne pu s'empêcher de penser que l'homme était gehemdal. Il répondit qu'il souhaitait une chambre, avec bain précisa-t-il, et une bière. " Je vous sers cela dans quelques instants " répondit l'aubergiste en disparaissant dans sa cuisine. " Peut-être aussi pourriez-vous me renseigner ? " s'enquit le venn'dys quand le gehemdal déposa une chope de gwynneth devant lui. " Dans ces conditions, ce sera plus cher... "
- La loi des aubergistes ne semble pas changer d'Astienne à Korlonn ! Quel est ton prix ?
- Que veux-tu savoir exactement ?
- Je cherche un homme, un venn'dys comme moi, qui répond au nom de Michaele Giovanni. D'après quelques renseignements que j'aie obtenus dans les villes plus à l'est, il serait possible qu'il soit venu ici...
- Je ne connais personne de ce nom là, répondit l'aubergiste. Mais il est possible que tu trouves plus de précision sur ton compatriote, à l'école d'escrime de Don Sardela.
- Il y a donc une école d'escrime dans ce trou perdu ! s'exclama le jeune homme ne pouvant s'empêcher d'exprimer sa joie et ce qu'il pensait du lieu où il se trouvait.

" Et oui ! Du moins ce que vous appelez escrime ! ", grogna le l'aubergiste. " Comment ? " s'enquît le venn'dys dont la voix s'était soudain emplie de menace. " Doucement monseigneur ", répondit le gehemdal avec une touche d'amusement dans la voix. " La milice ne plaisante pas ici, et je ne crois pas que vous retrouverez votre ami en commençant par un séjour au trou ! "

Le venn'dys, dont la main était déjà posée sur la garde de sa rapière, se leva brusquement. Se drapant dans sa dignité, il récupéra son bagage et se dirigea vers la porte.
- Holà, monseigneur ! Vous me devez deux écumes...
- Pour une bière ! piaffa le venn'dys.
- La meilleure des Rivages et du Continent...
- Tu es un voleur, aubergiste. Mais jamais un de Petris n'a accumulé de dettes.

C'est avec un dédain non dissimulé et une colère mal contenue que le venn'dys jeta sa monnaie à l'aubergiste. Puis il s'en alla en claquant la porte de manière quasi théatrale... L'aubergiste songea au naturel prétentieux de la maison Venn'dys, avant d'accorder une courte prière aux dieux. Il connaissait le nom de Giovanni et ceux qui le cherchaient avaient la fâcheuse tendance de mourir.

Journal de bord du capitaine Déolius Argiannelli, 23e jour de la tierce bise 210 AA.
Escale a Brisant. Après nos péripéties à Port-Vaillant, le calme de la cité guildienne enclavée entre l'Empire de la Pierre de Vie et les Baronnies Rouges est le bienvenu. Nous ne resterons cependant pas longtemps à quai. Le temps de refaire nos provisions et de réparer quelque peu l'armature qui a souffert du dernier voyage, j'espère bien trouver un contrat. L'équipage s'est montré heureux de savoir qu'il pouvait enfin prendre quelques jours de repos. Ils n'ont pas démérités !

CHAPITRE DEUX

Le jeune duelliste retraversa la ville, s'enquérant auprès des habitants de l'adresse de " la fameuse école de Don Sardela ". Il en fût quitte pour quelques déconvenues, beaucoup de gens ignorant de quoi il parlait, les autres n'ayant qu'une idée très vague de ce qu'il cherchait. " Par la Malepeste ! Personne ici n'est donc capable de me dire où trouver ce fleuron de notre Maison. A croire qu'ils ne réalisent pas la chance qu'ils ont d'avoir un tel exemple de civilisation sous les yeux ! ", pesta Sandro. Néanmoins, il fallût bien deux heures au jeune homme pour se retrouver face à un bâtiment à deux étages, à l'architecture lore qui ne payait pas de mine. Des bruits de fer s'entrechoquant s'entendaient depuis le pas de la porte ; en pénétrant dans les lieux, le jeune homme fut presque soulagé. Enfin, il retrouvait quelque chose de familier si loin de chez lui.
Une dizaine d'homme ferraillait dans une large salle, sous le regard expert d'un maître d'arme. Celui-ci avait environ la cinquantaine, ses cheveux commençaient à grisonner, mais il avait encore fière allure. Son regard vert allait sans cesse d'un combattant à l'autre, notant chaque imperfection et adressant à chacun, remarques, indications et rectifications. Au bout d'un moment, l'homme finit par remarquer sur le perron une silhouette inhabituelle. Laissant ses élèves poursuivre leur exercice, il vint accueillir le nouveau venu.
" Salutations, monsieur ! Que peux pour vous Sardela di Guara ? " s'enquit le maître d'arme, avec un large sourire en reconnaissant en son visiteur un membre de sa maison. " Mes respects, maître Sardela ! Je suis Alessandro de Petris et je suis à la recherche d'un de nos concitoyens... Peut-être le connaissez-vous ? " interrogea Sandro. " C'est possible en effet. Mais je crois que nous pourrons en parler devant un bon chianti ! Voilà longtemps que je n'ai plus eu l'occasion de discuter avec quelqu'un de vraiment civilisé. "

S'adressant alors à ces élèves, Sardela les enjoint de poursuivre l'exercice, et d'un geste il fît signe à son hôte de le suivre vers l'arrière de la salle. Alessandro lui emboîta le pas, non sans jeter un regard évaluateur aux escrimeurs ; il n'y avait aucun venn'dys parmi eux, simplement des autochtones qui tentaient d'apprendre l'art le plus noble de la maison des Esprits. Et, reconnut de Petris, certains ne se débrouillaient pas trop mal ; Don Sardela devait être un bon maître ! Les deux venn'dys se retrouvèrent dans un petit bureau, aménagé avec goût, dont les fenêtres donnaient sur un patio à l'arrière du bâtiment ; Sardela ouvrit un meuble bas en noisetier et en tira non sans fierté apparente une petite bouteille enjolivée.
- Un vrai chianti de Granponton ! Vous m'en direz des nouvelles, monsieur de Petris !
- Si le contenu est aussi bon que son contenant n'est plaisant, je crois que je ne serais effectivement pas déçu, répondit le jeune homme alors que son hôte lui servait une généreuse rasade.
- Et qui donc cherchez-vous ? s'enquit Sardela après qu'Alessandro eut bu une gorgée du liquide rouge, et eût hoché la tête d'un œil approbateur.
- Je cherche un membre de la communauté des escrimeurs, en l'occurrence celui qui m'a enseigné le maniement de la rapière ! Il se nomme Michaele Giovanni.
- Vous plaisantez, j'espère ! s'exclama Sardela incapable de réprimer la surprise qui venait de le saisir.
- Non, absolument pas. Mais pourquoi cet étonnement ? s'enquit Alessandro tout aussi surpris, et légèrement inquiété par le regard du maître d'arme.
- Vous prétendez être l'élève du plus sinistre assassin que notre vénérable République est engendrée et vous demandez ce qui m'étonne, rétorqua Sardela en proie à une agitation étrange.
- Je ne prétends pas être l'élève de Giovanni : je suis son élève ! Et je vous prie de bien vouloir me présenter vos excuses pour les insultes dont vous venez d'accabler mon maître d'arme ! répartit Alessandro, portant ostensiblement la main à son arme.
- Vous vous moquez jeune outrecuidant ! C'est moi qui serais en droit de vous demander réparation pour les fables ridicules que vous venez me faire sous mon toit...
- Cela suffit monsieur ! On ne traite pas un de Petris de menteur ! En garde, monsieur ! répondit Alessandro dégainant ses armes.
- Vous voulez en venir là...

Sardela dégaina sa rapière d'un geste adroit et engagea son adversaire. Le cabinet était plutôt étroit et encombré, ce qui permit à Alessandro d'esquiver sans difficulté la flèche qui lui était destinée. D'un coup de pied, il envoya son tabouret à la tête de son adversaire, mais celui-ci se baissa et chargea le jeune duelliste, qui parvint à parer la lame de Sardela et à l'engager dans une prise de fer. Aucun des deux adversaires ne prenant le dessus, ils se repoussèrent et Sardela saisit l'occasion pour sortir du cabinet... Alessandro se jeta à sa suite dans la salle d'exercice, où aussitôt les élèves de Sardela s'avancèrent pour prêter main forte à leur maître. Celui-ci leur enjoignit d'un ton péremptoire de ne pas intervenir dans cette " affaire d'honneur ". La danse des escrimeurs reprit alors, après un bref instant d'observation.
Un coup de taille de Sardela entraîna une parade de la main-gauche d'Alessandro, qui riposta aussitôt d'un bâté de sa rapière. Mais le venn'dys quinquagénaire connaissait son métier et sa lame ne dévia pas un instant, empêchant son jeune loup d'adversaire d'en profiter. En revanche, il lui plaça une estocade qu'Alessandro ne sût bloquer. Réprimant en grognement de douleur, celui-ci profita de la proximité de Sardela pour lui décocher un magnifique coup de tête. Cette manœuvre inattendue envoya le maître d'arme au sol... Les deux combattants restèrent quelques temps dans l'expectative, tandis qu'un murmure désapprobateur montait du rang des élèves de Sardela. Le dernier coup d'Alessandro sortait des coups de l'escrime pure et classique ! Hélas pour lui, la blessure qu'il avait reçue au flan l'essoufflait, l'empêchant de prendre immédiatement le dessus. Sardela se releva à moitié sonné et se remit en garde.
- C'est ce genre de coup bas que vous a enseigné le bâtard nécromant ? Sa soi-disant escrime est à son image ; vile et mesquine !
- Vos pitoyables tentatives de déstabilisations psychologiques ne m'affectent pas Sardela, rétorqua Alessandro, en se fendant.

La parade et la riposte suivirent mais le jeune homme sentit que son adversaire s'était essoufflé. Il feinta alors une attaque, entraînant une défense de Sardela dont il engagea le fer. D'un geste vif, il remonta sa main-gauche vers la gorge sans défense du maître d'arme. Celui-ci ne se baissa pas assez vite et il reçut le coup en plein sur son crâne. Il recula en titubant. " Vous en faut-il encore, maître Sardela, où me présentez-vous vos excuses ? ", s'enquit Alessandro. " Belle manœuvre, jeune homme, mais cela ne vous vaudra pas la victoire ! " répondit Sardela.
Il se baissa d'un geste souple, glissant sa lame en dessous de la garde d'Alessandro. Surpris par le mouvement et ne parvenant pas à comprendre où allait porter l'attaque, le jeune venn'dys décida de profiter de l'ouverture pour frapper son adversaire au visage ! Mais, alors qu'il avançait sa rapière, un choc violent au niveau du poignet suivi d'une douleur fulgurante, l'obligea à lâcher son arme. Alessandro fît un rapide pas de recul en pressant son poignet blessé contre son ventre, tandis que Sardela se redressait avec un air de triomphe ; " Vous ignoriez la technique du " tranche main " ? C'est vraiment regrettable, car vous voici maintenant désarmé signor de Petris. Je crois que c'est à vous de me faire des excuses ! " s'exclama Sardela en essuyant le sang de la blessure qu'il avait reçue au crâne qui inondait son visage. " Pas tout à fait désarmé, maestro ! " rétorqua Alessandro en se jetant au corps à corps.
Sandro avait retenu des enseignements de son maître le principe selon lequel un duel ne pouvait s'achever que par la chute dans l'inconscience ou la mort d'un des deux opposants. Il engagea aussitôt la rapière de Sardela dans la garde de sa main-gauche, et d'un geste de l'avant bras il enserra l'épaule de son adversaire. Le maintenant ainsi, il lui envoya un coup de genou sous la ceinture, qui envoya le maître d'arme au tapis pour le compte. " Cette fois, Sardela, c'est moi qui réclame justement vos excuses ", parvint à articuler le jeune venn'dys, avant de sombrer dans l'inconscience en raison de la perte de sang...

*

- Es-tu sûr de devoir t'exposer ainsi, demanda l'ulmèque ?
- Les étoiles sont en place ; la conjonction que j'observe depuis maintenant une dizaine d'années est entrée en phase ascendante...
- Oui, oui, nous savons tout cela grâce à tes talents d'astrologue, mais tu connais les risques de ce genre d'expédition, interrompit le felsin à la voix troublante.
- J'ai couru l'aventure avec notre ami ulmèque avant de fonder notre guilde, répondit le quinquagénaire venn'dys.
- Certes, mais...
- Allons mon ami ! Nous savons tous que tu tiens énormément à la santé de ce vieux forban, mais il connaît bien son affaire. Pour ma part, je te souhaite bonne chance Fabrizzio.

Le soutien que le gehemdal venait d'apporter au sorcier venn'dys balaya la résistance des deux autres maîtres de guilde.


*

Le Père Jaune, fondateur de l'Alliance Impie, s'interrogeait en regardant le débat houleux entre ses différents agents. Il ne parvenait pas à comprendre comment leur société avait pu ainsi évoluer… Ce qui le troublait particulièrement, c'était leurs manies de vouloir sortir du rôle déterminé auxquels ils étaient astreints. Quant à " l'autre ", cet esprit étrange qui occupait le même corps que lui, il ne saisissait pas plus son attachement particulier à sa descendance.
Cependant, ces interrogations embarrassaient moins le Père Jaune que les actions de son allié le Père Noir. Celui-ci prévoyait de libérer une puissance obscure de grand pouvoir. Mais ceci risquait fort de déséquilibrer l'Alliance en faveur du maître des ombres. Dans la logique d'efficacité du Père Jaune, il ne pouvait en être ainsi ! Un bref instant, ses yeux devinrent vitreux et son corps s'affaissa comme sous le coup d'un malaise. Ses sens se concentraient sur un autre aspect de Cosme, celui où il pouvait voir les forces loomiques à l'œuvre et notamment les champs élémentaires. Son esprit dériva un instant le long des spirales ardentes du loom jaune et repéra un point. Les lèvres du Père Jaune dessinèrent un sourire carnassier et il murmura : " Voilà un Venn'dys parfait pour servir mes plans. "

CHAPITRE TROIS

Lorsque Alessandro reprit conscience, il était allongé sur un divan moelleux. Ses plaies avaient été bandées avec le soin qu'y aurait apporté un bon médecin. Il sentit de vifs élancements là où les coups de Sardela avaient tranché ses chairs. Il regarda autour de lui un décor qu'il ne connaissait pas. Il se trouvait sur un balcon qui surplombait de deux étages les rues agitées de la ville ; plus en contrebas, Alessandro contempla le port. Combien de temps s'était-il écoulé depuis qu'il avait sombré dans l'inconscience ? Et surtout, où était-il ?
Le jeune homme essaya de se lever, mais son état de faiblesse était tel qu'il renonça presque aussitôt à ce projet. Cherchant une réponse à ses questions, il examina avec une attention renouvelée, le lieu où il se trouvait. Le lierre recouvrait une bonne partie du balcon, constitué d'un large espace dégagé et manquant tristement de tout raffinement architectural. " Encore ce fichu style Lore ! " pensa Alessandro, en jetant un coup d'œil expert au garde-fou massif et dénué d'embellissement. En revanche, le mobilier était d'origine venn'dys et avait du être importé à grand frais des Rivages.
C'est alors qu'il prit conscience d'un regard posé sur lui ; d'un geste qu'il voulait vif il se retourna, mais gémit de douleur en rouvrant l'une de ses blessures. Un rire cristallin s'échappa de l'entrebâillement d'une porte dissimulée sous l'épaisseur du lierre qui dévorait la façade de la demeure et qui s'ouvrît en grand pour libérer le passage à une jeune fille d'une vingtaine d'année. Un peu moins grande qu'Alessandro, les cheveux noirs, les lignes de son visage étaient tendres et d'une rare pureté, sa robe légère à la mode venn'dys laissait deviner des seins fermes et modelés à la perfection. Ses mains d'une finesse incontestable fascinèrent Alessandro, de même que la démarche gracieuse avec laquelle la jeune fille se rapprocha de lui. Incapable d'articuler une parole, le jeune duelliste se contenta de dévorer d'un regard de braise la belle inconnue.
- Mon nom est Lucrècia. C'est moi qui vous ai soigné tout à l'heure. Je suis enchantée de voir que vous êtes enfin réveillé. Je vous avoue que je commençais à m'inquiéter.
- Je vous dois remerciements et milles grâces dans ces conditions, mademoiselle. Quant à moi, je suis...
- Je sais qui vous êtes monsieur de Petris. Mon père Sardela m'a déjà présenté votre personne quand vous étiez inconscient ! Il s'impatientait de votre réveil.

Alessandro marqua un long temps d'arrêt, afin de bien comprendre ce qui lui arrivait. D'abord la jeune arkhé qu'il avait face à lui se prétendait fille du maestro Sardela, qu'il avait défait en duel sans doute quelques heures tantôt. Celui-ci, remis sur pied avant lui, l'avait confié aux bons soins d'un médecin inattendu ! " Auriez-vous perdu la parole mon cher de Petris ? " reprit derrière lui la voix du maître escrimeur Sardela.
- Je vous avoue ma surprise et mon incompréhension, maître Sardela.
- Vous ne pensiez tout de même pas que j'allais vous jeter à la rue dans l'état où je vous avais mis ! Cela aurait été indigne d'un homme d'honneur...
- Je n'en doute pas maestro. Suis-je resté longtemps inconscient ?

" Environ trois heures. Ne bougez pas pendant que je vérifie vos blessures ! ", répondit la jeune Lucrècia. " Ma fille est un excellent médecin ", confirma Sardela. Et ce fut effectivement avec les gestes d'un expert que Lucrècia vérifia les bandages d'Alessandro.
- Revenons en à la raison de votre visite Alessandro.
- A la condition que cela ne nous oblige pas à dégainer de nouveau !
- Seriez-vous homme à refuser un duel ?
- Sûrement pas ! En douteriez-vous ?
- Voulez-vous bien vous calmer tous les deux ? ordonna d'un ton sans réplique la jeune femme. Vous venez à peine de sortir d'un combat et j'ai eu toutes les peines du monde à vous remettre sur pied ! Cette fois, je vous laisserai vider votre sang !

La colère du jeune médecin apaisa aussitôt les ardeurs de Sardela et d'Alessandro.
- Excuse-moi ma fille, mais tu connais le sang des venn'dys !
- Et bien s'il vous faut le refroidir, allez donc vous jeter dans le port ! En attendant, je vais aller préparer une collation. Monsieur de Petris n'a rien mangé depuis au moins deux jours !

Les deux hommes regardèrent la jeune femme s'en aller, l'un d'eux avec la tendresse d'un père et l'autre avec un intérêt grandissant. Alessandro n'était pas resté indifférent aux charmes de la jeune femme. Voilà près d'un mois qu'il n'en avait approché une. Sa dernière maîtresse en date était une dame felsin insatiable, d'une beauté rare dotée d'une expérience qu'il n'était pas sûr de retrouver ! Il l'avait brutalement quitté quand il avait retrouvé la trace de son maître d'arme qu'il croyait disparu ; à la réflexion, Alessandro se faisait l'impression d'être un goujat. " Est-ce vraiment votre fille, Don Sardela ? " s'enquit le jeune homme après le départ de Lucrècia.
- Ma fille adoptive... Ses parents étaient de mes compagnons quand je courais l'aventure. Ils sont malheureusement morts lors d'une attaque de la baronnie voisine.
- Ses origines sont bien arkhé ?
- En effet, mais elle avait un an quand je l'ai recueilli. Depuis la mort de mon épouse, Lucrècia est l'une des seules raisons de vivre qui me reste.

La déclaration de Sardela, en dépit de la grandiloquence tragique typiquement venn'dys dont il l'entourait, était sincère. Alessandro sentît qu'il valait mieux changer de sujet.
- Et Giovanni ? A ce que vous m'avez dit de lui tout à l'heure, il semble qu'il n'ait pas bonne réputation.
- Il a une réputation tout à fait détestable ; assassin, violeur, esclavagiste et j'en passe. Mais tout cela n'est rien ! Il y a bien plus grave ; il a brisé plusieurs fois le Code et pratique la Arts Etranges !

Alessandro en frémit ; la magie était un art proscrit et puni de mort dans sa maison ! Et briser le Code était la pire des choses que pouvait faire un membre de l'officieuse corporation des duellistes ; se battre selon les règles étaient presque plus important à leurs yeux que la victoire elle-même ! Rompre avec le Code, c'était se mettre à dos les meilleurs bretteurs de la République, donc parmi ses tueurs les plus efficaces !
- Allons Don Sardela ! Vous savez comme moi que ces accusations sont invraisemblables !
- Hélas non, mon jeune ami ! Vous pensez bien que j'en aie également douté, mais depuis que je suis installé dans les Baronnies, je n'ai eu que trop de confirmation de ces vilaines histoires...

La conversation se poursuivit ainsi jusqu'au retour de Lucrècia. Alessandro n'en croyait pas ses oreilles et voulait en entendre plus, mais le retour de la jeune femme avait clos d'une manière bien soudaine les lèvres de son père adoptif.

CHAPITRE QUATRE

Le repas préparé par Lucrècia avait revigoré Alessandro. Il se prélassait avec plaisir profitant de la fraîcheur du soir sur le balcon de la demeure de Don Sardela, qui en bon hôte, lui avait offert l'hospitalité. La discussion lors du repas avait tourné essentiellement autour de questions de mode, d'escrime et de médecine. Alessandro avait confronté avec joie ses modestes compétences médicales avec l'étendue des connaissances de la fille adoptive de son hôte. Ecoutant avec attention les bruits de la basse ville qui montaient jusqu'à lui et le mouvement régulier du ressac, le jeune duelliste s'alluma une pipe qu'il bourra d'un tabac autochtone. S'asseyant à l'abri de la tonnelle de bois, que Don Sardela avait rajouté au balcon lorsqu'il avait acquis la bâtisse, Alessandro se remémora les mois qui venaient de s'écouler...
Il se trouvait à Port Mac-Kaer l'une des grandes villes guildiennes du continent, et travaillait depuis peu pour la jeune guilde des Libres. Jusque là, il s'était contenté d'écumer les tavernes et les rues de Mac-Kaer à la recherche d'une partie de dés, d'une maîtresse ou d'un généreux, prêt à offrir une tournée générale. Ses capacités de bretteur n'avaient été que très peu utilisées par son premier employeur ; aussi le jour où les fondateurs d'une nouvelle guilde l'avaient contacté pour lui proposer de s'engager, il n'avait pas hésité une seconde.
De plus, cela n'était pas pour rien dans son choix de l'époque, il avait rencontré parmi les membres de cette nouvelle organisation l'une des plus belles femmes des Rivages et du continent. Elle se prénommait Naïma et il avait immédiatement été hypnotisé par son incontestable charme de félin. Il n'avait pas hésité à déployer tous ses talents de séducteur pour arriver à l'amener dans ses bras et au bout de quelques temps la jeune dame avait su se montrer conquise. Alessandro repoussa un frisson de remords et de regret, en songeant aux bras accueillants de sa maîtresse et à son corps de rêve, fait pour donner et recevoir l'amour.
Mais Naïma était à la recherche d'une amie à elle, sa presque-sœur Ilian. Aussi le jour où la Felsin, ayant découvert un début de piste, décida de s'embarquer pour les Baronnies, Alessandro avait pris le parti de l'accompagner. D'abord, il se devait de protéger sa maîtresse, bien que celle-ci se serve à merveille de son corps comme d'une arme, grâce aux arts martiaux de son étrange peuple. Ensuite, il aurait eu du mal à se passer des caresses expertes et de la présence de Naïma. Enfin, parce qu'après trois ans passés à Mac-Kaer, il en avait eu assez de " végéter ".
Ensemble, ils avaient voyagé à travers les Baronnies, jusqu'à ce qu'ils retrouvent effectivement la jeune Kheyza dans la cité de Morte-Rûne. Et c'est là que la vie d'Alessandro avait connu un tournant. Le gouverneur de cette cité tombée sous le contrôle de la guilde du Poing Rouge, de sinistre réputation, n'était autre que Michaele Giovanni ! Alessandro avait entendu beaucoup d'histoires monstrueuses sur cet homme, son maître d'escrime venn'dys. Ne pouvant se résoudre à y croire, le jeune duelliste s'était mis en quête de son maître d'arme qu'il pensait mort depuis plusieurs années. Les habitants de Morte-Rûne prétendaient à leur tour que le " bâtard nécromant " comme ils l'appelaient, avait rencontré son destin lors d'une bataille récente pour le contrôle de la cité. Mais Alessandro, guidé par son instinct, n'admettait pas cela.
Il avait donc quitté Naïma et s'était mis à la recherche de son maître. Il lui avait fallu près d'un mois de recherche dans les Baronnies pour retrouver la trace de Giovanni et c'est ainsi qu'il était arrivé chez Don Sardela. Les rumeurs les plus invraisemblables entouraient la personnalité de Michaele ; sadique, monstrueux, nécromant, assassin, ignoble, violent n'étaient que quelques-uns uns des qualificatifs utilisés pour le définir. Alessandro pensait à des divagations d'ignorants ou d'imbéciles, inaptes de toute façon à juger la conduite d'un Venn'dys. Mais la réaction de Don Sardela venait confirmer toutes les rumeurs au sujet de son maître. Et Sardela était un Venn'dys, lui !
Le jeune homme ne savait plus quoi penser de Giovanni. Certes il l'avait connu plusieurs années auparavant et avait noté quelques bizarreries chez le personnage ! Mais elles étaient excusables pour quelqu'un qui avait été esclave chez les Ashragors, dans ses plus jeunes années... Cependant, cela ne suffisait pas à expliquer le brutal changement de caractère et d'attitude du maître d'arme.

Une voix féminine vint soudainement sortir Alessandro de ses réflexions ; le jeune homme se retourna. Devant lui se tenait Lucrècia, dont la beauté naturelle était soulignée par le maquillage dont elle s'était servie avec art et par sa robe légère qui mettait très largement ses formes en valeur. Alessandro espéra que ses traits ne révéleraient pas l'émoi suscité en lui par ce charmant spectacle.
- Bonsoir Alessandro. Mon père s'inquiétait de savoir ce que vous deveniez, et vous a envoyé chercher.
- Il n'aurait pu choisir un plus charmant messager, mademoiselle !
- Vous êtes un flatteur, monsieur. Néanmoins, j'accepte avec plaisir votre jugement... J'imagine que vous êtes un spécialiste en la matière.
- Je sais reconnaître la beauté quand elle se présente devant moi d'une manière aussi éclatante, répondis Alessandro, en s'inclinant.
- Mon père veut vous voir. Je crois qu'il doit vous parler d'un sujet qui vous tient à cœur.
- Je pense qu'il est de mon devoir d'invité de ne pas le faire attendre.
- Vous le trouverez dans son bureau du rez-de-chaussée. Quant à moi, je vous souhaite une bonne soirée et je vous conseille de vous reposer. Je viendrai vérifier l'état de vos blessures demain matin... Bonsoir monsieur.

Alessandro fit une élégante révérence, digne de la cour du doge. Dans le même geste il saisit la main que la jeune femme lui tendait et effectua un baisemain passionné. Il était fréquent qu'Alessandro s'emportât en présence d'une belle femme et que son sang prenne le dessus. Lucrècia sembla ne pas remarquer la fougue du jeune homme et se retira. Le duelliste la regarda partir, essayant de saisir son parfum. Réfrénant son désir de lui courir après, le jeune venn'dys rejoignit Don Sardela ; il était temps d'essayer de comprendre l'histoire de Giovanni.

CHAPITRE CINQ

Alessandro pestait en se dirigeant sous une pluie fine et collante vers le lazaret. Il avait du mal à croire ce que lui avait raconté la veille au soir Don Sardela ; pourtant celui-ci semblait bien informé ! D'après lui, Giovanni était devenu en quelques années un baron pirate et s'était taillé un fief à coup de lame, d'assassinats et de crimes plus ou moins odieux. Il avait fait alliance avec le Poing Rouge et les Ashragors afin d'affermir son contrôle et avait révélé des pouvoirs nécromantiques. Son ascension dans les Baronnies lui avait cependant attiré autant d'alliés que d'ennemis. Et c'était justement vers un employé de ces ennemis que Sardela avait dirigé le jeune duelliste. Avant son arrivée en effet, Sardela avait aperçu Giovanni en ville, occupé à traiter avec de louches individus. Et la nuit même, une tentative d'assassinat aurait été menée contre lui par trois mercenaires. On ne comptait qu'une survivante, dans un état déplorable. Sardela s'était montré évasif à ce propos, se contentant de révéler à Alessandro, que la survivante était soignée au lazaret de la cité.
En arrivant devant le grand bâtiment de briques rouges, le jeune homme marqua un temps d'arrêt et examina attentivement le lieu. Il n'avait rien de particulièrement original, construction massive d'origine lore, sans embellissement particulier. Des autochtones vêtus de longues robes noires allaient et venaient. En s'approchant, Alessandro sentit une odeur assez désagréable de miasmes ! Décidément un lieu qu'il aurait préféré éviter. Le spectre de la langueur, la maladie inconnue qui décimait la maison Venn'dys, hantait le duelliste qui avait vu la majeure partie de sa famille emportée par l'endémie.
Balayant d'une pensée ses sinistres souvenirs, il franchit le porche et entra dans le hall ; arrêtant un des hommes vêtus de noir, qu'il supposait être un médecin, il lui demanda où étaient soignés les grands blessés. D'un hochement de tête significatif, accompagné d'un grognement impoli, l'homme lui indiqua une direction. Sans hésitation cette fois, Alessandro avança et finît par se heurter à une porte massive ouvrant sur une aile du bâtiment. Une jeune femme à la peau mate, assez quelconque vint lui ouvrir. Elle était sans doute d'origine arkhé et s'exprimait dans un guildien très approximatif. Il fallût une bonne dizaine de minutes à Sandro pour lui expliquer ce qu'il voulait ; quand elle eut compris, elle marmonna dans sa langue en effectuant un geste mystique, tentant de camoufler son inquiétude. Elle guida néanmoins le jeune homme jusqu'à une chambre perdue au fond de l'aile, où elle refusa d'entrer. L'inquiétude visible de la femme intriguait le duelliste.
Il entra dans une petite pièce carrée, dénudée, au confort réduit. Une minuscule fenêtre dispensait aux lieux une lumière tamisée ; une odeur déplaisante de sang et d'encens régnait dans la pièce. Dans un lit très simple, une forme humaine se tourna vers la porte, en émettant un couinement de douleur. Sandro s'approcha et découvrit le corps d'une femme couvert de bandages et de cataplasmes ; ses yeux étaient éteints comme s'ils ne voyaient plus et les rares endroits du corps à nu étaient un amoncellement de coutures et de cicatrices mal refermées.
C'est avec difficulté que la forme pitoyable articula un " Qui êtes-vous ? " dans un râle sourd qui n'avait rien de féminin voire d'humain. " Je me nomme Alessandro de Petris ; je suis un membre de la maison venn'dys, et je suis à la recherche de Michaele Giovanni. ". Le regard de la jeune femme s'éclaira soudainement. Le duelliste ne réussit pas à saisir s'il s'agissait de peur ou de haine. Probablement un peu des deux se dit-il. Une impression désagréable le saisit ; comme s'il avait été victime d'un accès de chaleur, de la sueur perla un instant sur son front.

- Tu viens m'achever pour son compte, maudit fils de chienne ?
- Non, pas vraiment, répondit avec un tremblement de colère le jeune homme.
- Alors pourquoi ?
- Je suis à sa recherche, et j'ai appris que tu étais la dernière personne à l'avoir vu.
- Hélas, soupira-t-elle.
- Ce n'est quand même pas lui qui...
- M'a mise dans cet état ! Bien sûr que si ! Qui d'autre aurait pu être aussi ignoble pour ne pas m'achever après ça !
Le murmure tremblait de manière hystérique. L'atmosphère s'était faite étouffante. Se rappeler les tortures subies affectait grandement la femme. Une lueur de folie et d'effroi dansait dans le regard ! Incrédule, Alessandro regardait le corps qui n'était qu'une plaie vivante. Même avec les meilleurs soins il faudrait des mois pour remettre la pauvre créature sur pied. Et encore ne serait-elle à jamais qu'un monstre couturé ! " Jamais mon maître n'aurait pu commettre un tel acte ! ", songea encore le jeune homme. Il réalisa soudain que la femme étendue dans le lit n'aurait pu conserver sa raison sans oublier ce qu'elle avait subi. Sandro chancela : était-ce l'odeur entêtante de l'encens auquel se mêlait comme des relents de souffre ou le parfum de la mort qui le perturbait ainsi ? " Décris-moi l'homme qui t'a fait cela ", ordonna-t-il d'une voix sourde. " Bâtard d'ashragor et de venn'dys... la trentaine, tout en finesse, blond... et macabre. Il mesure un mètre quatre-vingts, ses dents sont... très pointues, et son regard... mauvais... "
Les mots glissaient avec difficulté des lèvres martyrisées, l'évocation de son bourreau éprouvant gravement la jeune fille. Cependant, elle décrivait son calvaire, comme sous l'emprise d'une force extérieure, un probable désir de vengeance. Un spasme la souleva et lui arracha un couinement de souffrance ; des larmes de douleur refusèrent de couler des yeux bleu pâle, soudain glacés et sans expression. Un lourd silence se fit.
Durant la description, Sandro s'était raidit. En tout point, le monstre capable de commettre ces atrocités correspondait au physique de Giovanni. C'est comme si la foudre était tombée sur le duelliste ; cette fois, il ne pouvait plus nier. Ses derniers doutes volèrent en éclats. Quelle folie, quelle sorcellerie avait pu le transformer à ce point ? Et où se trouvait-il maintenant ?
D'un mouvement inattendu, identique à celui d'un pantin désarticulé que la marionnettiste redresse soudain, la jeune femme se souleva et agrippa Sandro, l'attirant vers ses lèvres. D'une voix brûlante de haine et d'une fureur impérieuse, elle hurla : " tu dois le tuer ! C'est une créature ignoble ! Il ne doit plus pouvoir faire ce qu'il m'a fait subir. Trouve le baron Waï, mon employeur ! Il connaît bien le nécromant ! Il te dira ce que tu veux savoir. " Le corps retomba secoué de spasmes de douleur. Le regard qui avait brillé d'une flamme surnaturelle s'éteint de nouveau, à jamais vide. Sandro recula ; il transpirait abondamment et tituba vers la porte. L'encens lui faisait tourner la tête et il avait soudain l'impression d'être victime d'une insolation.
Il respira avidement l'air frais de l'extérieur, aux douces senteurs de sous-bois en automne. Il sentit qu'il reprenait lentement ses moyens et il en arriva à la seule conclusion logique que lui laissait la situation. Le Code en cette heure guidait la conduite de Sandro ; il fallait qu'il mette un terme aux agissements de son maître !

*

Le corps du Père Jaune s'affaissa. L'effort déployé pour suivre les champs élémentaires de feu afin de projeter son esprit jusqu'à Ehmon l'avait considérablement affaibli. Mais le résultat était là et les pions étaient en place pour contrecarrer l'expédition du Père Noir. Il ne restait plus qu'à observer le déroulement des événements. La jeune gehemdal était morte, son corps martyrisé n'avait pas supporté l'effort qu'il lui avait imposé à l'aide du loom. Mais pour le Père Jaune, ce n'était guère là qu'une perte nécessaire.

CHAPITRE SIX

Don Sardela regardait d'un œil distrait deux porteuses d'eau qui passaient devant la porte de son école. A son côté, Alessandro fumait tranquillement sa bouffarde ;
- Vous êtes sûr de ce qu'elle vous a dit ?
- Son état était suffisamment sérieux pour que le mensonge ne vienne prendre place dans sa bouche. Qui est donc ce Waï ?
- L'un des multiples seigneurs mercenaires de nos contrées. C'est un ancien guildien qui a décidé un jour de se tailler un fief à la force du poignet. Sa baronnie se trouve à quelques jours de cheval au sud d'ici, en remontant le cours du fleuve qui traverse cette ville. La rumeur prétend qu'il est un ancien assassin aux services de la Maison Ulmèque. S'il est vraiment l'employeur de la défunte, vous aurez peut être un allié de poids contre Giovanni.
- Je crois que mon séjour parmi vous s'achève. Ce baron est le seul appui que je puisse trouver. Le temps m'est compté ; je ne puis prolonger mon absence auprès de la guilde pour laquelle je travaille indéfiniment. Même si le contrat qui me lie à elle est plutôt souple, mon devoir est de la servir.
- Quand comptez-vous partir alors ?
- A la fin de la semaine. D'ici là, j'aurais trouvé le matériel qui me sera nécessaire et un cheval.
- Je vais vous donner les adresses qui vous permettront de vous équiper au plus vite ; je connais suffisamment de gens ici pour vous faciliter cette tâche.
- Je vous remercie maestro.

*

Le jeune duelliste marchait dans les rues encombrées de la cité en direction d'un des magasins que lui avait indiqués Don Sardela, quand il croisa sa fille ; Lucrècia sortait d'une maison, et aux chaleureux remerciements que lui adressait un homme d'une trentaine d'année, Alessandro comprit que la jeune femme venait d'aider à la réussite d'un accouchement.
Quand Lucrècia aperçut le venn'dys elle marcha à sa rencontre. Celui-ci admira sa démarche, son assurance et sa beauté. Comme à chaque fois qu'une belle femme croisait son chemin, il ressentit une émotion particulière ; Sandro se faisait toujours charmeur et conquérant dans ces occasions. Lorsqu'elle l'accosta, il lui adressa son sourire le plus agréable et la salua avec distinction ;
- Mademoiselle, c'est toujours un plaisir de vous rencontrer !
- Vous me flattez Sandro. Vous portez-vous bien ?
- Tout à fait ! Puis-je me permettre de vous inviter à boire un verre ?
- Ce sera un plaisir. Un accouchement est toujours épuisant à réaliser.

Ils se dirigèrent donc vers une auberge que Lucrècia connaissait bien. L'ambiance du lieu était calme et les gens la fréquentant étaient de la meilleure qualité ; jeunes nobles, bourgeois enrichis... Plusieurs d'entre eux saluèrent la jeune femme avec respect et admiration. Lucrècia avait conquis une réputation d'excellence grâce à ses talents médicaux et à sa beauté indéniable. En revanche, les regards qui se portèrent sur Sandro étaient plus ceux d'hommes jaloux ou envieux ; le duelliste ne s'en formalisa pas outre mesure. Il avait l'habitude de susciter ce genre d'émotion à chaque fois qu'il était vu avec une jeune femme ; Sandro mettait un point d'honneur à ne se montrer qu'au bras des plus belles ! Si quelqu'un était assez fou pour lui chercher querelle directement, il trouverait à qui parler ! Après avoir commandé une bouteille d'alcool fin, les deux jeunes gens s'assirent ;
- Vous avez été au Lazaret ce matin, n'est ce pas ?
- Effectivement.
- Il m'arrive d'y être appelé par les prêtres qui y officient, afin de les assister à l'occasion. En début d'après midi, ils m'ont demandé de venir pratiquer une opération bénigne et ils m'ont dit que vous êtes allé voir la jeune femme aux multiples blessures, juste avant sa mort.
- M'accuseraient-ils par hasard ?
- Non ! En fait, ils sont plutôt content de sa disparition. Le clergé ne l'avait admis qu'avec réticence et sur ma demande expresse. Ces gens-là sont superstitieux et les rumeurs entourant " l'accident " survenu à cette pauvre femme les inquiétaient au plus haut point. Les gens racontent qu'elle a été victime des démons !


La surprise d'Alessandro ne passa pas inaperçue aux yeux experts de la jeune dame ; des années de contact avec les malades et les blessés lui avaient enseigné à percevoir l'inquiétude et les sentiments les plus divers. Elle prit le temps de savourer son verre avant de regarder Sandro droit dans les yeux. Le regard d'une personne ne mentait jamais ; seuls les manipulateurs et les comédiens les plus experts y parvenaient parfois ! Le venn'dys ne semblait être ni l'un ni l'autre ;
- L'avez-vous tuée ?
- Vous plaisantez, je suppose ! répondit Sandro avec une touche d'indignation.
- Je voulais simplement être sûre du contraire. Celui qui est responsable de l'état de la blessée, aurait pu vouloir achever sa sale besogne. Seul un monstre a pu lui faire subir ces blessures.
- Oui, en effet. Vous ne croyez pas à l'explication démoniaque ?
- Je m'étonne que vous me posiez une telle question...
- Avec le respect que je dois à votre peuple et à votre personne, les Arkhés sont réputés pour être un peuple religieux et mystique !
- Et moi monsieur, je vous rappelle que c'est Don Sardela, venn'dys comme vous, qui a fait mon éducation. Je crois savoir que votre peuple est beaucoup plus pragmatique dans son approche des choses ; c'est même une source de fierté pour votre maison parait-il ?
- En effet mademoiselle ! Je vous présente toutes mes excuses si je vous ai offensée, car telle n'était pas mon intention.
- N'y revenons plus, je vous prie. Vous préparez un voyage ? fit Lucrècia en regardant le sac encombré d'objets divers de Sandro.
- Je dois en effet vous quitter à la fin de la semaine pour visiter une autre baronnie.
- Où cela ?
- Je vais essayer de rencontrer le baron Waï.
- Mon père vous aura dit que cet homme est bien peu fréquentable. On prétend qu'il est un assassin au service d'une des maisons de vos rivages. Et même, j'ai entendu une fois des Kheyzas échauffées par l'alcool qui prétendaient qu'il serait un zarithe.

Alessandro manqua de s'étouffer avec la rasade qu'il était un train de boire. Il avait entendu de rares allusions à l'étrange secte fanatiques des zarithes ; bien qu'ayant officiellement disparus, depuis plusieurs siècles, Sandro avait eu vent de nombreux actes qui leurs étaient attribués encore de nos jours. Mais chaque fois qu'il voulut en savoir plus, les gens s'étaient murés dans un silence effrayé. Ce que sous-entendait l'hypothèse de Lucrècia avait au moins l'avantage d'élucider une raison possible de l'opposition entre Waï et Giovanni.
- Qu'avez-vous Sandro vous êtes tout pâle ?
- Vos paroles ont la vertu de m'inquiéter. Il est pourtant plutôt rare que quelqu'un d'aussi joli que vous provoque un tel sentiment chez moi.

Lucrècia partit d'un charmant éclat de rire.

Journal de bord du capitaine Déolius Argiannelli, 29e jour de la tierce bise 210 AA.
Levons l'ancre de la rade de Brisant pour Ehmon, avec a bord un chargement très spécial confié par la guilde de l'Albatros. Il s'agit en effet des comptes rendus de leurs observations loomiques sur l'un des ordres de chevalerie des Baronnies Rouges. Il semblerait que les responsables de la guilde en question ne fasse pas confiance aux affréteurs conventionnels de l'écrin et préfère s'adresser à un indépendant. Cela fait bien mon affaire d'ailleurs.

CHAPITRE SEPT

Sandro pestait contre lui-même en avançant contre le vent froid qui venait de l'intérieur des terres. " Jamais, je n'aurais du accepter de faire le voyage qui m'emmène chez ce Waï avec la compagnie de ces deux femmes ! ". Voilà déjà cinq jours qu'ils étaient partis, quittant Don Sardela et s'engageant sur les chemins peu sûrs des Baronnies, pour rejoindre le mystérieux baron. Mais le départ ne s'était pas précisément passé comme Sandro l'avait imaginé...

*

Il venait de quitter Don Sardela et se dirigeait vers les portes de la ville où l'ancien escrimeur exerçait ses talents quand vint se placer à sa hauteur, fièrement juchée sur son cheval, la jeune Lucrècia.
- Mademoiselle ! C'est un plaisir que de vous revoir une fois avant de partir.
- Je ne suis pas venu vous faire mes " Au revoir ", Sandro. J'ai pris la décision de me joindre à vous.

Le jeune duelliste s'était arrêté stupéfait regardant la jeune médecin avec incrédulité.
- Ne me fixez pas ainsi, Sandro... Mon père adoptif ne pourra s'opposer à ma décision ; vous n'êtes pas le seul à avoir des comptes à rendre à Giovanni ! Sans doute, Don Sardela ne vous a-t-il pas dit qu'il était responsable de la mort de mes parents...
- Il me l'avait caché en effet. Je comprends bien vos motivations, mais l'affaire est risquée. Nous prendrons sûrement de mauvais coups et nous exposerons à bien des dangers...
- Vous aurez alors besoin d'un bon médecin ! Allez, en avant...

C'est donc devancé par une jeune fille, qu'il n'avait jamais vue aussi espiègle, volontaire et décidée, que Sandro avait quitté la ville. Lui et sa compagne de route avaient discuté pendant une bonne partie du trajet afin de mieux faire connaissance ; Sandro, en venn'dys avisé, n'avait pu s'empêcher de séduire immédiatement Lucrècia. Pour lui, les jeux de l'amour étaient un autre aspect du duel ; une lutte qu'il fallait accepter et qui était un élément essentiel de sa vie et de sa culture ! Il repensait aux affrontements incessants qu'il entretenait avec Naïma, où se mêlait ruse et charmes. C'était sûrement pour cela qu'il l'aimait si profondément car, elle comme lui, étaient des combattants de l'instant !
En dépit de ceci, Sandro n'avait pas résisté à la tentation de ravir le cœur de Lucrècia ; la jeune arkhé possédait un visage, des formes et un caractère si charmant ! Le soir tomba et les trouva sur le chemin. Ils firent halte dans une cabane de vigneron pour s'abriter du vent et installèrent le camp ; Sandro veilla. Les Baronnies n'étaient définitivement pas sûre !
Malgré sa résistance au sommeil, il fut réveillé par les Feux du ciel et l'odeur d'un lapin grillé. A l'entrée de leur refuge de fortune, Sandro avait constaté qu'une silhouette fine était en train de faire rôtir un mammifère. Lucrècia dormait encore enroulée dans sa couverture. L'inconnu ayant remarqué du coin de l'œil que Sandro s'était éveillé lui fît signe d'approcher en le saluant dans le patois qu'utilisaient entre eux les guildiens. C'est armé de sa rapière que le jeune duelliste sortit, les sens en alerte.
La personne se releva ; elle mesurait environ un mètre soixante dix, était intégralement habillée d'une armure de cuir noir moulant un corps de femme, assez sculptural et sec. Elle était armée d'une épée, une large cape verte tombait de ses épaules et un masque en cuir cachait les traits du visage ; seuls des yeux d'un pers surnaturel étaient visibles.
- A qui ai-je l'honneur, mademoiselle ?
- Mon nom est Shan-Dira, ancienne gouverneur du Poing Rouge, éclaireur de formation auprès des académies guildiennes, membre de la maison Ashragor et actuellement indépendante de toute allégeance.
- C'est un véritable plaisir de rencontrer une personne qui s'exprime avec une telle concision ! Je suis Alessandro de Petris, actuellement indépendant bien que membre de guilde et j'appartiens à la très noble maison Venn'dys.
- Quant à moi, c'est Lucrècia, rajouta la voix de la jeune arkhé qui venait de se libérer du sommeil et de sortir à pas lents.
- Vous n'irez pas loin en Baronnies, sans l'aide d'un bon éclaireur. Les pillards et les brigands sont nombreux...
- Qu'est-ce qui nous prouve que vous n'êtes pas l'un d'eux, d'ailleurs ? repartit la jeune arkhé.
- Parce que nous avons tous trois le même adversaire ; Giovanni.

Un instant de silence tendu avait prolongé cette affirmation ; Sandro avait ostensiblement fait glisser sa main vers sa rapière et Lucrècia avait blêmi. Le bâtard nécromant avait beaucoup de contacts et d'amis au sein du peuple des Princes Mortiféres ; comment croire l'une des leur qui se prétendait son ennemi ? Anticipant la question qu'Alessandro allait lui poser, Shan-Dira s'était lancé dans les explications ; ancienne agent de la guilde ashragor du Poing Rouge, elle avait travaillé avec Giovanni. Mais celui-ci avait trahi la guilde, et avait également provoqué un cataclysme loomique dans la forteresse dont Shan-Dira était responsable ; disgraciée et laissée pour morte par le duelliste nécromant, elle estimait avoir quelques prétentions sur sa tête. La sincérité des mots et de la voix de la femme vêtue de cuir avait convaincu Sandro et Lucrècia ; ces derniers s'étaient consultés du coin de l'œil avant de lui souhaiter la bienvenue...

*

Ils étaient donc trois à faire route ; la présence de Shan-Dira avait été effectivement bénéfique à la sécurité et à la tranquillité du voyage. Elle connaissait fort bien son métier et leur avait permis d'éviter une embuscade, contournant une dizaine de brigands lores. Mais, ce qui dérangeait plus Sandro - en dehors du fait que l'Ashragor ne quittait jamais son masque de cuir épais - c'était la véritable admiration qui s'était emparée de Lucrècia. Elle passait tout son temps à discuter de la faune et de la flore avec l'éclaireuse ; elles échangeaient leurs points de vue et leurs connaissances sur la nature. Et quand Shan-Dira s'absentait, la jeune arkhé parlait constamment d'elle ; le duelliste avait rapidement trouvé cela insupportable. Il avait cependant caché son impatience, car la politesse et la galanterie faisaient partie de son éducation. " Par chance, nous devrions arriver à Tepyük demain ! " songea-t-il.

CHAPITRE HUIT

Le temps tournait à l'orage. Depuis le début de la journée un vent chaud et humide, allié à un ciel plombé accompagnaient les voyageurs. Shan-Dira était partie en éclaireur tôt dans la matinée... Sandro regarda vers l'horizon, inquiet ; le roulement lointain du tonnerre lui répondit. " Par la malpeste, il ne manquait plus que le déchaînement des éléments pour compléter ce voyage ! " songea-t-il. A ses côtés, Lucrècia se blottissait dans son manteau. Le regard de la jeune arkhé se perdit un instant dans le vide. Soudain, elle poussa une exclamation et indiqua la direction des nuages. Sandro tenta de voir ce que la jeune femme lui désignait, mais il ne distinguait rien.
- C'est la silhouette de Shan-Dira !
- Oui, sûrement, répondit le duelliste sans toutefois parvenir à voir quelque chose.
- Elle galope dans notre direction. Au train qu'elle mène, je doute qu'elle nous apporte de bonnes nouvelles.

La cavalière arriva brides abattues ; son cheval avait la bave aux lèvres et suait. L'Ashragor prit le temps d'inspirer une grande bouffée d'air avant d'annoncer d'une voix grave, la raison de son empressement : " J'ai été prise en chasse par un groupe de maraudeurs voilà une demi-heure. Ils sont une dizaine, modestement équipés mais tous cavaliers... Ils m'ont collé le train, et ne doivent pas être loin. En fait, je doutais de pouvoir vous rejoindre... " Lucrècia fixait l'horizon. " Là ! " s'exclama-t-elle, avec un brin d'excitation et d'inquiétude dans la voix, pointant un nuage de poussière. " Ce sont bien eux. Mon cheval n'ira pas plus loin. Je crains qu'il ne faille livrer combat. " nota Shan-Dira. " C'est une excellente idée " répondit Sandro en tirant un crache-feu de ses fontes.

Le coup de feu marqua l'ouverture de l'affrontement, venant interrompre dans une gerbe de sang la course d'un des maraudeurs. L'Ashragor dégagea son arc et encocha une flèche à l'empennage noir ; celle ci s'envola vers l'encolure d'un cheval. La gorge percée, l'animal s'effondra précipitant son cavalier dans une chute dont il ne se releva pas. Lucrècia regardait la scène, partagée entre une folle envie de fuir et une stupeur fascinée ; c'était son " baptême du feu " ! Les rôdeurs poursuivirent leur charge sauvage. Il s'agissait visiblement d'une bande de mercenaires pillards en rupture de ban. Ils poussaient des cris sauvages et invectivaient leurs " proies ", leur promettant les pires sévices.
L'un d'eux dévia une des flèches de Shan-Dira, tandis que l'autre venait d'écorcher sa jambe. Le choc des cavaliers fut brutal ! Sandro para l'épée d'un de ses agresseurs avec une maîtrise consommée de l'escrime, tandis que de sa main-gauche, il bloquait le coup d'estoc d'un autre. Shan-Dira tint bon face à son premier vis-à-vis, mais le second la toucha au bras gauche lui arrachant un grognement. Par chance, son armure de cuir la protégea. Les autres cavaliers avaient poursuivi leur charge afin d'encercler les aventuriers. Lucrècia saisit son arbalète légère et décocha un trait au passage. Il fût amorti par le bouclier d'un des hommes, mais la force de l'impact le déséquilibra et il vida les étriers. Lucrècia ne pût s'empêcher de pousser un cri de joie enfantine, sans se rendre compte de la chance qu'elle venait d'avoir.
La mêlée se poursuivait, furieuse. Sandro ajusta une estocade de sa rapière à son premier adversaire, trop lent à la parade, suivi d'un coup latéral de sa seconde arme qui fût amorti par le brassard gauche de sa cible. Celle-ci se maintint en selle. Shan-Dira commença à prononcer des mots étranges dans sa langue gutturale et avec une adresse exceptionnelle parvint à toucher les rênes d'un des cavaliers. Le cuir et le fer se désagrégèrent sous l'effet destructeur du loom noir. Pris par surprise, l'ennemi déséquilibré vida aussitôt les étriers !
Cependant Les maraudeurs qui avaient contourné le petit groupe se préparaient à refermer l'étau. La rapidité et l'expérience de duelliste de Sandro lui permirent de prendre le meilleur sur son adversaire qu'il acheva d'une rapide passe d'arme. Shan-Dira quant à elle dût parer de nouveau la hache de son vis-à-vis, avant de faire cabrer son cheval avec une assurance parfaite et de le faire abattre ses sabots sur l'homme qu'elle venait de désarçonner. Les derniers cavaliers arrivèrent à la charge. Lucrècia parvint à en parer un de son fleuret. Alors qu'elle interposait sa lame avec le fléau du second, son arme fut arrachée de ses mains. Le dernier homme, armé d'une lance, tenta d'empaler Sandro, qui dévia le coup in extremis. Sa lame rougeâtre vibra mais, contrairement à ce que devaient penser ses adversaires, n'éclata pas sous l'impact ! " Remerciements aux métaux gehemdals " pensa Sandro, en bloquant de sa main gauche le coup d'épée du brigand restant.
Avec un raclement de gorge inhumain Shan-Dira poussa un cri strident et le cheval de son adversaire se cabra, victime d'une douleur soudaine. Pris par surprise, son cavalier fut jeté à terre. Sandro, piquant des deux, ajusta une flèche mortelle entre les yeux d'un des opposants de Lucrècia. Complètement paniquée, elle avait toutes les peines du monde à rester en selle. Le lancier retourna son arme d'un geste adroit et en porta un coup à la cavalière ashragor, qui dévia rageusement l'arme. L'homme au fléau frappa avec sauvagerie Sandro qui avait paré de sa main-gauche. Elle lui fût arrachée des mains, alors qu'il poussait un cri de douleur ! Le dernier maraudeur venait de lui asséner un coup d'épée dans le flanc. Il porta un second coup qui frappa le cheval du duelliste. Celui-ci déploya tout son talent de cavalier pour se maintenir en selle, tandis que l'homme au fléau s'abattait sur Lucrècia. Serrant les dents, Sandro para, mais sa rapière se retrouva bloquée dans la chaîne du fléau. Le jeune homme dégagea de sous sa chemise entachée de sang, un étrange instrument à barillet.
L'éclaireuse ashragor était engagée dans un corps à corps sauvage avec le lancier ! La veste de cuir du duelliste le sauva de blessures plus graves, mais il encaissa deux coups d'épée qui déchirèrent ses chairs. Des lumières rouges dansaient devant ses yeux, mais il parvint néanmoins à ajuster un tir de son arme étrange. Une détonation et une odeur de poudre se répandirent, paniquant les chevaux ! Lucrècia vida les étriers et tomba au sol en même temps que l'épéiste. Le maraudeur qui frappait Sandro dans le dos venait de se faire éclater le crâne par le coup de feu... L'homme au fléau parvint cependant à se maintenir en selle. Avec un sourire mauvais il allait piétiner le duelliste, assommé par sa chute et ses blessures !
Soudain son sourire se figea. L'air autour de lui commençait à se déformer comme sous l'effet d'une chaleur intense et Lucrècia regarda ébahie la colonne de flamme qui emporta le cavalier. L'air lui-même était pétillant, aussi chaud et lourd que celui de l'été. Le pilier pyrétique interrompit le combat entre la cavalière ashragor et le maraudeur, aussi surpris l'un que l'autre. Humant l'air à la manière d'un animal, Shan-Dira détecta la présence de l'énergie magique que les guildiens appelaient " loom ". Elle repéra, en retrait du combat, un cavalier qui achevait une gestuelle étrange. Sentant que la situation devenait inconfortable, le lancier se résolut à prendre la fuite.

Shan-Dira poussa un soupir de soulagement et mit pied à terre ; elle avait reçu un coup qui la faisait énormément souffrir. Lucrècia, un instant paralysé par la panique, souleva doucement la tête du jeune duelliste inconscient. Ses blessures étaient graves et l'hémorragie menaçait de l'emporter. Réprimant les larmes qui montaient en elle, maintenant que le stress la laissait désemparée, Lucrècia entreprit de stabiliser l'état du venn'dys. La laissant à son art de médecin, Shan-Dira avança en direction de l'étranger, son arc bandé ;
- Salut à toi et merci pour le coup de main, étranger.
- De rien jeune femme, répondit le cavalier dans un guildien parfait.
- Qui es-tu ?
- Je m'appelle Fabrizzio et je souhaite vous accompagner, annonça le quinquagénaire venn'dys en dévoilant son visage caché jusque là sous sa capeline

CHAPITRE NEUF

" Je suis en train de le perdre ! " s'exclama Lucrècia. La jeune Arkhé avait beau être un excellent médecin, le stress du combat l'avait privé d'une bonne partie de ses moyens. Shan-Dira et Fabbrizio se rapprochèrent. Le corps de Sandro livide qui couvrait l'herbe alentour de son sang. Lucrècia se jeta au cou de l'Ashragor et éclata en sanglot, tandis que le vieux venn'dys se penchait sur le duelliste en incantant une étrange formule. L'air autour de ses mains se troubla comme sous l'effet d'une chaleur intense et un étrange parfum de bois en automne se répandit. Fabrizzio passa ses mains au-dessus des plaies du jeune homme et la puissance du loom, l'énergie magique de Cosme, se diffusa refermant une à une les plaies du moribond. Les yeux de Lucrècia s'agrandirent à la vue du miracle, tandis que l'éclaireuse ashragor mesurait de mieux en mieux le pouvoir du mystérieux magicien. Lucrècia bredouilla quelques remerciements, avant de se pencher pour examiner Sandro de plus près. D'un air paternel, Fabrizzio lui répondit qu'il faudrait encore du repos et de l'attention au jeune duelliste, puis il aida Shan-Dira à le tirer hors du chemin.
Sandro ne reprit conscience que dans la soirée ; il se sentait épuisé et tremblait comme une feuille, en dépit de la couverture qui le couvrait. Il se releva et constata que ses compagnes se portaient bien. La troisième silhouette qui se trouvait autour du feu de camp l'étonna beaucoup. Lucrècia vint s'asseoir à ses côtés. L'Ashragor et le mage saluèrent amicalement le jeune homme, avant de replonger dans leur conversation : " Sandro, vous nous avez causé une peur bleue ", avoua la jeune arkhé qui avait repris ses esprits. " Vous m'en voyez ravi " plaisanta Sandro. " Qui est ce nouveau venu ? " demanda-t-il, en désignant du menton l'inconnu.
- Il se prénomme Fabrizzio. Vous lui devez la vie et il nous a prêté main forte contre les brigands au moment où vous sombriez dans l'inconscience.
- Grâce lui soit rendu !
- C'est un mage, murmura Lucrècia avec un soupçon d'inquiétude superstitieuse dans la voix.
- Allons, il n'y a pas de raison de s'en faire puisqu'il nous assiste. La magie, j'ai eu l'occasion de l'apprendre, est un atout incontestable sur le Continent.
- Vous tremblez et votre assurance n'est pas aussi grande que vous voudriez me le faire croire.
- Difficile de vous cacher quelque chose mademoiselle. Je me demande surtout pourquoi il nous aide...
- Lui et Shan-Dira discutent de sorcellerie depuis bientôt deux heures. Ils évoquent des choses terrifiantes que Giovanni serait capable de faire... Maintenant que je les ai écoutés, je commence à croire que les démons existent bel et bien !
- N'en doutez pas !

Sandro se rappela soudain son affrontement avec l'une de ces créatures quelques mois auparavant, alors qu'il travaillait avec sa guilde. Le combat avait failli mal tourner pour Naïma sa maîtresse. Lui-même s'était trouvé incapable de blesser la créature. Il avait fallu toute l'expérience, la valeur et le courage du sorcier Felsin Tufir et du conquistador Venn'dys Diego de Migouldin, pour renvoyer le monstre à son cauchemar originel. Un spasme douloureux vint secouer Sandro ; Lucrècia l'aida à s'allonger et lui dit de se reposer. Le duelliste ne put retenir son geste ; il parvint à attraper la main de la jeune femme et l'attira à lui. L'arkhé ne retira pas sa main de l'étreinte et se laissa glisser vers les lèvres du jeune homme. Ils s'embrassèrent longuement, avant que la médecin ne se redresse pour rejoindre le feu de camp, laissant reposer Sandro ; " Merci pour ton assistance et ton réconfort Lucrècia ", murmura le duelliste.

*

" J'ai bien ce que vous désirez cher comte. Mais en dépit de notre association, le risque de cette entreprise est important... " Giovanni laissa sa phrase volontairement en suspens. Il observait attentivement la silhouette vêtue de velours noir ; le comte Vladimir était un Ashragor d'un âge indéfinissable, très pâle. Il ne portait ni arme, ni armure, simplement des habits de grande qualité ; son pourpoint était brodé et rehaussé de perles blanches. Il était grand, ses cheveux noirs délicatement coiffés en une coupe courte encadraient son visage aux traits fins et durs. Il respirait l'assurance que confère la puissance. Le comte releva la tête, comme s'il quittait une profonde songerie et regarda le bâtard nécromant assis sur son trône de basalte, entouré par deux jeunes lores enchaînées et à peine vêtues.
- J'en suis bien conscient mon ami, mais vos revers récents m'incitent à croire que vous aurez besoin des services de l'Alliance Impie d'ici peu de temps. Craigniez que le Poing Rouge n'en reste pas là. Ni ceux qui ont organisé votre chute à Morte-Rûne et que moi seul peut identifier.
- Certes, certes... Mais néanmoins, je pense ne pas pouvoir exaucer vos vœux immédiatement.
- Je suis pourtant pressé ; une grande amie m'attend à Mac-Kaer et je ne puis me permettre de lui faire défaut.
- Même si c'est une question de femme, je ne puis répondre à votre attente ainsi. Pas sans une compensation !
- J'y avais songé mon ami.

Le comte frappa dans ses mains, et ses serviteurs entrèrent dans la salle de réception sous le regard attentif des gardes de Giovanni. Ils accompagnaient la fine silhouette d'une jeune fille, qui tout au plus devait avoir quatorze ans ; ses formes naissantes se mélangeaient dans un ensorcelant mélange avec son charme d'adolescente et la finesse de ses traits urbis. Le regard de Giovanni brilla de manière intense, et ses dents diaboliquement pointues claquèrent de satisfaction. " J'ai pensé qu'un petit cadeau pourrait vous ravir " minauda Vladimir. " J'apprécie votre attention monseigneur. Vous connaissez bien mes goûts... Néanmoins, même avec cela je crains bien de ne pouvoir répondre à votre attente. " Le regard condescendant de Vladimir se posa sur le bâtard. Il songeait que son exécuteur des basses œuvres s'offrait décidément beaucoup de liberté. Il était temps de le remettre au pas, mais les tentatives de Giovanni pour s'affranchir de son devoir l'amusait néanmoins. Il décida donc de changer le ton de la conversation : " L'Impie ne peut se passer de vous Giovanni. Vous le savez fort bien, tout comme vous savez pertinemment que ce que je vous demande n'est négociable que dans une mesure limitée. "
Le nécromant claqua des dents en direction du comte Ashragor avec une mauvaise humeur évidente. Les deux esclaves jetèrent un coup d'œil prudent et apeuré sur Giovanni. Elles étaient habituées à décrypter les signes avant-coureurs de son énervement et avaient appris à le craindre. Satisfait de son effet, Vladimir reprit avec sa voix suave : " Une somme de dix milles guilders accompagne cette esclave bien sûr. Elle est servile et pucelle. Cela vous ravira, je pense. " Le nécromant s'appesantit sur le corps juvénile de la jeune Urbis, avec une lubricité féroce qui fit frissonner la pauvre fille. Il finit par conclure : " L'affaire est entendue. "

*

La fraîcheur matinale réveilla Sandro ; il se sentait remis et en forme. En s'étirant, il se glissa hors de sa tente. Shan-Dira était déjà debout, rangeant ses affaires.
- Mes salutations mademoiselle.
- Bonjour Sandro. Etes vous en état de monter en selle ?
- Absolument... Dans combien de temps pensez-vous que nous arriverons à Tepyük ?
- Ce soir même.

Lucrècia sortit de sa tente en baillant. Sandro se dirigea vers elle et l'embrassa ; elle lui répondit avec bienveillance. Enfin, Fabrizzio se réveilla et salua la compagnie ; un échange de présentation et de politesse suivit entre lui et le jeune venn'dys. Lucrècia remarqua que le fougueux duelliste avait marqué un temps d'arrêt. Puis après un bref déjeuner, les voyageurs se remirent en route. Shan-Dira ouvrait la marche, la médecin arkhé et le jeune homme avançaient côte à côte en discutant, tandis que le vieux magicien fermait la marche, perdu dans ses pensées. Lucrècia se rapprocha de Sandro et lui glissa quelques mots à l'oreille ;
- Est-ce que tu connais le magicien ?
- Tu as remarqué ! En fait, il m'a salué avec les formes d'étiquette propres aux duellistes. Seuls les membres de notre étroite corporation connaissent les formes de présentations exactes. Cet homme n'est pas qu'un sorcier et je crois que sa présence ici ne doit rien au hasard.

Derrière eux, sous son capuchon, le vieil homme souriait d'une manière étrangement sardonique en songeant à son grand plan.

CHAPITRE DIX

La chaleur de la journée avait fini d'assécher la route et les champs. Le climat s'était considérablement transformé durant la dernière partie du voyage, laissant place à une ambiance étouffante et estivale où le moindre coin d'ombre devenait un bien précieux... Sandro et Lucrècia avaient longuement échangé les observations qu'ils pouvaient faire en traversant les plaines desséchées ayant brutalement succédé aux vallons humides. De maigres cactus et des plantes noires, éparses et portant une sorte d'écorce était la seule végétation qui poussait là. Shan-Dira était partie en avant plusieurs heures auparavant, balisant la piste pour ses compagnons. Fabrizzio n'avait fait qu'un seul commentaire de la journée lorsque le petit groupe avait débouché sur les plaines arides ; " Voici le domaine de l'été et du baron Waï... "
Les feux du ciel descendaient vers la ligne d'horizon, tandis que se précisait un paysage de collines et de pitons rocheux asséchés jaunâtres ; Sandro et Lucrècia n'avaient aperçu que quelques rongeurs et d'énormes vautours depuis plusieurs lieues. Le groupe progressait maintenant en silence, la poussière et la chaleur étouffante avait eu raison de la tendre conversation de l'arkhé et du duelliste. En dépit de la température, Fabrizzio n'avait pas retiré son épaisse cape et ne paraissait pas incommodé. Un nuage de poussière apparut soudain sortant d'une gorge caillouteuse ; Lucrècia annonça peu après qu'elle distinguait la silhouette noire de la cavalière ashragor. Shan-Dira arriva à hauteur du groupe peu après ;
- Au-delà de cette crête se trouve la cité de Tepyük. Nous sommes enfin arrivés au bout de notre course.
- Enfin ! J'ai cru que j'allais me dessécher sur pied, se plaignit Sandro.
- Encore un effort duelliste, et vous pourrez profiter de la fraîcheur des auberges de la ville...
- Et d'un bon bain, s'enthousiasma Lucrècia !
- Absolument ! Cette poussière est insupportable, renchérit le jeune venn'dys.

Peu après, les cavaliers arrivèrent en vue d'un piton impressionnant ; des constructions blanches aux toits plats s'accrochaient sur ses flancs. Au sommet, une pyramide ulmèque surplombait l'étroite plaine entourant le pic. L'ensemble était imposant. Sandro, en amateur d'architecture, fut émerveillé en songeant au travail qu'il avait fallu pour réaliser la construction. Lucrècia dévorait des yeux la cité et le mélange de couleur qu'elle offrait, entre ses maisons blanches, ses champs en terrasse où poussaient diverses plantes colorées. Fabrizzio lui-même s'arrêta un instant pour faire son second commentaire de la journée ; " L'aire du condor... Waï a bien choisi le site de sa forteresse ! " Ils se remirent en marche, et trouvèrent bientôt un chemin qui les mena à l'entrée de la cité ; un mur de pierre verte de taille, renforcé de deux tours carrés encadrant une épaisse porte de bois gris bloquait l'accès à la ville. Des gardes en armure légère arrêtèrent le petit groupe afin de savoir ce qui l'amenait là, de vérifier ce qu'il transportait et surtout de lui faire acquitter la taxe d'entrée. La conversation se déroula en arkhé et Lucrècia s'improvisa interprète. Sandro observa les gardes ; il s'agissait visiblement d'autochtones, mais métis des divers peuples continentaux, voire des Rivages. Leur équipement, avec ses plumes et ses peaux animales, rappelaient étrangement le style ulmèque. Après une bonne dizaine de minutes et d'inspections attentives, les portes de Tepyük s'ouvrirent et les aventuriers pénétrèrent enfin dans le fief du baron Waï.

*

- C'est impossible ! Vos agents se trompent...
- Je vous assure que non, mon ami. La nouvelle me surprend et m'inquiète autant que vous d'ailleurs.
- Saisissez-vous bien que Fabrizzio se jette dans la gueule du loup ? Jamais nous n'aurions dû le laisser partir !

La voix du felsin tremblait de rage ; il était rarissime qu'il perde ainsi son sang-froid ; l'ulmèque et le gehemdal se regardèrent, désolés. Le membre de la Maison des Métaux s'interrogea à voie haute ;
- Ainsi Fabrizzio ne s'était pas trompé ! Tant que le bâtard sera protégé par ce pacte, il est inattaquable. Notre machination était pourtant bien montée...
- Pas assez visiblement ! Et maintenant, que comptez-vous faire, alors que vous avez envoyé Fabrizzio vers notre pire ennemi ? renchérit avec colère le felsin.
- Cessez de tourner comme un fauve en cage Sharin ! Même si Giovanni s'en est tiré ce n'est que partie remise. Je vais envoyer un message onirique au baron Waï afin qu'il informe Fabrizzio.
- Bien ! Pour ma part, j'envoie immédiatement une escouade de mes meilleurs hommes pour couvrir Fabrizzio. En partant de Morte-Rûne, il ne leur faudra que deux semaines pour rejoindre notre ami...
- Si ses délires et ses compagnons de route ne l'entraînent pas plus loin. Enfin, Erikson, tu sais bien qu'il est obsédé par ce qu'il a vu dans les astres !
- Je vais demander à Waï de retarder tout départ des voyageurs, repris Moctezloc. Allons Sharin, Fabrizzio en a vu d'autres et ses talents de bretteurs et de mage le mettent à l'abri de pas mal de choses...
- Giovanni aussi se bat bien et pratique la magie. S'il arrive malheur à Fabrizzio...

Le felsin n'acheva pas sa phrase, mais Erikson et Moctezloc sentirent tout le poids de la menace.

*

La fraîcheur de l'auberge et du bain avait rasséréné Sandro. Il profitait avec délice d'une corbeille de fruits que Lucrècia avait demandé. Il fumait tranquillement dans la salle principale, savourant un verre d'alcool de cactus fruité et assez fort. Un maître caravanier kheyza et un marchand ulmèque devisaient à une table, tandis que trois paysans arkhés simplement vêtus de leurs pagnes de lins dissertaient des mérites et des charmes d'une certaine " Aferti " en savourant une bière. Les compagnons de Sandro étaient tous absents ; Lucrècia prenait son bain, Fabrizzio avait annoncé qu'il souhaitait se reposer et Shan-Dira était allé faire un tour en ville. Il profitait de ce rare instant de paix solitaire pour repasser encore en revue les événements qui l'avaient amené là et les éléments nouveaux qu'il avait appris. Il espérait que le baron Waï l'orienterait rapidement vers le seigneur Giovanni et que le petit groupe pourrait repartir au plus vite.
Puis pour chasser ses inquiétudes, Sandro repensa à des choses agréables. Une fois encore son esprit se porta sur son sujet de prédilection ; ses maîtresses ! La liste était assez longue et il en tirait une certaine fierté ; certaines n'étaient qu'un souvenir fugitif, celui d'une nuit d'ivresse sensuelle ; d'autres se rappelaient à lui par leurs originalités ou leur imagination sexuelle ; d'autres encore, il s'en souvenait essentiellement par les fuites effrénées qu'avait provoqué l'arrivée surprise de leur mari... En fait, il se rappelait surtout de Carmina, une très belle jeune fille d'une des plus nobles familles de Granponton sa ville d'origine. Elle n'était pas loin d'être son premier amour - à deux ou trois exceptions près ! - et chaque fois qu'il la voyait, il s'enflammait littéralement. Avec le bonheur du jeune âge, Carmina s'était donnée à lui lors de leur seizième carnaval, profitant de la folie qui s'empare alors des villes venn'dys.
Mais la famille de Carmina avait d'autres ambitions pour elle et un mariage bien arrangé vint briser l'idylle des deux jeunes gens. Sandro avait cependant le sang " chaud " ; le soir du bal des fiançailles, il était arrivé au château de la famille de Carmina, avait insulté le fiancé de sa jeune amante. Il se rappela également que celui-ci, l'un des cousins de Diego de Migouldin, appartenait à l'une des grandes écoles d'escrime de la cité. Il l'avait entraîné dans un duel sanglant et mortel. Et ce fut le début des ennuis pour le jeune duelliste, puisqu'il avait réussi à se mettre à dos et en une seule soirée les deux familles les plus influentes de Granponton ; il avait du quitter la ville et s'était perdu à Brizzio, la capitale de la République. Il n'avait jamais revu Carmina...
Il avait depuis connu d'autres femmes, mais une seule lui avait fait autant d'impression. Il s'agissait de sa dernière amante en date... Il commençait à croire que la douleur lancinante de son absence était due à autre chose qu'aux seules capacités de courtisane de la felsin. Sandro regrettait cruellement la confidente qu'il avait trouvée en la personne de Naïma et l'étrange paix rassurante qu'il éprouvait en sa présence.
" Comment me trouves-tu ? " demanda une douce voie féminine derrière lui. " Tu es somptueuse, une vraie beauté " répondit Sandro après s'être brutalement sorti de sa rêverie et avoir apprécié d'un œil connaisseur la robe de soirée que Lucrècia avait passée. " Tu trouves vraiment ! Oh ! C'est merveilleux ; je t'avoue que je l'adore. " Les gens présents dans la salle regardaient effectivement d'un œil surpris, interrogateur ou appréciateur le costume de la demoiselle. " Et moi de même, ma chère ! Et je crois que tu fais un effet certain sur les autres clients... "
- On dirait qu'ils n'ont jamais rien vu de semblable...
- Probablement en effet. Et surtout, ils n'ont jamais du voir une jeune arkhé aussi charmante vêtue avec autant de classe que toi.
- Flatteur, répondit avec un rire mutin la jeune fille. Que faisons-nous ce soir ?
- Si je connaissais bien la ville je t'aurai invité dans la meilleure auberge, avant de profiter de la galanterie des étoiles...
- Mais ?
- Mais c'est la première fois que je viens ici ; alors tant pis pour le repas, mais pas pour la ballade ! Avec un peu de chance, nous trouverons quelques bateleurs dont le spectacle nous divertira.
- Oh oui, repris Lucrècia visiblement enthousiaste comme une enfant !

Un silence s'était fait soudain dans l'auberge, avec l'arrivée de la silhouette toute de cuir vêtue de Shan-Dira ; les clients la regardaient avec peur, haine et dégoût, mais jamais directement... L'Ashragor ne s'en formalisa pas et vînt s'asseoir à la table des deux jeunes gens. Peu après, les trois compagnons devisaient tranquillement de la ville qu'avait un peu visité la femme en noir. Shan-Dira se détendait visiblement maintenant que son travail d'éclaireur était terminé, et appréciait même les traits d'humour de Sandro au fur à mesure que l'alcool de cactus faisait effet. Fabrizzio sortit enfin de sa chambre ; il était habillé de manière impeccable, avec le raffinement et la décadence venn'dys, comme s'il avait dû se rendre à une soirée d'importance. Sandro ne put s'empêcher de le faire remarquer au vieil homme ; ce dernier se contenta de sourire sardoniquement, avant de prendre une bouteille d'alcool blanc et de les rejoindre. Le mage resta prudemment à l'écart du débat concernant la qualité des parfums venn'dys que Sandro et Lucrècia avaient amorcés. Shan-Dira fut sommée par la jeune femme d'expliquer comment la maison Ashragor considérait le sujet ! La soirée se poursuivit ainsi, jusqu'au repas. Les aventuriers décidèrent de rendre visite au baron Waï le lendemain, puis Sandro entraîna Lucrècia dans une ballade nocturne vers un groupe de musiciens que Shan-Dira avait remarqué lors de son escapade.
" Ils ne rentreront pas avant demain matin ", soupira Fabrizzio. " Probablement ", répondit laconiquement l'ashragor que l'alcool avait éméché. " Pourquoi ne les accompagnez-vous pas ? Dans votre état et à votre âge, je n'aurais pas hésité ! Les ashragors ne s'amusent-ils jamais ? " Fabrizzio fixait le visage masqué de Shan-Dira. Sans l'alcool de fruit, il aurait pu dissimuler sa curiosité mais son insistance n'échappa point à l'éclaireuse. " Rarement, maître Fabrizzio. Et d'ailleurs que savez vous de mon âge et de mon état ? A votre avis, pourquoi est-ce que je porte ce masque en permanence, vieil imbécile ? ", grogna Shan-Dira d'une voix tremblante de douleur. " Je... excusez-moi mademoiselle si je vous ai importuné, mais je... " bafouilla le mage. " Taisez-vous Fabrizzio ! Vous voulez savoir ce que je cache sous ce masque ? Et bien vous allez voir ! "
Dans un geste de fureur et de colère mal contenue, Shan-Dira se redressa et retira sa cagoule, révélant un visage qui n'était plus que cicatrices grossièrement cautérisées et plaies affreuses crispées dans une grimace de souffrance ; des larmes coulaient des yeux magnifiques. Le contraste était saisissant entre le corps sculptural de la jeune femme et son visage de monstre. Contrairement à ses habitudes, le mage venn'dys pâlit. " Voilà ce que m'a fait subir l'Eglise démoniaque lors de ma pénitence ! Vous croyez encore que je peux les servir après cela, monsieur le sorcier ? ". La jeune femme hurlait à pleins poumons, semant un véritable vent de panique dans l'auberge. Puis en pleine diatribe, elle s'effondra sur la table ; Fabrizzio parvint à convaincre l'assistance que la jeune femme n'était pas possédée en offrant une tournée générale. Puis c'est avec bienveillance qu'il aida l'éclaireuse à se lever et à monter à sa chambre. Il la fit s'allonger puis la quitta. Il était maintenant convaincu que la jeune femme n'était pas alliée à Giovanni ou aux Princes Mortifères ! L'Ashragor était-elle celle prévue dans son plan ? Quoi qu'il en soit, elle pouvait avoir une utilité...

Journal de bord du capitaine Déolius Argiannelli, 7e jour de la quarte bise 210 AA.
Nous sommes arrivés à destination sans problèmes finalement. Le coin semble s'être calmé depuis que le Poing Rouge a échoué dans son assaut sur Port Vaillant. Ceci dit les rumeurs à Ehmon ne sont pas des plus agréables ; le nécromant Giovanni, que l'on croyait décédé, refait parler du lui. Une tentative, malheureusement avortée, d'assassinat contre lui a eut lieu ici voilà quelques temps. Sheyfir, descendu en ville, a retrouvé deux de nos anciennes passagères, l'archère kheyza et la dame felsin. Profitant de notre halte et de notre bon cœur, elles ont demandés si nous ne pouvions pas les ramener vers Mac-Kaer. Difficile de résister aux qualités de persuasion de ces deux charmantes filles réunies ! Après quelques heures de discussions, nous avons finalement arrêtés un prix convenable. Sheyfir m'a semblé ravie de repartir avec elles à mon bord… Je sens que mon second va avoir une traversée fatigante ! Pourvu qu'elles ne me l'épuisent pas trop… Enfin, ce coquin de Sheyfir sait ce qu'il fait et quelles sont ses obligations.

CHAPITRE ONZE

Le petit groupe attendait depuis quelques minutes dans une antichambre meublée de manière spartiate. Le visage de Sandro et de Lucrècia portaient encore les stigmates de la fatigue ; Fabrizzio les avait croisés tôt le matin en descendant dans la salle commune pour déjeuner. Le jeune couple discutait à mots couverts sur son banc, avec des sourires et un éclat amusé dans les yeux en se rappelant les détails de sa soirée. Shan s'était calée dans un angle de la pièce et n'avait pas encore prononcé un mot. Fabrizzio lui jetait des coups d'œil inquiets de temps à autre. Enfin, un serviteur vêtu d'une robe de plume multicolore vint annoncer que le baron Waï allait les recevoir. Les aventuriers furent désarmés et fouillés par des gardes aux imposantes armures composées d'épaisses écailles de scarabée, qui faisaient la fierté de la maison Ulmèque ; le krill était réputé pour sa résistance ! Puis, après avoir franchi sous bonne escorte un long couloir de pierre de taille décoré de sculptures représentant le soleil, le groupe entra dans une grande salle décorée avec sobriété de tentures pourpre et or. Un bureau massif en chêne, sculpté dans le style utilitaire gehemdal, occupait le centre de la pièce. La lumière était diffusée par les Feux-du-Ciel eux-mêmes, qui brillaient à travers le plafond de la pièce composé de cristal : le spectacle paralysa un bref instant les aventuriers par son aspect magique. Puis une silhouette se découpa à leur gauche, sortant silencieusement d'un renforcement du mur : l'homme mesurait un mètre soixante, de carrure massive et râblée. Un torse aux pectoraux proéminents reposait sur des jambes puissantes ; les bras de l'homme étaient plutôt courts mais extrêmement musclés. Le visage du baron Waï était taillé à la serpe, dur, imberbe ; il avait le crâne rasé ; ses yeux jaunes de fouine brillaient avec un éclat étrange, identique à celui d'un cobra. Sa peau brune faisait ressortir de manière bien visible des sourcils roux et épais. La souplesse de sa marche et la précision de ses gestes s'opposaient d'une manière surnaturelle avec son physique ; les traits de son visage étaient ceux d'un ulmèque mais tout le reste de son allure trahissait le sang gehemdal qui coulait dans ses veines. Il était vêtu d'une armure de cuir noir épais ornementé de minuscules gemmes verdâtres et de plumes, où de nombreuses dagues étaient rangées. Sandro réprima un frisson en évaluant que, de là où était sorti le baron Waï et avec l'effet de surprise, il aurait pu sans mal poignarder deux des membres du petit groupe. De sa démarche silencieuse, le baron alla s'asseoir derrière son bureau :
- Que me voulez-vous ?
- Je vous salue seigneur baron Waï, répondit Sandro en tentant de reprendre son assurance. Permettez-moi de me présenter...
- Je sais qui vous êtes et je m'en moque : répondez à ma question !
- Nous cherchons des renseignements sur Giovanni, coupa diplomatiquement Lucrècia en posant ses mains sur celles de Sandro qui, outré par la façon dont il venait de se faire répondre, menaçait de s'emporter.
- Giovanni ? Ce nom est celui d'un de mes ennemis...
- Nous le savons baron, repris Lucrècia. Et il fait aussi parti de nos adversaires pour des raisons diverses. Nous aimerions régler nos comptes avec lui, mais sachant votre inimitié pour ce bât... Pour ce monstre, nous aurions aimé discuter avec vous.
- Mes affaires m'occupent beaucoup, répartit Waï sèchement. De plus, je n'ai que votre parole en ce qui concerne vos inimitiés avec mon vieil " ami "...
- Elle devrait vous suffire monsieur, s'exclama Sandro outré !
- Et pour quelle raison ?
- Parce qu'un duelliste ne donne pas sa parole à la légère et ne ment pas : notre Code l'interdit !
- Giovanni ne fait-il pas partie de votre corporation de soi-disant personnes " honorables " ?
- Il s'en est exclu par ses actes, reprit Sandro fulminant et serrant les poings.

Il fit un pas menaçant en direction du bureau, mais Lucrècia le retint : " Ne rentre pas dans son jeu, Sandro. Il te provoque volontairement ! " Waï regarda le duelliste dans les yeux, affichant un sourire sardonique. Puis, il reporta son attention sur Shan-Dira et l'examina attentivement : leurs regards se croisèrent et l'air s'échauffa subitement. Les yeux de Waï devinrent semblables à des flammes, tandis que ceux de Shan brillaient comme deux braises ! Puis tout redevint normal... Fabrizzio avait senti le choc des pouvoirs loomiques des deux personnes : ils utilisaient l'un et l'autre la puissance du loom rouge. Sans un commentaire, le baron se leva et s'avança vers le sorcier venn'dys. La tension était montée d'un cran ; Sandro était prêt à bondir sur l'insupportable personnage, tandis que Lucrècia s'escrimait à calmer l'humeur de son compagnon. Shan avait reculé d'un pas après l'assaut magique, mais ses yeux flamboyaient toujours :
- Et toi qui cache ton visage ? Qui es-tu ?
- Je m'appelle Fabrizzio, répondit laconiquement le sorcier venn'dys.
- Et que veux-tu à Giovanni ?
- Qu'il rende compte de la mort d'un des miens !

Le quinquagénaire redressa la tête, et sans ciller fixa le baron Waï ; ils s'observèrent ainsi deux longues minutes puis, le métis retourna derrière son bureau.
- Soit, je vous crois. Mais même si vous avez bien fait de venir me trouver, nous ne pourrons pas faire grand chose dans l'immédiat.
- Et pourquoi, je vous prie ? s'enquit Sandro.
- Parce que mes agents ne m'ont toujours pas renseigné sur la position actuelle de ce chien nécromant. Depuis que je lui ai dépêché mes assassins à Ehmon, il se méfie...

" Que pouvons-nous faire alors ? " demanda Lucrècia avec un brin de déception et d'énervement dans la voix. " Attendre. Waï nous avertira quand il saura où nous pourrons trouver notre homme " répondit Shan sans laisser le temps au baron de le faire. " Pourquoi vous renseignerais-je ? " interrogea le baron en clignant des yeux. " Parce que nous voulons la mort de votre ennemi et qu'armés de ce renseignement, nous pourrions tenter de vous en débarrasser. Si nous réussissons, cela vous enlève une épine du pied et si nous échouons, cela vous économise le prix de quatre tueurs " reprit l'Ashragor. " Fort bien ! Votre logique est implacable. Mon hospitalité vous est offerte le temps que j'obtienne les renseignements qui vous font défaut. Sur ce, j'ai à faire... "
D'un geste, il désigna aux aventuriers la porte par laquelle ils étaient arrivés ; sans un mot, ils quittèrent le bureau. Sandro attendit d'être sorti du palais pour laisser éclater sa colère, mais la médecin arkhé eut l'art de trouver les mots justes pour le calmer. Fabrizzio sous sa capeline souriait à son habitude et Shan marchait en silence vers l'auberge. Le duelliste et la médecin se retirèrent dans leur chambre pour dormir, mais une fois dans le lit, Lucrècia annonça à Sandro ses inquiétudes :
- Je suis sûre que Waï et Fabrizzio ont communiqué sous notre nez : ce temps pendant lequel ils se sont observés m'intrigue... Et puis, Shan est bizarrement renfermée. Et le baron nous a menti : il sait où se trouve Giovanni ! Je ne sais pas pourquoi, il a refusé de nous répondre... Oh ! Sandro, pourquoi tous ces mensonges ?
- Allons, allons, tu as trop d'imagination ma douce, répondit tendrement le duelliste en la prenant dans ses bras.
- Mais non ! Je suis sûre de ce que je te dis !
- Je connais tes talents, mais ce que je veux dire c'est que nous ne pouvons pas faire grand chose. Nous ferions mieux de nous reposer maintenant...

*

Le vieil homme était ressorti peu après ; il avait troqué son costume de soierie et de velours ornementé, pour une tenue de voyage élimée et souffreteuse. Ainsi vêtu, il passait inaperçu dans les rues, et se dirigea vers le palais. Aux gardes de l'entrée, il annonça qu'il devait avoir une entrevue avec le baron Waï : peu après, il était introduit dans le bureau du seigneur.
- Je vous salue de nouveau baron.
- Pareillement seigneur Borga : je vois que vous maîtrisez parfaitement le langage codé de Moctezloc...
- Nous l'avons établi ensemble et avec Sharin ! Quel est donc le problème ?
- Giovanni est vivant et a rejoint sa baronnie ! C'est cela le problème !
- Je sais, répondit calmement le sorcier.
- D'après Moctezloc, il était mort à Morte-Rûne...
- Vous saviez bien que non, puisque vous avez envoyé vos assassins.
- Oui, mais je croyais qu'il allait fuir vers Rask et ses alliés de la Scabarre !
- Pour l'instant, il n'a plus très bonne presse auprès d'eux après l'échec de Port-Vaillant ; notre ami commun ulmèque y a veillé.
- Moctezloc ne laisse rien au hasard...
- Sauf les détails concernant le loom ; et c'est pourquoi je suis ici. Je pressentais que le bâtard nécromant viendrait terminer ses affaires magiques et récupérer de l'énergie dans son domaine.
- Je présume, qu'en effet, c'est cela qui va se produire : il a quitté sa forteresse hier pour une direction inconnue. Mes espions le pistent.
- Sont-ils sûrs ?
- N'ayez pas de doute concernant cela : par contre, lui n'est pas seul !
- Allons bon ! Lequel de ses alliés maudits l'accompagne ; la démone Shiva ? Sa catin de demi-sœur Antonina ? Le comte ashragor ? Un nouveau pion ?
- Je crois qu'il s'agit de Vladimir, mais je ne peux vous l'affirmer... Le seigneur Erikson envoie une escouade de ses meilleurs hommes pour vous escorter ; ils seront là dans une semaine et demie. Moctezloc vous recommande d'attendre ici.
- Bien ; nous suivrons l'avis de notre stratège. Il a toujours une excellente appréciation des situations. A dans quinze jours donc...

Le sorcier venn'dys ressortit, satisfait. Il regagnait tranquillement son auberge en sifflotant, songeant avec plaisir au déroulement de son maître plan ; il ne prêta pas attention aux yeux acérés et pers qui le suivaient dans le moindre de ses déplacements. Lorsqu'il rentra enfin dans l'auberge, Shan-Dira sortit des ombres de sa cachette ; " Que dissimules-tu Borga ? Je finirai bien par le savoir. "

CHAPITRE DOUZE

La réunion du Sénat venait de se conclure, sans que rien de passionnant n'ait été débattu pour récompenser de leur ennui les représentants permanents des guildes. Mais Omar Sharin n'en avait cure : la raison de sa présence à la réunion n'avait rien à voir avec une affaire politique. Il s'engagea dans l'un des grands couloirs du Dôme et rattrapa le petit homme d'une soixantaine d'années, vêtu de riches soieries, velours et brocarts, qui passait son temps à essuyer son visage gras et rubicond. Avec une cordialité feinte, Omar se posta à la hauteur du gros homme et le salua. Puis voyant que celui-ci l'ignorait, il s'emporta, le saisit au col et le plaqua contre un mur :
- Mais, mais... bafouilla le venn'dys grassouillet, dont l'expression hautaine venait brutalement de se décomposer.
- Ecoutez-moi, Baptismo. Je ne me répéterai pas : je sais que vous êtes le paravent légal de vos maîtres, mais vous êtes suffisamment corrompu pour avoir vendu vos agents de Port Mac-Kaer.
- Allons Sharin, vous déraisonnez, tenta d'argumenter en se débattant le sénateur.
- Silence ! lui souffla le felsin en resserrant sa prise. Transmettez simplement ce message ; qu'ils laissent donc les nôtres et rien de fâcheux ne se produira... Pour vous et pour eux !

Sharin relâcha sa prise et s'en alla, sans un regard pour le vieil homme hoquetant qui tentait de reprendre son souffle.

*

Les aventuriers s'étaient installé de manière définitive dans l'auberge. L'attente étant au programme, ils avaient décidés de prendre leurs aises. Sandro et Fabrizzio discutaient tranquillement autour d'un verre d'une liqueur vert-bleu acidulée, chaudement recommandée par l'aubergiste. Le goût de la boisson était plaisant et enivrant quant à son prix, relativement élevé, il convenait au tenancier. Fabrizzio avait insisté pour payer et Sandro, après avoir courtoisement refusé et accumulé les politesses, s'était incliné devant le vide de sa bourse :
- Fabrizzio, c'est un réel plaisir que de vous côtoyer, dit le jeune duelliste en savourant une gorgée.
- D'autant que nos objectifs communs nous appellent à voyager quelques temps ensemble.
- Effectivement. Excusez mon indiscrétion, mais lors de notre rencontre, j'ai constaté que vous connaissiez bien les salutations que s'adressent les duellistes de notre République.
- Et pour cause. Je fais parti de la corporation, même si mes aventures sur le Continent m'en ont tenues à l'écart...
- Je le conçois parfaitement. Quelle est votre arme de prédilection ?
- Le fleuret ; rapide, discret, efficace... Je m'en contente.
- Je serai curieux de me mesurer à vous, monsieur.
- Voilà longtemps que je ne pratique plus assidûment l'escrime et à mon âge, je crains de ne plus avoir mes réflexes...
- Vous compenserez, j'en suis sûr, par l'expérience acquise et une pratique plus longue que la mienne.
- Voyez-vous, j'ai pris l'habitude de pallier ma faiblesse par un art proscrit dans la République.

Borga attendit une moue de dégoût ou un blêmissement de la part de son jeune concitoyen, mais il n'en fut rien...
- Je connais la puissance et l'efficacité de la sorcellerie, reprit Sandro. Tout venn'dys venant sur le Continent fait le deuil de certaines valeurs, quand il ne se penche pas plus avant sur l'étude d'un sujet aussi passionnant.
- Vous avez raison, mon jeune ami. Vous y connaissez-vous ?
- Je suis un modeste initié à l'art étrange en comparaison de vos talents : Lucrècia m'a raconté ce que vous pouviez faire. Votre maîtrise de l'élément feu est exceptionnelle !
- Il est vrai que j'ai passé quelques années à étudier cela. Mais, reprit le quinquagénaire après avoir avalé une rasade, je crois que je vais finalement accepter la passe d'arme que vous me proposez.

Fabrizzio se leva et adressa quelques mots à l'aubergiste : celui-ci hocha la tête en signe d'assentiment et s'empressa vers son arrière-cours. Le sorcier interpella Sandro : " Il nous laisse jouissance de sa cour pour que nous puissions nous exercer. " Le jeune homme se leva, un sourire aux lèvres ; le duel était l'une de ses grandes passions, mais il manquait cruellement d'adversaires escrimeurs pour se mesurer à lui. Avec un soupir nostalgique, il rejoint Fabrizzio, en repensant aux combats qu'il avait jadis livré pour défendre son honneur, celui d'une dame ou encore celui d'un riche " ami " à Brizzio...

*

Shan-Dira avait accepté d'accompagner Lucrècia faire des emplettes et découvrir la ville. Pour l'Ashragor, tout ce qui lui permettait d'éviter le sorcier Borga était bienvenu. La médecin Arkhé, réjouie d'être accompagnée, ne désespérait pas de voir l'éclaireuse de bonne humeur. Même si l'éducation de Sardela lui avait décrie la maison de Princes Mortiféres comme un regroupement de mystiques sauvages, monstrueux et jouant avec les forces obscures, Lucrècia trouvait le calme, l'assurance et l'expérience de Shan plutôt rassurante. Mais au bout d'une heure à arpenter les rues en pentes de Tepyük, la jeune femme comprit que l'Ashragor s'ennuyait. Quelque chose dérangeait l'éclaireuse vêtue de cuir. Alors qu'elles sortaient de la boutique d'un parfumeur, Lucrècia proposa de boire un rafraîchissement. Une fois installées à la terrasse d'un estaminet, l'arkhé amorça la conversation :
- Shan, tu devrais me dire ce qui te tourmente ? Je sais que les ashragors n'ont pas l'habitude de se détendre ou de s'amuser, mais enfin...
- Tu as raison, petite fille, répondit l'éclaireuse en tournant son visage masqué vers Lucrècia qui rougit de colère. Mais, toi qui es si douée pour deviner les émotions, ne sais-tu pas déjà ce qui me dérange ?

Les yeux pers brillaient avec une intensité de fauve : Lucrècia qui s'apprêtait à monter sur ses grands chevaux, sentit un frisson la parcourir. Dans le regard splendide de la femme masquée, elle distinguait une foule d'émotion qui se mélangeait en une dangereuse alchimie. Les mots de la médecin lui restèrent bloqués dans la gorge. Shan constatant l'effet qu'elle venait de produire, se détendit et glissa une parole de réconfort :
- Ne t'inquiète pas Lucrècia. Je ne vais pas te dévorer...
- J'aurai presque pu y croire, se reprit la jeune femme avec une voix moins affermie qu'elle l'aurait souhaité...
- Tu as raison, plusieurs choses me tourmentent comme tu dis. Par quoi veux-tu que je commence ? Et tiens-tu vraiment à savoir ?

Lucrècia n'arrivait pas à cerner le caractère de sa compagne : l'ashragor semblait s'y entendre pour brouiller les cartes et sautait d'une humeur à l'autre. Ce qui n'était pas pour rassurer la médecin, les seuls cas identiques qu'elle avait rencontré étant ceux de dangereux exaltés, de fous ou de personnes ivres mortes. L'arrivée de l'aubergiste lui permit de se reprendre : " Que me reproches-tu exactement Shan ? " questionna la médecin. " Rien contre quoi tu puisses lutter ; la jeunesse, l'innocence et la beauté. Ta liaison avec Sandro m'indispose... Tout cela me rappelle ce que j'ai perdu " répondit d'une voix calme Shan-Dira en caressant son masque de cuir. " Et je n'ai plus l'habitude de fréquenter des gens comme vous : j'ai passé cinq ans enfermée à Castel Sang pour étudier les Arts Etranges du loom rouge " reprit-elle. " Tu te méfies de Fabrizzio aussi ? " questionna au bout de quelques instants la médecin Arkhé. L'éclaireuse hocha affirmativement la tête.
- Tu penses qu'il nous cache des choses, toi aussi ?
- J'en suis sûre. Ecoute Lucrècia, je l'ai vu remonter au palais du baron Waï peu après notre rencontre. En fait, je suis sûre qu'ils se connaissent bien et trament quelque chose. Et cette curiosité qu'il a, pour nos dates et lieux de naissances respectifs, m'intrigue...
- Il t'a questionné là dessus toi aussi ?
- J'aimerai jeter un coup d'œil à ses affaires pour me rassurer, mais il passe trop de temps dans sa chambre pour cela.
- Nous pourrions le retenir Sandro et moi, s'exalta Lucrècia. S'il est un vrai venn'dys et que son éducation est bonne il ne refusera pas une partie de cartes.
- Tu en es sûre ?
- Nous ne perdons rien à essayer. Pendant ce temps, tu pourras discrètement fouiller ses affaires. Je me charge du reste : après tout, je peux très bien mentir quand je veux !
- Parfait. Ce soir alors, conclut l'éclaireuse Ashragor en vidant son verre d'un trait.

*

- Je ne comprends pas ce qui a poussé Sharin à sortir ainsi de ses gonds.
- Pas plus que moi, Giovanni. Mais votre demi-sœur est formelle ; Baptismo a failli en avoir une attaque... Nous savons désormais que notre guilde écran au Sénat est " grillé ". Sûrement en raison des imprudences de notre représentant !
- Le Cristalion a certes des objectifs opposés aux nôtres pour les Baronnies mais pourquoi ont-ils agit de manière si franche ?
- Sans doute veulent-ils mettre la main sur nos ressources loomiques et s'approprier le locus dont nous avons pu nous assurer le contrôle. Cela correspond bien avec les tentatives d'assassinant sur votre personne.
- C'était donc eux ! Mais pourquoi ne pas me l'avoir dit plus tôt ? répondit le bâtard nécromant dans un claquement de dents sinistre qui montrait bien sa colère.

" Parce que je n'en étais pas absolument sûr " reprit le comte Vladimir. " On voit bien que ce n'est pas vous la cible. Mais maintenant que vous " savez ", j'espère que vous pourrez pallier la situation... " grogna Giovanni. " En doutez-vous mon ami ? " répondit avec calme et assurance l'interlocuteur du bâtard. Son regard se posa sur Giovanni et ce dernier ne put qu'y lire la confiance terrible et typique de Vladimir. " Très bien ", souffla le venn'dys-ashragor, " dans ce cas, nous pouvons continuer notre route puisque nous sommes en sécurité " ironisa-t-il en posant son regard sur la frêle silhouette de l'esclave rousse enchaînée au poteau central de sa tente. " Je vous laisse " conclut le comte en se levant.
Alors qu'il quittait la tente sur un gémissement féminin de peur et de désespoir et le claquement d'une gifle, le vent se leva pour lui apporter l'odeur de brulé et de carnage du village dans lequel ils s'étaient arrêtés. Des cris de souffrance lui parvenaient depuis les tentes des soldats de Giovanni qui s'amusaient comme leur maître : " Décidément, songea le comte, la barbarie et la sauvagerie sont des cartes de visite merveilleuses. "

CHAPITRE TREIZE

- Je dois reconnaître que votre style est surprenant, Fabrizzio.
- Oh ! J'ai vraiment perdu la vivacité de vos vingt ans mon ami, répondit le quinquagénaire venn'dys transpirant abondamment. Mais vous aviez raison : mon expérience a compensé.

Les deux duellistes venaient de terminer leur combat sur un match nul ; c'est en bras de chemise, s'épongeant avec des serviettes généreusement mises à disposition par l'auberge, que les venn'dys comparaient leurs talents respectifs. Le tenancier leur apporta une grande carafe de jus de fruit, alors qu'ils discutaient d'une botte surprenante employée par Fabrizzio : " J'avoue ! J'ai vu rouge ! J'ai bien cru que vous alliez utiliser un tour quelconque durant le duel " s'exclama Sandro. " Notre conversation précédente m'avait incité à tenter cette feinte : je sentais que vous craigniez que je n'utilise ma magie et j'avais compris que vous y connaissiez suffisamment en Arts Etranges pour saisir mes gestes " s'enorgueillit le mage Borga.
- Vous m'avez bien feinté ; je ne peux pas en dire autant... Ma tentative qui suivit immédiatement la vôtre a lamentablement échoué...
- Les Ulmèques disent ; " on n'apprend pas à un vieux singe à faire la grimace. " L'expérience m'a permit de remonter les touches de retard. Ne sous-estimez jamais la ruse d'un adversaire plus âgé !
- Pourtant... Votre style m'en rappelle un autre ! souligna le jeune homme avec un brin de suspicion dans la voix.

A ce moment, Shan-Dira et Lucrècia entrèrent dans l'auberge : les deux venn'dys se levèrent dans un parfait ensemble. La jeune arkhé se jeta au cou de Sandro et l'embrassa ; il répondit avec tendresse et emportement. L'éclaireuse ashragor salua d'un bref hochement de tête le sorcier Borga qui galamment lui fit une aimable révérence.
- Oh Sandro, j'ai une faim de loup ! Cette promenade m'a ouvert l'appétit...
- Fort bien ; nous venons de nous " dérouiller " avec Fabrizzio et je crois qu'il va falloir très vite nous refaire une santé !

La soirée commençant à peine, les aventuriers passèrent à table. Lucrècia monopolisa presque entièrement la discussion, décrivant avec force détail les rues colorées de la ville, les boutiques et les multiples produits exotiques que l'on y trouvait. Parfois, elle demandait des précisions ou des confirmations à Shan, qui abondait dans son sens. La curiosité et l'excitation alternaient successivement dans la conversation de la jeune médecin, qui s'extasiait sur le mélange original des cultures ulmèque, lore et arkhé dans la ville. Puis, après que Sandro eut exposé ses connaissances et ses conclusions architecturales sur la cité, Lucrècia se tourna vers Fabrizzio et questionna avidement sur l'histoire de la contrée. L'alcool de cactus aidant, le vieux mage, aiguillonné sur l'un de ses sujets de prédilections, ne tarissait plus. Sandro commençait à sentir la tête lui tourner et se demandait quelle mouche avait piqué sa jeune amante.
Shan se leva d'un geste difficile, s'excusant auprès de ses compagnons et prétextant la fatigue et l'abus d'alcool, se retira. Ses compagnons la saluèrent, mais Lucrècia ne laissa pas retomber la conversation. Insistant fortement auprès de Sandro pour qu'il commande une nouvelle tournée d'alcool de cactus, elle pressait toujours le mage Fabrizzio de répondre à ses questions sur les raisons du mélange étonnant d'arkhés, d'urbis et de lores qui caractérisait les Baronnies. Celui-ci en arriva à la conclusion que le mouvement des lores de la contrée de Gillian et des Baronnies Rouges se mêlait à l'émigration de l'empire arkhé de la Pierre de Vie. Quant à la population urbis, elle constituait sûrement la population dominante originale de l'Ecrin avant l'arrivée des guildes. Lucrècia raffolait des détails et semblait prise de passion pour l'ethnologie.
Sandro s'était rapidement senti exclu du débat et n'avait pu s'empêcher de le prendre mal : il avait reporté son attention sur trois autochtones qui, dans un coin de l'auberge, s'adonnaient au lancer de couteau. Il allait boire sa énième gorgée d'alcool de cactus. Il avait perdu le compte depuis un moment quand Lucrècia lui adressa la parole : " Oh s'il te plaît, Sandro ! Accepte ! " demanda Lucrècia avec un air implorant. " Cela nous ferait tellement plaisir... " Le jeune homme avait perdu le fil de la conversation et se tourna vers son amante avec un air d'incompréhension : " Oui... Evidemment... Mais enfin de quoi parles-tu ? "Lucrècia le tança avec un sourire cajoleur : " Allons Sandro, une partie de carte ! "
Se sentant soudain en terrain de connaissance, Sandro se redressa avec un air conquérant : " Pour sûr, je suis des vôtres ! " Lucrècia applaudit de plaisir et l'embrassa avec un empressement et une fougue qui sortait largement de l'étiquette. Sandro lui répondit avec une spontanéité égale, tandis que le sorcier Borga se frottait les mains de contentement. L'alcool avait fait son effet et les trois aventuriers se laissèrent aller ; dans l'ambiance de l'auberge, leur attitude passa d'ailleurs inaperçue. La partie se prolongea tardivement, Lucrècia en dépit de son manque notable de pratique insistant pour continuer. Ce ne fut qu'avec le départ des derniers clients que d'un commun accord, Sandro, Lucrècia et Fabrizzio cessèrent leur jeu et décidèrent d'aller se coucher.

*

Vers la fin de la matinée, Shan-Dira alla frapper à la porte de la chambre de Lucrècia ; une voix joyeuse lui répondit, l'invitant à entrer. La jeune arkhé se brossait les cheveux en chemise de nuit, assise sur le rebord de la fenêtre. Un désordre d'habits et de draps régnait dans la petite pièce. En dépit de l'air qui entrait par la fenêtre, une odeur fauve persistait dans la pièce. L'instinct, autant que ses sens affinés, le signalèrent à Shan :
- Bonne aventure, Shan ! La nuit a-t-elle été bonne ?
- Moins agitée que ne le fut la tienne, Lucrècia, répondit l'ashragor.
- Sûrement ; Sandro était d'humeur galante ce matin même... Il m'a vraiment fait découvrir des sensations que...

Lucrècia s'interrompit brutalement ; en se retournant, elle avait croisé le regard de l'éclaireuse. Celui-ci était plein de colère et d'envie. Soudain gênée par ce qu'elle venait de dire, la médecin arkhé sentit le rouge lui monter aux joues et elle balbutia dans un souffle : " Je m'excuse. " Elle se rappela soudainement de sa conversation de la veille et un court silence s'installa : " J'ai fait d'étranges découvertes dans la chambre de notre compagnon ", reprit Shan. " Quoi donc ? " questionna Lucrècia, ravie de changer de sujet. " Beaucoup de calculs astrologiques sur nos dates de naissances ; Fabrizzio est féru en la matière. Il transporte quelques ouvrages de références et un télescope ; en plus, il possède une carte de la région et des indications étranges y sont portées. "
- Que désignent-elles ?
- Je n'en suis pas absolument sure, mais je pense qu'il s'agit des locus des Baronnies, de divers sites sacrés ou mystérieux, où le loom est réputé avoir une influence...
- Je ne comprends pas... Qu'est ce qu'un locus ? Et quel rapport avec nous ?
- Fabrizzio est un mage, donc cela pourrait ne pas être étonnant, reprit Shan-Dira en poursuivant sur son idée. Mais il est très, voire trop, bien renseigné : certains sites ne devraient pas être connus de lui... Comme celui de Castel-Sang, par exemple...

L'Ashragor prononça ce nom avec difficulté, car il lui rappelait une douloureuse expérience. Le Castel-Sang était une place forte de la guilde ashragor du Poing Rouge, pour laquelle elle avait travaillé. Elle était chargée de gouverner la forteresse et d'en étudier les mystères loomiques. Mais lorsque Giovanni était venu pour tendre un piège aux rebelles locaux, il avait provoqué un cataclysme magique en usant sans précautions de ses pouvoirs. La réaction en chaîne qui se produisit ensuite anéantie Castel-Sang et manqua de tuer Shan... Mais elle avait survécue et s'était terrée dans l'arrière-pays le temps de se soigner. Elle apprit alors que Giovanni avait capturé l'une de ses amies prénommée Ilian, puis avait trahi le Poing Rouge en faisant s'effondrer son influence locale. Comble du malheur, Shan devint le bouc émissaire de cette affaire, le responsable réel étant supposé mort... Lucrècia nota le silence de l'Ashragor mais n'insista pas et relança sa compagne pour qu'elle finisse l'exposé de ses découvertes. " Pas grand chose de plus, malheureusement... ", conclut l'éclaireuse en s'appuyant au rebord de la fenêtre. Lucrècia enfilait ses habits, quand Shan fit soudain un pas en retrait : elle venait de voir quelque chose d'étrange dans la rue :
- Qu'y a-t-il ? demanda Lucrècia surprise.
- Je crois que Fabrizzio joue la " fille de l'air ", répondit l'ashragor en jetant un coup d'œil prudent dans la rue.
- Et où se rend-il ?
- Vers la grande esplanade, je crois...
- Mais c'est là-bas que Sandro est parti faire ses exercices matinaux !
- Bien... Reste ici, je vais suivre ce maudit sorcier, affirma d'un ton péremptoire la femme vêtue de cuir.

CHAPITRE QUATORZE

Fabrizzio se dirigeait d'un pas nonchalant vers l'esplanade ; cette grande place, taillée à même la roche du piton sur lequel Tepyük été construite, surplombait les terres arides environnant la cité. Une fontaine occupait le centre de l'endroit et divers arbres odorants l'entouraient. Le sorcier venn'dys souffrait encore de l'abus d'alcool de cactus et sa tête bourdonnait. Il était habillé de ses meilleurs atours et en dépit de la chaleur estivale, il portait sa lourde mante au capuchon rabattu. Il inspecta de son regard acéré les gens qui déambulaient sur la place et aperçu enfin celui qu'il cherchait.
Le baron Waï, habillé en paysan, fumait tranquillement, accoudé à une balustrade de grès d'où la vue sur les alentours était superbe. Sa massive silhouette semblait au repos et il ne portait pas d'armes : Fabrizzio savait pourtant que les poings du baron lui suffisaient pour tuer. Il s'approcha, en toussotant pour s'annoncer, et s'installa à côté du seigneur des lieux :
- Je sais où il va...
- Parfait, répondit avec un plaisir évident le vieux sorcier.
- Lui et ses hommes ont fait incursion hier sur les territoires au sud de ma baronnie et razzié un village.
- Cela est bien dans ses habitudes. Y a-t-il du loom dans cette contrée ?
- Selon mes agents, il se dirige vers les Marais Haldéens.
- Combien de temps lui faudra-t-il pour l'atteindre ?
- Au plus quatre jours...
- Nous ne pouvons attendre, alors !
- Mais les ordres de Moctezloc...

Le baron Waï s'interrompit dans sa phrase ; son œil aiguisé avait repéré la silhouette élancée de Sandro qui, en bras de chemise et rapière au côté, venait de déboucher d'une allée au petit trot. Le jeune duelliste remarqua le costume de Fabrizzio et se dirigea vers lui. Le seigneur Borga réagit avec un temps de retard et allait s'adresser au baron Waï quand il s'aperçut de la présence de Sandro : " Fabrizzio, je vous salue ", déclara enjoué le duelliste. " Sandro... " répondit le sorcier d'une voie où perçait l'embarras. " Vous êtes vous remis de notre soirée ? Je vous présente mes félicitations, vous êtes un joueur redoutable " précisa Alessandro. " Sans doute... Mais vous voyez, je prends l'air frais pour récupérer " rétorqua le mage. " L'air frais ? Monsieur, nous ne devons pas avoir les mêmes perceptions du chaud et du froid " plaisanta le jeune homme.
" C'est tellement vrai ! " songea Fabrizzio. Voyant que le duelliste ne lui prêtait pas attention, le baron Waï entreprit de s'esquiver. Il profita de la conversation des deux venn'dys pour quitter l'esplanade, quand son intuition l'avertit d'une présence cachée. Il observa attentivement les alentour, cherchant où se dissimulait " l'autre ". Il sentait qu'un chasseur se tenait à l'affût non loin. Il porta son regard vers les deux venn'dys toujours en discussion, lorsqu'il remarqua enfin l'ombre suspecte.
Shan-Dira avait rattrapé facilement Fabrizzio. Lorsque ce dernier avait engagé la conversation avec un autochtone, elle s'était dissimulée. Elle trouvait étrange que Fabrizzio se déplace si loin de ses appartements pour discuter avec un ruffian quelconque. En observant la silhouette massive et le crâne rasé du paysan, elle finit par identifier le baron Waï. Puis Sandro arriva et interrompit la conversation des deux hommes. Waï s'était nonchalamment esquivé ; " impossible que ce jeune nigaud de duelliste ne l'ait pas reconnu ! " pensa-t-elle. Mais il semblait bien que si. Sandro continuait tranquillement sa conversation :
- Je vous ai dit tantôt signore Borga que vos techniques ne m'étaient pas inconnues. J'ai beaucoup réfléchi à cela depuis...
- Et quelles sont vos conclusions ?
- Que je pratique presque le même style que vous, avec plusieurs variations notables. Néanmoins, c'est l'école de Giovanni et, moi mis à part, je ne lui connais pas d'autres élèves !
- Votre raisonnement se tient de bout en bout, sauf sur un point. L'escrime de Giovanni ne lui est pas propre...
- Qu'insinuez-vous ?
- Que le sieur Michaele a lui aussi apprit le noble art auprès d'un maître et que je suis celui-là !

Sandro marqua un temps d'arrêt en réalisant qui était vraiment Borga. Le sorcier laissa un sourire étrange passer sur son visage et se tourna vers le jeune homme avec un air supérieur :
- Comprenez vous maintenant mes motivations ? Ou bien dois-je encore vous donner d'autres explications ? Je ne peux pas laisser indéfiniment mon propre élève (Fabrizzio avait franchement appuyé sur le terme) bafouer les règles essentielles de notre Code ! Aviez-vous tellement peu confiance en moi qu'ils vous aient fallu détourner mon attention pour fouiller mes affaires en espérant y trouver une réponse ?
- De quoi parlez-vous ? demanda Sandro d'un air absolument ahuri.
- Allons, j'ai bien compris votre petit jeu d'hier soir, à vous, Lucrècia et Shan... De plus, vous auriez du songer que ma chambre était protégée par mes tours d'arts étranges !
- Mais enfin, monsieur Borga, je ne comprends vraiment pas un traître mot de ce que vous dites !
- Cessez mentir, jeune homme. Je comprends la...
- Monsieur, retirez immédiatement ce que vous venez de dire ! Jamais un de Petris ne fut traité de menteur sans que l'offense n'ait été sur-le-champ réparée !

La tension entre les deux venn'dys était monté en flèche. " Si vous le souhaitez ainsi... " Le sorcier Borga défit son manteau d'un geste ample et dégagea ses armes de leurs fourreaux avec une maîtrise parfaite. Selon le Code, une provocation en duel, quelle qu'en soit la raison, ne pouvait être refusée. Sandro, outragé par les remarques du quinquagénaire, se mit en garde presque aussitôt. De leurs cachettes respectives, Shan et le baron Waï observaient toujours attentivement la scène et portèrent la main à leurs armes.
Sandro prit l'initiative d'ouvrir les hostilités d'une estocade que Fabrizzio para adroitement de sa rapière avant d'engager une riposte qui trouva sur sa trajectoire la main-gauche de son jeune adversaire. Quelques passes d'armes suivirent sans que ni l'un ni l'autre ne trouvent de défauts dans leurs gardes respectives. Les deux adversaires s'étaient déjà affrontés, ils venaient de mesurer leur volonté d'engagement et optèrent chacun pour une solution opposée. L'expérience de Fabrizzio sentait la nervosité dans les gestes de son jeune opposant qui le serrait au plus près. Sandro pour sa part estimait que sa résistance et sa vivacité finirait par dépasser le quinquagénaire.
La flèche suivante de Sandro fut aussi rapide qu'appelée. Le sorcier Borga para sans difficulté de sa rapière, préparant déjà sa riposte. Il fut surpris de voir Sandro porter de tout son poids sur la lame, enchaînant sur une prise de fer avant d'ajuster un coup de taille de son autre arme. Borga laissa échapper un grognement de douleur, alors qu'une entaille sanglante se dessinait sur le haut de son épaule. Sa maîtrise de l'escrime lui permit cependant de ne pas être désarmé et de se désengager : " Je crains que votre " grand " âge ne vous joue des tours monsieur ", lança Sandro d'un ton ironique et blessant. " Allons, votre incapacité loomique vous fait redouter un autre genre d'attaque ! " rétorqua le mage. " Et vous enfreindriez ainsi le Code ! " souligna son jeune vis-à-vis. " C'est possible... " répondit Fabrizzio avec un sourire sardonique.

Soudain, le quinquagénaire fit un pas de recul et abandonna sa garde au profit d'une étrange gestuelle accompagnée de phrases dans une langue ancienne. Sandro sentit une sueur froide lui parcourir l'échine. Son adversaire recourait visiblement à l'Art Etrange, en dépit des règles du duel. Pris d'une rage et d'une inquiétude intense, le jeune homme s'élança vers le mage pour l'atteindre au plus vite... Mais Borga avait anticipé cette réaction et se fendit interceptant de sa rapière la charge audacieuse de Sandro. Celui-ci laissa échapper un cri de douleur quand la rapière de son adversaire pénétra ses chairs et lui entailla le bas-ventre. Il tomba au sol, lâchant ses armes, plié par la douleur et crachant du sang : " Un adversaire moins résistant n'aurez pas survécu à mon " étripeur ", jeune inconscient. De plus, j'ais retenu mon coup ! ", se gaussa Borga en s'approchant de son adversaire vaincu. " Mais le combat n'est pas fini ", éructa Sandro en serrant les dents.
Dans un ultime effort de volonté, il s'était redressé. Compressant son ventre sanguinolent et dans un hurlement de douleur, il avait décoché un splendide coup de pied rotatif à la face de Borga. Celui-ci, surpris, reçu le coup en plein visage et tomba au sol, sonné. Le baron Waï et Shan-Dira sortirent alors de leurs cachettes et se rapprochèrent. Sandro, livide comme un cadavre, parvint à ramasser son arme et se posta au-dessus de Fabrizzio : " Surprenant n'est-ce pas ? Un coup que je dois à Naïma ", dit-il en pointant sa lame sous la gorge du mage. " Naïma ? " interrogea ce dernier encore mal remis et le visage ruisselant de sang. " Oui... Une... Amie... "

Le jeune venn'dys s'effondra littéralement sur le quinquagénaire. Il était gelé et la mort semblait devoir le prendre. Tout à coup, Waï apparut dans le champ de vision de Fabrizzio et celui-ci remarqua enfin la silhouette vêtue de cuir de Shan pointant une fine arbalète d'os dans sa direction. Le déclic caractéristique du trait se fit entendre, mais le baron encaissa le carreau avec un hoquet de souffrance. Il avait protégé le venn'dys à la grande surprise de Shan. Waï posa un genou à terre, mais ses bras se détendirent brusquement, projetant en direction de l'éclaireuse ashragor quatre lames finement ouvragées et humides d'une substance verdâtre. La vivacité et l'armure de Shan lui permirent d'éviter deux des couteaux, mais les deux autres traversèrent son cuir : elle s'effondra la seconde d'après en poussant des gémissements de douleur atroces... " Qu'avez-vous utilisé, baron ? " demanda le sorcier Borga en se relevant avec difficulté. " Singe Vert : mortel et rapide ", répondit l'ulmèque au crâne rasé avec la froide précision d'un médecin. " Elle ne doit pas mourir, baron... Pas encore... Ni ce jeune imbécile ! "
En maugréant, le baron se pencha sur l'ashragor inanimée et lui fit avaler une liqueur rose : puis il retira enfin le carreau d'arbalète. Borga pendant ce temps avait commencé une incantation et ses mains se nimbèrent d'un jaune chaleureux. Le sorcier avait une confiance suffisante en sa maîtrise de l'épée pour s'être engagé dans ce combat. De plus, refuser un duel était proprement défendu par le Code. Aussi lorsque son jeune concitoyen l'avait provoqué, il n'avait pu se soustraire ! Durant l'affrontement, il était redevenu un épéiste, oubliant ses machinations et ses plans. Vaincre son opposant était devenu son seul objectif et sa botte secrète lui était apparu comme le meilleur argument pour clore le débat, même s'il n'avait pas complètement appliqué son coup qui aurait alors était assurément fatal. Fabrizzio avait besoin du jeune homme et savait que sa magie parviendrait à le soigner. Les plaies de Sandro commencèrent à se refermer et le sang cessa de couler ; " cela ne sera que provisoire : il nous faut un chirurgien ! " s'exclama le mage. " J'envoie chercher l'Arkhé " répondit laconiquement Waï en se dirigeant vers les miliciens accourant à grands pas. Tandis que le baron ordonnait à ses hommes de faire évacuer Shan et Sandro, Borga se rhabillait et nettoyait son visage.

CHAPITRE QUINZE

La chaleur du feu et le lourd parfum des encensoirs venaient ajouter à la pesanteur de l'ambiance. La tension était grande entre les interlocuteurs. Lucrècia arborait une mine austère et méfiante. De plus, la fatigue et le stress de l'opération sur Sandro, qu'elle venait de terminer, ajoutaient encore à son animosité. Shan était assise dans un coin obscur de la pièce ; elle n'avait pas prononcé un seul mot depuis son réveil. Elle avait été désarmée par les gardes du baron, " pour plus de sécurité ". Son regard était brûlant de rage et ne cessait de fixer la silhouette musclée de Waï. Celui-ci avait l'air décontracté. Seuls les bandages au niveau de l'épaule signalaient qu'il avait été blessé récemment. Néanmoins, ses gestes précis et rapides montraient combien il était attentif aux moindres faits et gestes des autres personnes. Borga pour sa part avait pris place dans un profond fauteuil. Son visage portait encore les stigmates du coup de pied reçu tantôt. Il semblait passer en revue les éléments de la conversation qu'il allait lancer. Il leva enfin son regard vers Lucrècia et Shan :
- Tout d'abord, mes félicitations Lucrècia. Vos talents de médecin ne sont pas usurpés.
- Si vous n'aviez pas éventré Sandro, je n'aurai pas eu à y recourir, répondit avec agressivité la jeune femme.
- Certes, mais il semble bien que monsieur de Petris ne me laissa pas le choix. N'est-ce pas Shan ?

Le sorcier porta son regard dans le recoin d'ombre où se tenait l'ashragor, mais il n'obtint même pas un signe ou un grognement d'approbation. Seul le regard pers, emplie de fiel, fit comprendre au quinquagénaire que l'éclaireuse lui accordait son attention. Il reprit :
- J'ai du faire face à la rage de sieur de Petris quand je l'ai traité de menteur. Il prétendait ne pas être au courant du fait que vous aviez fouillé ma chambre, voilà quelques temps.
- De quoi parlez-vous, Borga ?
- Ne faites pas l'innocente Lucrècia. Je n'ai pas vos talents de psychologue, mais ma magie me permet de savoir ce qui se passe dans mes appartements, même en mon absence...

L'annonce de Fabrizzio déstabilisa la jeune arkhé. Elle n'avait pas l'habitude de prendre en compte les Arts Etranges dans ses raisonnements et ne parvenait pas à savoir si le vieux mage lui tendait un piège. Shan sortit enfin de son mutisme, allant droit au but comme à son habitude :
- Très bien Borga. En effet, j'ai fouillé ta chambre et je ne t'ai jamais fait confiance. Tu caches trop de choses... Quant à Sandro, il ne savait rien de ce projet effectivement. Votre duel n'a rimé à rien !
- Sauf que Sandro a failli mourir je te rappelle, siffla Lucrècia gagné par la colère et l'énervement.
-Telle n'était pas mon intention, fit remarquer Fabrizzio sur un ton posé.
- Alors quelles sont tes motivations, vieil homme ?
- Abattre Giovanni ma chère Shan, que vous vouliez ou non me croire !
- Vous semblez avoir des " alliés " autrement plus importants que nous pourtant, reprit l'ashragor en désignant d'un hochement de tête le baron Waï.
- J'ai une baronnie à gérer et Giovanni n'est pas mon seul ennemi, répondit froidement Waï.
- Alors pourquoi vous en occuper ? Quand nous nous intéressons à lui ?
-Tout simplement, Lucrècia, parce que le temps est venu, répondit Borga.
- Et que ce fils de chien attaque mon domaine, ajouta le baron.
- Vous l'avez donc retrouvé, s'exclama Lucrècia ! Mais alors qu'attendons-nous pour lui donner la chasse ?
- Que Sandro soit sur pied, conclut Borga.

Un lourd silence tomba. Chacun se plongea un bref instant dans ces pensées, analysant les paroles des autres. La jeune arkhé se leva et commença à faire les cent pas : son inquiétude était visible. Borga demanda au baron d'aller prendre des nouvelles de Sandro. Waï appela l'un de ses hommes et alla se servir un verre d'une liqueur verte. Shan ruminait quelque chose. Lorsque le garde du baron vint annoncer que le duelliste n'était toujours pas sorti du coma, Lucrècia poussa un soupir désespérant et retourna s'asseoir. Elle murmura pour elle-même qu'il faudrait plusieurs jours à Sandro pour se remettre. Shan quitta sa position et vint se poster devant Borga :
- D'où tenez-vous cette carte des locus et des sites riches en loom, que j'ai vu dans vos bagages ?
- Le fruit de près de vingt ans de recherche en Baronnie, ma jeune dame.
- Et que voulez vous dire par " le temps est venu " ?
- En dehors de mes recherches loomiques, je suis féru d'astrologie. L'horoscope de Giovanni m'a révélé qu'il avait un rôle à jouer dans le destin de l'écrin !
- Vous croyez en ces superstitions, seigneur Borga ? Vous me décevez beaucoup, ironisa Lucrècia.
- Pourquoi les étoiles qui guident nos navigateurs, ne seraient pas non plus les indices de la route que suivent les Natifs ?
- Cela n'engage que vous, Borga.
- Votre père vous a donné une éducation parfaitement venn'dys, j'en conviens Lucrècia. Cependant, je suis absolument convaincu que, dans peu de temps, Giovanni croisera son destin. Et cela, grâce à nous !
- Vous vous prenez pour le grand navigateur de l'horoscope ?
- Ironisez tant qu'il vous plaira, jeune femme. Néanmoins, il faut nous hâter de rejoindre le bâtard nécromant et mettre un terme à sa vile existence !
- Mais dans quel but faites-vous cela, Fabrizzio ? questionna Shan, toujours suspicieuse.
- Il déshonore les escrimeurs et moi-même qui suis son maître d'armes ! Il est responsable de la mort de plusieurs de mes amis. Enfin, si nous ne l'arrêtons pas, il risque de prendre le contrôle d'un nouveau locus ! Il serait ainsi bien plus puissant et dangereux...
- Mais que pouvons-nous y faire ? Et puis, il me semble que le baron Waï a une armée à sa disposition pour courir sus au chacal, insista Lucrècia.
- Certes, mais des personnes décidés comme vous, Shan ou Sandro ont plus de chances ! La motivation fait tout dans cette affaire ; Giovanni s'est déjà fait une réputation propre à insuffler la peur dans le cœur des meilleurs guerriers !

" Y compris lui ? " questionna Shan en regardant le baron avec une lueur mauvaise. " Le baron va nous accompagner pour affronter le bâtard nécromant. Cela répond-il à votre question ? " L'ashragor laissa percer un sifflement ironique d'admiration. Waï la regardait sans laisser transparaître une émotion : il savait qu'il pouvait la vaincre à tout moment et cela suffisait pour lui. Borga toussota pour attirer l'attention et entreprit d'exposer son plan d'action. Ils partiraient dès que Sandro serait remis sur pied, pour le sud de la baronnie là où, selon les derniers rapports, les forces de Giovanni avaient frappé. De là, ils se mettraient en chasse, laissant le soin aux troupes du baron d'éliminer la troupe du nécromant... Après un bref temps de silence et constatant que personne n'ajoutait rien, Borga se leva et conseilla à chacun de se préparer. Lucrècia lui emboîta le pas et retourna au chevet de Sandro. Le baron et l'éclaireuse ashragor se lancèrent un dernier regard de défi et quittèrent la salle.

*

Sandro ne sortit du coma que plusieurs jours après son affrontement : il gratifia Lucrècia de son plus charmant sourire quand il l'aperçut assise à côté de lui. Les deux amants s'embrassèrent avec chaleur et Lucrècia se fit un devoir d'expliquer la situation au jeune duelliste. Cela dura longtemps et probablement personne n'aurait pu trouver les mots capables de convaincre Sandro de la bonne foi de son rival Borga... Personne, hormis Lucrècia, à qui il devait la vie et qui avait dans son cœur une place à part. Une fois raisonné, le jeune homme n'eut de cesse que de vouloir partir au plus tôt, mais la médecin arkhé lui fit remarquer qu'il n'était pas encore complètement remis. Elle prit comme illustration la grimace de douleur qui se dessina sur le visage de son amant quand, dans un élan de fierté venn'dys, il tenta de se lever affirmant qu'il ne s'était jamais senti aussi bien. Force lui fut de reconnaître que la douleur était encore la plus forte. Le soir même cependant, Sandro reçut un visiteur inattendu.
- Monsieur de Petris, je suis heureux de voir qu'avec les soins de Lucrècia vous serez debout sous peu.
- Seigneur Borga, répondit Sandro avec une politesse forcée.
- Je voulais m'entretenir avec vous de Giovanni. Lorsque l'heure sera venu, vous aurez probablement à l'affronter en vis-à-vis. Nous autres nous aurons bien assez à faire avec ses hommes et ses alliés.
- Il n'est pas certain que dans un affrontement de masse, je puisse avoir à m'expliquer directement avec lui Fabrizzio !
- Certes, certes... Mais les Arts Etranges du nécromant devront être contré : les siens et celui de ses alliés. Lucrècia vous a précisé ces détails, dont nous parlions durant votre inconscience, je suppose ?

Sandro confirma d'un bref signe de tête. Borga, qui s'était assis dans un fauteuil, se leva et alla se poster à la fenêtre de la chambre. Pendant un instant, il contempla les plaines arides qui à perte de vue entouraient Tepyük. Son regard s'attarda sur un groupe de paysans arkhés, simplement vêtus en pagne, qui rentraient des champs irrigués qu'ils exploitaient de l'autre côté du piton où s'accrochait la forteresse. Sandro perçut de la gêne chez son concitoyen et cela le surprit énormément : Borga n'était pas du genre à se laisser aller à une émotion quelconque. Fabrizzio pour sa part hésitait à engager la conversation ; en fait, ce n'était pas sa personne ou ses plans dont il voulait discuter et cela le mettait mal à l'aise. Ce fut donc le jeune homme qui prit l'initiative :
- Qu'attendez-vous Fabrizzio ? Je sais que vous voulez me parler de quelque chose...
- Les talents de Lucrècia déteignent sur vous semble-t-il... Mais j'aimerais en effet que vous m'éclairiez sur un nom que vous avez employé tantôt... Qui est cette amie que vous nommez Naïma ?
- Naïma, répéta d'un air dubitatif le jeune venn'dys.
- Vous l'avez mentionnez avant de sombrer dans l'inconscience, après m'avoir décoché ce magistral coup de pied...
- Ah ! Je vois... Naïma est une de mes amantes.

La voix du jeune homme avait frémi en prononçant ce mot : il lui semblait soudainement imparfait, incomplet. Depuis quelques temps déjà, Sandro s'interrogeait sur le sens exact de sa relation avec la jeune felsin et constata qu'elle lui manquait encore.
- Si vous pouviez être plus disert, reprit Borga devant le silence du jeune duelliste.
- Oui... Bien sûr... C'est une felsin qui pratique les arts martiaux de son peuple. Nous nous sommes rencontrés à Port Mac-Kaer voici près d'un an. Pourquoi vous intéressez-vous à elle ?
- Et bien ce prénom revêt une importance capitale pour un... Ami. Connaîtriez-vous le nom de famille de votre amante ?
- Son nom complet est Kakour et je puis vous la décrire si cela peut servir, répondit Sandro.

Un sourire sans arrière-pensée se dessina sur le visage du vieux mage. Sa satisfaction était empreinte d'un bonheur qui n'échappa point à Sandro. Fabrizzio l'air réjouis, reprit :
- Je crains que ce ne soit inutile. Néanmoins merci de la confiance que vous me témoigniez et de l'aide que vous m'avez apporté.
- Chaque chose a un prix, seigneur Borga. J'entends fixer le mien immédiatement. Consentiriez vous à me guider dans la voie de la sorcellerie ?
- Je suis surpris d'entendre cela mon jeune ami. Les Arts Etranges ne vous rebutent donc pas ?
- Non pas et de plus, comme nous allons affronter des sorciers autant que je ne sois pas complètement désarmé. Et j'aimerais aussi ne pas tomber régulièrement dans la feinte que vous me " servez " à chacun de nos affrontements !
- Ceci mon cher de Petris est une botte secrète que j'ai confectionnée précisément pour les membres de notre Maison, si suspicieux et si craintifs par rapport à la magie ! J'en garde l'originalité...

Ce fut sur cette dernière remarque que Fabrizzio tira sa révérence, en lançant un " Quant à l'étude du loom, nous commencerons demain ! " Il croisa Lucrècia sur le pas de la porte et lui adressa un salut très digne ponctué d'un baisemain des plus distingué. La médecin arkhé marqua un temps d'arrêt, surprise, avant de rentrer dans la chambre. Sandro lui assura que l'attitude de Borga était normale et il attira doucement la médecin à lui ; celle-ci, après une opposition de principe, se glissa dans les bras du jeune homme et leurs lèvres se joignirent.

CHAPITRE SEIZE

L'odeur âcre de sang et de fumée était portée par le vent jusqu'au seigneur Giovanni. Il réorganisait ses troupes en prévision de la dernière partie de son voyage. Les saccages répétés à l'encontre de la baronnie de Waï avaient atteint leur objectif : réunir suffisamment de prisonniers pour monnayer son passage aux transients qui gardaient, avec application, l'accès à la ziggurat mythique d'Irkallu... Giovanni avait déjà eût recours à des tractations de ce genre pour obtenir l'énergie loomique qui alimentait ses pouvoirs. Il donna ses derniers ordres avant de se retirer sous sa tente.
Une jeune fille rousse, nue et dont le corps portait les stigmates divers des jours et des nuits qu'elle avait passé avec le sinistre personnage lui jeta un regard affolé... D'un geste impérieux, il lui signifia d'approcher. Avec soumission, la jeune femme s'exécuta... Tandis qu'il se laissait déshabiller par son esclave, Giovanni songea avec amertume à la brutale disparition du comte Vladimir. Le personnage s'était absenté tantôt, réclamant du bâtard qu'il l'attende. Giovanni n'admettait pas qu'on lui dicte ses actes, mais il ne pouvait se soustraire à l'influence de son maître. Bien des années auparavant, alors qu'il n'était qu'un enfant, le duelliste perverti avait été vendu comme esclave aux ashragors. Vladimir avait fait son acquisition et l'avait patiemment formé pour en faire l'un de ses agents dans la République venn'dys. Giovanni considérait encore le comte comme son mentor et son maître, même s'il refusait de l'admettre ! Il s'allongea sur sa couche, laissant son esclave le caresser avec des gestes inquiets et hésitants. Il la regarda avec froideur, tout en glissant sa main dans les cheveux couleur de feu, qu'il agrippa soudain d'un geste, arrachant un couinement de douleur à la fille. Il l'attira vers ses lèvres et l'embrassa, avant de la basculer et de la posséder avec violence.
Une fois qu'il eut assouvi son désir, il se détendit légèrement et ses yeux se posèrent sur son guilder. Ce pendentif symbolique était la marque de son ancienne appartenance à la guilde du Poing Rouge. L'une des faces du médaillon portait le symbole de la guilde qui l'avait fait forger. Au revers, selon un vieux mythe guildien, s'inscrivait le destin qui attendait le porteur du pendentif sur le nouveau Continent. D'un geste anodin, Giovanni retourna le guilder et contempla l'absence parfaite de signes. Nul dessein, nul pictogramme chargé de symbolique : seulement le froid métal plat et sans marque...

*

L'ambiance tamisée de l'auberge était propice aux multiples conversations d'alcôves. Dans leur coin reculé, les deux hommes discutaient pourtant avec intensité. Rien ne venait trahir leur origine : ni accent, ni costume... D'ailleurs, comme tous les clients, ils portaient les mêmes habits noirs et rouges, les mêmes gants et le même masque blanc. En fait, même le personnel arborait le même déguisement uniforme. Rien ne permettait de s'identifier, d'autant que la coutume de la maison interdisait que l'on se présente ou utilise son nom. Mais les deux hommes se connaissaient suffisamment pour parvenir à se retrouver : au besoin, leur langage codé et secret venait confirmer qu'ils étaient bien membres de la guilde du Cristalion.

Waï remercia son masque, qui lui évitait de montrer son inquiétude ! Moctezloc, habituellement si mesuré et maître de lui-même, s'exprimait avec empressement et angoisse :
- Je ne saisis pas ce qui a pu se produire ! Nous n'avons retrouvé dans les appartements de Sharin qu'une plume noire... Depuis et en dépit de nos recherches, nous n'avons pas retrouvé sa trace... Il s'est envolé ! Littéralement volatilisé...
- Est-il vrai qu'il a directement menacé Baptismo, leur représentant au Sénat ?
- Oui. Il a perdu toute contenance depuis que Fabrizzio est parti... Mais mes renseignements sont sûrs : les agents de Baptismo ne sont pas responsables de cette affaire... D'après nos sorciers, un événement de nature magique s'est produit dans les appartements de Sharin, mais ils sont incapables d'en dire plus !
- Le seigneur Borga pourrait-il élucider cette affaire ?
- Sûrement : ses talents sont supérieurs à celui de tout nos mages réunis ! Il dépasse même certains prêtres du Soleil...

Le baron Waï se renfrogna : il n'aimait pas voir remettre en question la puissance du clergé de la Maison Ulmèque. Après un bref silence, il reprit :
- Dois-je l'avertir, Moctezloc ?
- Non ! Il serait capable de commettre les pires absurdités ! Même s'il est plus sage et mesuré que jadis, il reste un venn'dys. La passion vient toujours obscurcir leur jugement quand ceux qu'ils aiment sont impliqués. Je connais les folies qu'il a déjà commis pour sauver Sharin, autrefois, des griffes de cette secte de la contrée de Gillian, bien à l'ouest d'ici... Il remuera ciel et terre pour la retrouver ! Il est préférable qu'il ignore cette disparition et poursuive son projet initial...
- A ce sujet, il me charge de vous dire que le dernier acte devrait commencer. Je suis heureux de pouvoir enfin donner la chasse à Giovanni... Au fait, le seigneur Erikson est arrivé hier avec ses hommes.
- Bien... Vous ne tarderez plus à partir !
- En quittant cette auberge. " Les étoiles sont en place ! " m'a dit Borga. Quant à Sharin, avez-vous une piste ?
- La plume noire est l'ancien symbole de la guilde de l'Epervier pour laquelle nous avons travaillé, il y à plusieurs années avec Borga et Erikson. Vladimir le grand maître s'en servait pour faire comprendre à nos concurrents que nous ne voulions pas voir nos intérêts menacés... C'est une idée empruntée à la secte qui avait enlevé Sharin.
- Les Zarithes procèdent de même, Moctezloc... Mais je doute qu'ils aient un lien dans cette histoire.
- Vérifiez toutefois, baron... Ceci dit, je pense que nous aurons l'occasion de reparler de tout cela.

Les deux hommes se saluèrent et quittèrent l'auberge l'un après l'autre. Le baron Waï s'éveilla dans sa chambre spartiate en haut de sa forteresse de Tepyük, tandis qu'à plusieurs lieues de là, Moctezloc s'étirait avant de quitter son lit pour rejoindre le monde de Cosme.

*

La nuit était agitée par la stridence des éclairs et le roulement du tonnerre déferlant avec fureur sur les coteaux de Port Lilian. Dans la vaste auberge, le silence du sommeil n'était plus troublé que par l'écho du déchaînement des cieux. Mais dans l'une des chambres, le sommeil d'une des clientes était troublé. Elle se débattait et s'agitait nerveusement et finit par son sortir de son rêve dans un cri sauvage d'angoisse. A ses côtés, sa compagne se réveilla brusquement et contempla la jeune femme tremblante et en sueur. Son corps souple et sculptural, aux courbes fermes et appétissantes, était secoué de tremblements annonçant la crise de larmes nerveuses, qui ne tarda pas à envahir les grands yeux verts pailleté d'or de la kheyza.
Le regard embrumé d'Ilian rencontra celui de sa sœur d'âme Naïma et vint se lover dans les bras fins et réconfortants de la courtisane felsin. La jeune femme avait une vingtaine d'année, aux formes agréables. Elle impressionnait par son allure élancé et fine, mais les muscles roulant sous sa peau témoignaient d'exercices physiques répétés tout en se mélangeant harmonieusement avec le charme ensorcelant de la danseuse de harem. Sa peau bordeaux présentait les caractères d'un entretien et d'un soin de la plus grande qualité. Ses yeux en amandes reflétaient la lueur des éclairs comme ceux d'un chat. Ses très longs cheveux noirs encadraient sa superbe silhouette d'une cape plus sombre que la pénombre de la chambre. Tout en la réconfortant et en la serrant contre elle avec tendresse, Naïma s'enquit de ce qui troublait ainsi sa compagne :
- " Celui qui gît par-delà le labyrinthe des douleurs "... Naïma, c'était effroyable ! J'ai vu des choses terribles ! Un monde de ténèbres souterraines, au-delà du temps et de Cosme ! Mes ancêtres me parlaient et me montraient son royaume de souffrance... Et à la sortie de ce dédale, je l'ai vu... Il était abominable, amorphe...

Ilian cacha son visage contre la poitrine de la felsin, étouffant un sanglot d'angoisse. Un frisson de malaise parcourut l'échine de Naïma : sa compagne n'avait peur de rien et ne se laissait jamais aller à l'abandon. Elle caressa les cheveux noirs cherchant à la rassurer avec une patience et un tact intimiste qu'elle maîtrisait parfaitement. Au bout d'un moment, Ilian avait repris suffisamment son sang-froid pour terminer le récit de son rêve :
- J'ai vu le démon, Naïma. J'ai vu Giovanni, vivant et auréolé de gloire, abattre son épée sur Cosme et ouvrir les portes du Labyrinthe. La Voix-du-Monde m'a dit que je retournerais là-bas pour me battre.

La voix d'Ilian tremblait en évoquant sa némésis, autant de haine que de crainte contenue. Ses yeux étincelaient de rage et Naïma y discerna des éclairs rouges et mauves.

*

Baptismo dormait mal, en dépit d'une consommation abusive de substances tranquillisantes concoctées par son médecin personnel. Des cauchemars le hantaient régulièrement depuis peu. Il se tourna et se retourna en sueur... Son attention capta soudain un étrange cliquetis venant d'un des coins de sa chambre. Il se redressa en sursaut, tandis que le bruit se précisait et s'amplifiait. A tâtons, le sénateur chercha le cordon de sa sonnette afin d'appeler ses serviteurs, tandis que pareil à un serpent en reptation, le bruit se rapprochait. " Des cliquetis de chaînes ! " songea soudain le venn'dys. Il poussa un hurlement de terreur au moment où une poigne puissante lui enserra le bras. Une voix susurra alors doucement à son oreille et le sénateur Baptismo faillit défaillir en reconnaissant l'accent du comte Vladimir.
- Baptismo... Vous avez été très imprudent, Baptismo...
- Sei... Seigneur Vladimir. Je... C'est un honneur de vous voir, bafouilla le venn'dys.
- Vous avez été démasqué, Baptismo, continua le comte ashragor en resserrant son étreinte.
- Mais monseigneur... geint le diplomate.
- Vendre notre agent Isodomare fait de vous le débiteur d'une vie envers l'Alliance Impie. Et vous allez le payer : " Celui qui gît par delà le labyrinthe " n'aime pas les incapables !

Ce n'est qu'au matin que les serviteurs de Baptismo découvrirent l'horreur. Le sénateur avait été déchiqueté et mis en lambeau par des milliers de crochets et d'hameçons, écorché vif tandis qu'il était écartelé, selon l'avis de son médecin... Aucune explication ne pu être fournie et même les mages ashragors ne parvinrent pas à nommer le démon responsable de ce carnage.

CHAPITRE DIX-SEPT

Journal de bord du capitaine Déolius Argiannelli, 14e jour de la quarte bise 210 AA.
C'était trop beau ! Le temps nous avait été clément jusqu'ici, mais l'Océane s'est brusquement fâchée alors que nous commencions à longer les côtes des Contrées de Gillian. Une forte houle, signe avant coureur de tempête, a commencée à agiter les flots à hauteur de Port Lilian. Nous avons décidés avec Sheyfir d'opter pour la solution la plus sage et de nous mettre à l'abri dans le port le temps que la tempête passe. Mais mieux vaut perdre quelques jours plutôt que mon navire et mon équipage. Selon les vieux loups de mers de Lilian, le déchaînement des éléments pourrait durer plusieurs jours…

La petite troupe avançait à bon rythme dans les plaines ocres et desséchées. Vers l'est, les premiers contreforts déchiquetés et irréguliers des rochers nus et gris des monts Dasht Kevir commençaient à se distinguer. Les Feux-du-Ciel continuaient de répandre une chaleur lourde, mais une fraîcheur bienfaisante due au fleuve Abrax permettait de supporter la température. Un couvert de végétation et d'herbes rases et jaunâtres parvenait à conquérir lentement les sols, à mesure que les cavaliers laissaient derrière eux la plaine aride et le piton rocheux où se trouvait Tepyük.
En tête du groupe marchait le seigneur Erikson : engoncé dans son armure de métal rouge, sa carrure était réellement impressionnante. Au grand étonnement de Lucrècia, la chaleur ne semblait pas déranger le puissant gehemdal. Celui-ci discutait à voix basse avec Fabrizzio Borga qui, égal à lui-même, portait son épais manteau à capuche rabattue et son costume de voyage. " Le voilà qui complote à nouveau ! " maugréa la médecin à l'attention de Sandro, en bras de chemise et essayant de se rafraîchir à l'aide de son chapeau. Le jeune duelliste répondit par la négative à sa compagne, affirmant que tout le groupe avait les mêmes intérêts. Lucrècia laissa échapper un soupir d'incertitude et se réfugia sous son ombrelle. Elle n'était pas rassurée et avait encore des difficultés à croire le mage Borga. De plus, elle comprenait mal les soudaines lubies de Sandro : vouloir étudier les Arts Etranges lui paraissait inconvenant pour un venn'dys digne de ce nom.

En fin de journée, alors que les Feux-du-Ciel commençaient à descendre vers la ligne d'horizon et que la chaleur diminuait en proportion, les éclaireurs revinrent. Shan-Dira, partie avec eux, se porta au devant d'Erikson et Borga. L'escorte des vingt cavaliers gehemdals fit halte, alors que Sandro et Lucrècia rejoignaient le groupe de tête. L'humeur de Shan était sombre et, avant qu'elle ne parle, la jeune arkhé savait déjà qu'elle rapportait de mauvaises nouvelles : instinctivement elle saisit le bras de Sandro. L'éclaireuse ashragor annonça d'une voix neutre que le village où comptait faire halte la petite troupe avait été pillé et incendié plusieurs jours auparavant. Comme lors des attaques précédentes, les vieillards, les infirmes et les plus jeunes avaient été massacrés. Lucrècia serra les dents et chercha l'étreinte réconfortante des bras de Sandro : lui aussi s'était brusquement raidi. " Voilà trois villages qu'il rase ainsi, ce monstre ! " marmonna-t-il avec colère. Shan compléta son rapport, en signalant qu'une fois encore, une partie de la population avait été emmenée et que cela ralentissait encore la progression des hommes de Giovanni. Erikson lâcha un " Sale chien d'esclavagiste ! " tout en relevant le masque de son heaume, révélant un visage sec au front haut et à la mâchoire carrée. Ses sourcils épais et sa barbe tressée rousse faisait ressortir le blanc de ses yeux aveugles et l'étrange cicatrice bleue qui lui barrait le haut du visage. " Où est le baron ? " questionna d'un ton posé le sorcier Borga. Shan jeta un regard dans la direction par laquelle elle était arrivé : " il nous devance " répondit-elle simplement. Un instant après, Erikson leva la main et les cavaliers mirent pied à terre. De sa voix forte, il ordonna à ses hommes de monter le camp.
La nuit était tombée et le froid l'avait accompagnée. Le gel recouvrait maintenant la plaine desséchée et des panaches de fumée blanche s'élevaient à chaque respiration. Des feux de camps avaient été allumés et les hommes de troupes se serraient autour, en consommant un épais bouillon et des rations de voyage. Sandro et Lucrècia, emmitouflés dans un épais manteau, entrèrent sous la tente de commandement. Il y régnait une température étrangement agréable. Sandro et Borga échangèrent un regard et le jeune duelliste fit alors remarquer à sa compagne que les Arts Etranges avaient finalement du bon pour réchauffer une ambiance. Un instant Lucrècia adopta une moue boudeuse, puis dans un soupir d'aise se rangea finalement à l'avis du duelliste.
Erikson et Shan étaient penchés sur une carte approximative de la contrée, échangeant des propos dans un jargon militaire obscur. Lucrècia essaya de saisir le sens de la conversation et Sandro s'aperçut qu'elle n'y comprenait goûte. Avec sa galanterie naturelle, il se posa en traducteur, expliquant à la jeune fille qu'en dépit de son avance, la troupe de Giovanni était grandement retardée par ses prisonniers. Le commandant gehemdal et l'éclaireuse ashragor tombèrent finalement d'accord : dans trois ou quatre jours, il serait possible de mettre la main sur Giovanni. " Mais quelque chose ne va pas ? " s'interrogea Lucrècia à voix haute.
- Et quoi donc, ma douce ?
- Si Giovanni veut faire du butin et des esclaves... Pourquoi ne remonte-t-il pas vers sa forteresse maintenant ?
- Car, jeune fille, répondit Fabrizzio en levant le nez de son livre d'astrologie, il vient ici chercher du loom.
- Mais à quoi vont lui servir ses prisonniers ?
- Donnant donnant j'imagine... Il va faire un échange avec les gardiens locaux du loom, affirma Shan devant l'incompréhension de Lucrècia.
- Mais qu'y a-t-il donc au sud ? s'enquit Sandro.
- Selon le baron Waï, reprit Borga, un peuple de transients très consommateur de chair humaine.
- Mais c'est abominable ! s'exclama avec dégoût la médecin arkhé.
- Les utilisateurs de magie noire peuvent faire pire, constata froidement Shan.

Le silence tomba. Lucrècia sentit un frisson lui parcourir l'échine. L'éclaireuse ashragor savait sûrement de quoi elle parlait, mais le calme avec lequel elle s'était exprimé ne rassura pas la jeune arkhé. Ses compagnons réagissaient comme s'ils ne mesuraient pas l'horreur des propos de l'éclaireuse : Sandro avait à peine eu une moue de mépris, Erikson et Borga restaient de marbre.
- Nous ne pouvons laisser faire cela, s'écria Lucrècia pour libérer sa tension.
- Je suis d'accord avec toi, ma toute belle ! Capitaine Erikson, nous devons rattraper les maraudeurs au plus vite, s'emporta Sandro.
- Oui-da. Mais nous devrons forcer l'allure dans ces conditions, reprit avec une assurance toute militaire le gehemdal. Où devons-nous retrouver Waï ? demanda-t-il à Shan.
- A la passe de Shdamet, à plusieurs lieues au sud. Il va essayer de ralentir la progression de Giovanni.
- Seul ? Par la barbe du Doge ! Que compte-t-il faire contre une troupe armée ? s'exclama Sandro.
- Frapper et s'enfuir ; une série d'embuscades sur un terrain qu'il connaît. Cela sera suffisant pour nous permettre de les rattraper, conclut Erikson.
- Le seigneur baron me surprend finalement. Il ne manque pas d'un certain courage.
- Ne le considérez pas comme un vulgaire bandit, mon jeune ami, reprit Borga. Ses talents sont multiples et affinés. Nous partirons demain dès l'aube : la nuit n'est pas notre élément...

Les compagnons se séparèrent sur cette conclusion. Sandro et Lucrècia regagnèrent leur tente, de nouveau chaudement serrés dans le grand manteau de fourrure du duelliste. Ils se glissèrent rapidement sous les couvertures, se serrant l'un contre l'autre pour mieux combattre le froid. Mais la jeune arkhé était troublée par la dernière remarque du sorcier venn'dys : elle demanda à son amant s'il avait saisi l'allusion. " Dans cette région, la nuit est soumise à la saison d'hiver et aux puissances du loom noir... Malédiction, les salopards que nous traquons savent s'en servir eux ! " Hors de la tente, un vent glacial se leva amenant avec lui une neige grise...

CHAPITRE DIX-HUIT

Journal de bord du capitaine Déolius Argiannelli, 28e jour de la quarte bise 210 AA.
Avons accostés hier à Mac-Kaer. La tempête nous aura immobilisés finalement six jours à Lilian et semble avoir cruellement porté sur le moral de la petite kheyza. Elle avait effectivement une mine affreuse durant la fin du trajet. Son amie felsin n'a rien voulu en dire à personne et s'est occupée attentivement d'elle. Sheyfir affirme qu'elles sont très liées l'une à l'autre ; je ne veux même pas savoir jusqu'à quel point ! Après tout, tant que les passagers payent et se tiennent tranquilles. Enfin, il semblerait que les soins de Naïma (c'est bien le nom de la dame felsin) est remis Ilian (ça c'est la kheyza) sur pied. Durant ces quelques jours passés à terre dans le havre majeur des Contrées de Gillian, j'ais été contacté pour effectuer le transport d'une cargaison de bois parfumé à destination de Ehmon. Ce chargement représente une somme intéressante et m'intéresse d'autant plus que la guilde des Milles Peuples m'assure également qu'elle dispose probablement là-bas d'un autre chargement dont il faudra assurer le transit via Mac-Kaer. Nous appareillerons demain pour les Baronnies Pirates.

Les trois jours de marche à un rythme soutenu avaient épuisé Lucrècia. Ses compagnons, plus expérimentés et plus entraînés aux conditions parfois extrêmes des expéditions à travers le Continent, n'en souffraient pas autant. Sandro ne quittait plus son amante, la soutenant au physique comme au moral. Il sentait que la jeune arkhé était également affectée par les changements brutaux de saisons et les réalités de la vie aventureuse. Mais le duelliste mesurait aussi que Lucrècia, en dépit de son épuisement, était toujours guidé par son désir de vengeance. Durant les nuits glaciales, le venn'dys s'était enquis des motivations profondes de sa compagne. La médecin lui avait alors raconté les rares souvenirs, impressions et attentions qui lui restaient de ses parents. Elle ne les avait presque pas connus, trop tôt assassinés par le sinistre Giovanni. Cet attachement curieux pour des souvenirs surprenait le venn'dys, tout autant que l'amour filial de Lucrècia. C'était une notion étrangère pour Sandro, qui très tôt avait été rejeté par sa famille ; sa naissance avait été marqué par une étrange manifestation loomique, interprété comme une malédiction par les siens. Ainsi, il avait rapidement été écarté des affaires familiales, ses parents lui accordant tout juste une pension misérable... Néanmoins au bout de trois jours, Sandro et Lucrècia s'étaient contés leurs histoires et leurs rêves : leur tendresse mutuelle s'était renforcé de cet échange.

*

Le nécromant Giovanni tempêtait de rage. Face à lui, ses officiers, au garde-à-vous, essayaient de conserver leur calme et de cacher leur peur. Quant à l'esclave rousse du chef des maraudeurs, elle s'était pelotonné dans un coin de la tente en tremblant. Le rapport qu'il venait d'entendre mettait le venn'dys-ashragor hors de lui. En trois jours, c'était le neuvième de ses hommes qui était abattu ! Les incidents se multipliaient, mettant la troupe en alerte permanente et sous tension. Un ennemi invisible et rusé sapait le moral, l'effectif et ralentissait la progression du convoi. Des rumeurs de malédictions et autres commençaient à circuler. D'un furieux revers de main, Giovanni envoya voler au loin une bouteille de liqueur qui traînait sur sa table de travail et se retourna vers ses hommes. Il était brutalement redevenu aussi froid qu'à son habitude et ses yeux de serpent se posèrent finalement sur ses officiers. Il donna l'ordre de lever le camp, de doubler la garde et de se mettre en route. A marche forcée, le convoi pouvait arriver aux marais Haldéens en peu de jours. Une fois sur le territoire des transients, Giovanni savait que son ennemi renoncerait. Précisant qu'il abattrait lui-même les retardataires, le sombre personnage congédia ses hommes d'un geste. Il se retourna alors vers son esclave et lui intima de ranger ses affaires. " Tant pis pour toi, Vladimir, songea-t-il. Nous ne pouvons indéfiniment attendre ta bonne volonté ! " Le cri d'effroi de sa servante le fit réagir à une vitesse surprenante : il tenait déjà ses armes, quand les ombres dansantes eurent finies de prendre consistance et de livrer passage au comte ashragor ! " Je vous avais dis que je ne m'absenterais pas longtemps " annonça avec un sourire malsain le sinistre personnage.

*

Sandro regardait, songeur, la passe de Shdamet qui en contrebas de l'étroit chemin à flanc de falaise qu'empruntait la troupe d'Erikson, dessinait une monstrueuse balafre blanche dans le massif rocailleux. La neige de la nuit avait déjà fondue sous la chaleur étouffante des Feux-du-Ciel, livrant la région à une brume épaisse. " Par la malpeste ! Faire de la randonnée dans une ambiance de jungle, quelle idée stupide... " grogna-t-il en s'épongeant le front. Il était impossible de voir très loin et la traversé des cols des monts Dasht Kevir éprouvait les nerfs de tous les aventuriers.
Avec un élan nostalgique, Sandro repensa aux chaudes après-midi des rues de Port Mac-Kaer qu'il arpentait quelques mois auparavant avec Naïma : l'image de la felsin revint un instant devant les yeux du duelliste. Même au plus fort de sa relation avec Lucrècia, Sandro était hanté par ses souvenirs. Non vraiment pensa-t-il, jamais une femme n'avait eu sur lui autant d'impact que la courtisane des îles Sasheï. " Il faudra que j'explore les raisons de cet attachement... " songea-t-il en rejoignant ses compagnons.
Shan-Dira rejoint la troupe peu après que les Feux-du-Ciel aient atteints leurs zéniths et dispersées les brumes matinales. Elle avait reconnu attentivement la passe et affirmait qu'elle était franchissable sans risques. Selon ses estimations, le convoi de Giovanni n'avait plus que quelques heures d'avance et avait considérablement ralenti son allure. Après un bref repas, Sandro rejoint Fabrizzio Borga. Sous le regard suspicieux de Lucrècia, les deux venn'dys commencèrent à échanger des propos théoriques sur l'Art Etrange. Fabrizzio sortit de sa blague à tabac une feuille mordorée aux formes ciselées complexes. Il demanda alors à Sandro de se concentrer afin de percevoir l'énergie loomique. Le jeune duelliste s'essaya par deux fois à l'exercice, avant de devoir avouer son échec... Le regard perplexe du sorcier blessa Sandro qui se cru en devoir de s'exercer à nouveau : en vain !
- Vos sens vous limitent, mon jeune ami.
- Ce genre d'exercice est nouveau pour moi !
- Je vous prenais pour un initié, mais vous êtes à peine novice...
- Vous me blessez, Borga. Mais l'Art Etrange n'est pas une pratique régulière chez nous.
- Pour y progresser, vous devez mettre vos sens au diapason de l'énergie de Cosme. Vous ne pourrez manipuler le loom sans le comprendre !
- Excusez-moi seigneur Borga... Je n'ai pas vos années d'expérience, moi, remarqua Sandro sur un ton pincé.
- C'est vrai... Mais je sens que nous allons bientôt affronter des mages puissants... Hélas, vous n'êtes pas prêt...

L'inquiétude creusait des rides dans le front du vieux sorcier. Sandro essaya de détendre son compagnon en lui rappelant que le fer viendrait compenser la magie, mais Borga ne paru pas convaincu. La leçon s'arrêta là. Erikson venait de donner l'ordre du départ et déjà les gehemdals remontaient en selle. Sandro rejoint Lucrècia. Au bout d'un temps, celle-ci s'enquit de savoir si le duelliste faisait des progrès. Devant la dénégation déçue du jeune homme, elle ne put s'empêcher de sourire et de le taquiner. Contrairement à son habitude, Sandro ne s'emporta pas dans un éclat de fierté : les craintes de Borga l'avaient gagné. Lucrècia cerna immédiatement le problème et tenta de rassurer son amant. Celui-ci lui raconta alors sa rencontre avec un mage noir, lors de son expédition dans les environs de la Forêt d'Emeraude en compagnie du conquistador Diego di Migouldin. Les deux venn'dys avaient décidés ce jour là de battre en retraite devant les pouvoirs inconnus du sorcier...
Après une bonne heure de chevauchée, les aventuriers pénétrèrent la passe. Un effondrement de terrain avait creusé ce sillon dans la massif montagneux, exposant aux Feux-du-Ciel une veine de cristaux de sel. L'éclat du lieu se repérait à des lieues par temps clair : de près, il était impossible de le fixer tant la réverbération lumineuse était intense ! La chaleur était étouffante, infernale, quant à l'odeur saline de l'endroit, elle piquait effroyablement le nez et les lèvres. Sandro savait que la traversé serait éprouvante et il entendit Lucrècia souffler de désespoir à son côté.
Shan arriva vers eux et leur tendit une paire de lunettes en cuir : une simple fente permettait de voir devant soi en diminuant l'intensité des reflets. " Pour traverser cet enfer et conserver la vue ", commenta l'éclaireuse Ashragor. " Je vous conseille aussi de vous couvrir le nez et la bouche. " La traversée de la passe se fit dans un silence impressionnant : l'air ambiant était troublé par la chaleur et une poussière âcre s'élevait à chaque pas. Sandro se demanda soudain si Erikson ne cuisait pas littéralement dans son armure. Chaque pas était un véritable cauchemar pour le duelliste mais, dans un effort presque surhumain, il parvint à rejoindre la tête de la colonne. Il interpella le gehemdal d'une voix étouffée par l'écharpe qu'il portait afin d'éviter de respirer trop de poussière :
- Ne devions-nous pas retrouver Waï ici même ?
- Oui-da.. A la sortie de la passe, répondit le gehemdal de sa voix puissante.

Erikson ne semblait pas ébranlé par les conditions insupportables du voyage : Sandro en fut presque choqué. " Ces gehemdals sont aussi solides que les rochers de leur pays glacé ! " songea-t-il. Le silence retomba et la troupe parvint enfin au bout du couloir brûlant et asphyxiant. Sandro remarqua à temps que Lucrècia titubait et il se dirigea prestement vers elle, arrivant assez tôt pour la recevoir inanimée et tremblante dans les bras. La fatigue et les conditions extrêmes avaient finalement eu raison de la jeune femme. Alors qu'un flottement s'emparait de la troupe, Shan-Dira lança un cri d'alerte : Sandro qui allongeait Lucrècia au sol, essayant de mettre en application ses modestes connaissances médicales, leva les yeux dans la direction indiquée par l'ashragor. Il parvint enfin à distinguer la silhouette massive du baron Waï. Fabbrizio se pencha par-dessus l'épaule du duelliste et examina Lucrècia :
- Je pense qu'elle devrait se remettre bientôt, conclut-il.
- Cela n'est pas sûr, seigneur Borga. Sa santé est plus fragile que celle de n'importe lequel d'entre nous.
- Nous ne pouvons cependant pas perdre de temps.
- Ecoutez Fabbrizio, s'exclama Sandro gagné par la colère, je prendrais le temps qu'il faut pour que Lucrècia récupère.

L'éclat soudain du duelliste attira l'attention d'Erikson qui, accompagné de Shan et du métis ulmèque-gehemdal, se rapprocha des venn'dys.
- Inutile de vous emporter, Sandro. Waï vient de m'apprendre une bonne nouvelle, affirma l'aveugle.
- Ne pourriez-vous plutôt m'aider à soigner mon amour ?
- Laisse-moi voir, répondit l'éclaireuse ashragor.

Sans attendre de réponse, elle s'était assise près de Lucrècia, tâtant son pouls et sortant de sa besace diverses herbes séchées. Sandro scrutait le moindre geste de la femme vêtue de cuir. La méfiance ancestrale des venn'dys envers les membres de la maison des Princes Mortiféres venait de surgir dans l'esprit du jeune homme. " Insolation, doublée d'une grande fatigue " conclut Shan en commençant à mélanger quelques plantes dans un pilon. D'une voix inexpressive, elle intima à Sandro d'aller chercher de l'eau et de la faire bouillir. A regret le duelliste s'exécuta : il n'aimait pas se laisser dicter sa conduite, mais l'ashragor semblait savoir quoi faire pour remettre la médecin arkhé sur pied.
Une fois Lucrècia confortablement installé, le jeune homme rejoint ses compagnons. Waï venait d'achever le récit de sa cavalcade solitaire. Le résultat en était l'immobilisation du convoi de Giovanni à une heure de la troupe d'Erikson. Celui-ci parlait déjà de lancer ses hommes au galop, mais le duelliste venn'dys s'y opposa fermement. Pour sa part, il était hors de question de brusquer la santé de son amante : Shan vînt confirmer ses inquiétudes. Le sorcier Borga, le baron Waï et le commandeur gehemdal se regardèrent en silence. Sandro nota qu'Erikson se tournait instinctivement vers ses deux autres compagnons. Il finit par déclarer d'un ton froid : " Vous avez un jour. " Le duelliste manqua s'étouffer d'indignation et posa aussitôt la main à sa rapière, mais avant qu'il n'ait prononcé un mot, Shan intervint : " Cela suffira " conclut-elle.

CHAPITRE DIX-NEUF

Le sorcier venn'dys, Erikson et Waï s'étaient retirés sous la tente de commandement. Les trois hommes discutaient de manière animée de leur altercation précédente avec Sandro et Shan : " Pourquoi perdre du temps ? Nous pouvions les contraindre " grogna Erikson de mauvaise humeur. " Ce n'est pas ce que je désire. Vous savez bien que si les " Etoiles " ne sont pas réunies, Giovanni ne peut être vaincu " répondit Borga. " Je partage néanmoins l'opinion du commandeur. De plus, sans l'intervention de l'Ashragor, nous aurions dus en venir aux mains avec votre " jeune ami ", comme vous dites ", renchérit le baron Waï. " Pris à rebrousse-poil, un venn'dys peut être virulent ! Particulièrement un duelliste. " souligna le mage. " Ne me faites pas rire, seigneur Borga. Je me moque de ses états d'âmes. Si nous ratons Giovanni à cause d'une histoire de femme... " ironisa l'ulmèque.
- Allons baron, coupa Erikson. Fabrizzio ne se trompe pas. Sans lui, nous ne saurions toujours pas pourquoi le bâtard nécromant persiste à survivre à vos tentatives d'assassinats ! Nous n'avons qu'un plan à suivre...
- Laissons les " Etoiles du destin " accomplir leur œuvre. Dans quelques temps, la conjonction astrologique, objet de mes attentions, sera en phase déclinante. Eclipsée par d'autres astres, elle cessera de servir de relais astronomiques aux pouvoirs loomiques de l'archidémon ! Le pacte passé avec " Celui qui Gît " par Giovanni et assurant son immortalité sera donc rendu inopérant, ce qui laissera le temps nécessaire aux agents désignés par le Destin de nous débarrasser du nécromant. Mais cela ne se produira que dans quelques jours : nous pouvions leur en accorder un.
- L'arkhé n'est pas vitale dans ce projet : nous perdons inutilement du temps, insista Waï.
- Oui mais Sandro fait parti des cinq " Etoiles ", de même que Shan ! Et s'ils rompent notre association, nous perdons toutes chances de briser le pacte qui rend Giovanni immortel !

*

" Qui est-ce ? " demanda le bâtard nécromant avec une mauvaise humeur évidente. Giovanni désignait la fragile silhouette solidement ligotée que le comte Vladimir avait amené avec lui. L'ashragor regardait au-dehors de la tente de commandement les maraudeurs en train de lever le campement. Il ne prêtait qu'une attention secondaire au venn'dys-ashragor rongé par la colère. D'une voix distraite, il daigna cependant lui répondre : " Une garantie. Je vous présente Omar Sharin, le représentant de la guilde du Cristalion au Sénat de la Constellation "

Giovanni siffla de surprise et s'approcha du corps inanimé du felsin : il le retourna pour contempler le visage de cet homme dont il avait déjà entendu parler. Les traits délicats du felsin lui donnaient un air extrêmement féminin. Un doute saisit le nécromant : les rumeurs voulaient que Sharin soit un castrat. Il voulut soudain vérifier cette hypothèse et s'apprêtait à déshabiller le felsin. Mais Vladimir l'arrêta :
- Ne vous donnez pas cette peine : Sharin est une femme...
- Comment ? interrogea le duelliste renégat surpris.
- Seuls quelques initiés le savent. Sharin n'est qu'une identité d'emprunt pour celle qui fuit la vindicte d'une secte de l'empire de Phaleen.
- Mais pourquoi l'avoir enlevée ?
- Parce que Borga est éperdument amoureux d'elle - et réciproquement - et qu'il ferra n'importe quoi pour la revoir en vie !
- A commencer par ne plus nous mettre de bâtons dans les roues, ajouta Giovanni satisfait.

Il voulait quand même satisfaire sa curiosité perverse et déchira les vêtements de la felsin inconsciente : il observa ses courbes et ses petits seins avec une lubricité malsaine. Ses mains s'égarèrent à caresser la peau de pêche de la prisonnière et seraient sûrement allées plus loin, si Vladimir ne l'avait rappelé à l'ordre de manière impérieuse.
- Vous la gardez pour vous, c'est cela ? questionna Giovanni narquois.
- J'ai d'autres ambitions pour elle, que la laisser devenir votre jouet. Où en êtes vous avec les prisonniers ? demanda le comte pour ramener la conversation à ce qui l'intéressait vraiment.
- Nous avons assez de " viande " pour satisfaire les chamans et les chefs transients, répondit le nécromant, en laissant la felsin à regret. Mais un franc-tireur nous joue de sales tours depuis quelques jours ! Nous avons perdu du temps et allons devoir nous hâter. D'autant que votre absence...
- Etait nécessaire, coupa Vladimir. Si vous ne pouvez vous débarrasser seul d'un importun, peut-être n'êtes vous pas suffisamment compétent.
- C'est possible, répondit Giovanni en dissimulant mal sa vexation. Mais je reste capital pour vos projets !
- C'est exact ! Vous avez été le seul de mes élèves suffisamment vicieux et volontaire pour survivre à mes enseignements. Et, ipso facto, digne de lier le pacte qui vous rend immortel avec " Celui qui gît par-delà le labyrinthe des douleurs. "
- Vous voyez bien que je ne suis pas si incompétent, reprit le bâtard nécromant narquois.
- Certes, certes, concéda le comte. Vous êtes en symbiose avec le prince démon et le nourrissez de votre vice !
- C'est cela, admit Giovanni en jetant un regard particulièrement mauvais à sa jeune esclave, qui terrée dans un coin de la tente écoutait avec effroi la conversation des deux seigneurs.
- Bientôt nous pourrons le libérer du Labyrinthe, s'exclama Vladimir !
- Mors Ferris est la seule arme qui permet de détruire le gardien de notre maître et contre laquelle il ne peut rien.
- Le Cristalion, cette créature légendaire que servent les membres de la guilde du même nom, va enfin cesser de nous poser problème, révéla l'ashragor qui montra sa bonne humeur.
- Nous partirons au plus tôt mon seigneur, conclut Giovanni.

Le comte se retira avec une révérence polie : il n'avait pas révélé à celui qu'il considérait comme son homme de main, qu'il comptait en faire le réceptacle de la puissance démoniaque de l'archidémon. " Ainsi l' " Enfant " sera investi de la toute-puissance du loom noir, lorsque son étincelle fusionnera avec celle de Giovanni... " songea Vladimir.

*

La marche forcée avait repris : Lucrècia ne tenait en selle qu'avec difficulté et Sandro lui prêtait main forte, tout en tentant de la réconforter. Le moral de la médecin arkhé était au plus bas. Patiemment, avec tendresse, le jeune homme trouva les mots pour la rassurer. Il mettait dans cet exercice toute son expérience de séducteur et d'amant. Shan et le baron revinrent en fin de soirée : ces deux là finissaient presque par s'estimer à force de travailler ensemble ! Mais leurs nouvelles ne réjouirent personne. Les aventuriers se réunirent à nouveau pour discuter de la situation, car les maraudeurs de Giovanni n'étaient plus qu'à une heure d'avance. Ils venaient de quitter les limites " officielles " du fief du baron et s'engageaient dans les marais Haldéens. Cet immense bourbier occupait une large plaine alluviale en contrebas des monts Dasht Kevir et constituait l'exutoire de deux fleuves qui dévalaient des montagnes. Les sols imperméables avaient tout juste cédés un lit étroit aux cours d'eau qui débordaient régulièrement inondant les alentours. L'alternance chaotique des saisons avait fait le reste, empêchant une évaporation rapide des eaux en surplus. Celles-ci avaient finalement pris possession de toute la plaine et pourris la végétation, expulsant les peuples autochtones qui habitaient là.
Seul les hommes serpents, un antique peuple de transients, étaient parvenus à s'adapter. Depuis, ils contrôlaient ce territoire et ses richesses. La plupart des habitants des Baronnies Pirates racontaient que le marécage immense était un lieu de merveille et de miracle. Les initiés et les sorciers, comme Borga, savaient surtout que le loom abondait dans cette contrée ! Cependant pour y accéder, il était impératif de s'accorder avec les transients : ceux-ci réclamaient un paiement en chair humaine " sur pied ". Les hommes serpents poursuivaient ainsi leurs propres projets, obscurs et inconnus, même de ceux qui commerçaient avec eux.
Hélas, la troupe de Giovanni était déjà entré en contact avec les maîtres du marais. Une importante troupe d'ophidiens était venue renforcer les maraudeurs. Selon les estimations de Shan et de Waï, il fallait compter maintenant avec près de cent opposants. Erikson pesa la situation et tous attendaient son jugement : " Nous ne pouvons lancer l'assaut. Trop de troupes chez eux, en plus de leur soutien magique ! " finit-il par conclure. " Alors ? ", questionna Sandro. " Attendons. Les reptiles devraient repartir avec leur " livraison " et la troupe de Giovanni repartira au nord : seule, nous pourrons l'affronter ! " reprit le gehemdal. " Mais que deviennent les prisonniers dans tout ceci ? " s'insurgea Lucrècia. " Nous ne pouvons rien pour eux ", rétorqua la baron de sa voix la plus sèche.

Lucrècia avait pâlie : non, décidément, ses compagnons n'étaient pas les héroïques chevaliers avec lesquels elle pensait faire route. Erikson et Waï, surtout, lui paraissaient des professionnels de la guerre, sans état d'âme et sans cœur. Elle chercha du regard quelqu'un pour soutenir sa position. Shan et Borga semblaient malheureusement de l'avis du commandeur gehemdal. Ses yeux plongèrent dans ceux de Sandro et le duelliste demanda s'il n'y avait aucune alternative possible. Mais lui-même ne semblait pas convaincu qu'il y en eut effectivement une ! " Je pense que Giovanni va rester ici avec une escorte réduite. La majeure partie de sa troupe remontera vers son fief avec les cargaisons de loom qu'il est venu chercher " reprit Fabrizzio. " Qu'est-ce qui le retiendra ici alors ? " s'enquit Shan. " La présence d'une puissance du loom noir. Je la ressens d'ici... " répondit le vieux mage en fermant les yeux.
Il avait annoncé cela comme s'il venait de le découvrir. En fait, il savait de longue date que l'entrée du Labyrinthe, derrière lequel reposait le démon nommé " Celui qui gît ", se trouvait là. La guilde du Cristalion avait passé un pacte avec le gardien du Labyrinthe : elle connaîtrait puissance et fortune mais devrait veiller à ce que les agents humains du démon ne puissent jamais venir le libérer ! Shan et Sandro avaient concentré leurs sens afin de saisir les impressions surnaturelles : l'éclaireuse ashragor hocha la tête, mécontente et le duelliste ressentit la désagréable sensation qu'évoquait Fabrizzio.
Lucrècia jeta un regard fatigué à Borga. Elle était la seule à avoir saisie ! Elle connaissait le vieux sorcier comme un dissimulateur et un menteur de premier ordre : il en faisait encore la démonstration. Mais la médecin arkhé ne fit aucun commentaire. Elle était fatiguée de dénoncer les manipulations, de tenter d'apporter un peu de sentiments humains dans cette expédition de baroudeurs... Sa santé fragile demandait un repos qu'on ne semblait pas décidé à lui accorder. Alors dans son esprit, elle envoya tout à Ashragor, comme disaient les venn'dys et décida d'attendre la suite des événements sans intervenir. Erikson décida que, si les prédictions de Borga se réalisaient, ce dont il ne semblait pas douter, ils attaqueraient au plus tôt. Il renvoya donc Shan et le baron observer le campement de Giovanni.
Le soir se couchait : Sandro, qui venait de terminer son entraînement avec Borga, revint vers sa tente. Il trouva Lucrècia de fort méchante humeur, sans qu'il saisisse exactement pourquoi et se fit " envoyer sur les roses ". Sa galanterie et son éducation lui interdisant de trop insister et l'obligeant à laisser le dernier mot à la dame, il s'éclipsa. Il arpentait le camp rageur, quand Fabrizzio se porta à sa hauteur :
- Lucrècia vous a congédié ?
- Effectivement, cela se voit tellement ? répondit avec agressivité le jeune homme.
- Vous n'y êtes pour rien, Sandro. La fatigue physique et émotionnelle occasionné par ce voyage en est la cause, répondit calmement le sorcier.
- Vous avez sans doute raison, Fabrizzio, reprit sur un ton plus calme le duelliste.
- Accordez-lui donc quelques temps et ne vous laissez pas emporter ainsi !
- Mais je ne sais plus où dormir maintenant, ajouta Sandro d'un ton encore ironique.
- Je vous accorde mon hospitalité, conclut Borga sur un ton amusé.

La nuit s'avança donc sans autre éclat. Mais quelques heures avant le lever des Feux-du-Ciel, Shan revint : les troupes de Giovanni avaient quittées le marais durant la nuit, ainsi que la majeure partie des hommes serpents ! Comme l'avait annoncé Fabrizzio, la tente du nécromant était toujours en place, protégé par une garde réduite...

CHAPITRE VINGT

Ainsi qu'ils l'avaient décidé la veille, l'assaut fut donné à l'aube. Le seigneur Erikson et ses cavaliers avaient revêtus leurs lourdes armures et leurs armes brillaient sous les lueurs naissantes des Feux-du-Ciel qui balayaient à peine les frimas de la nuit. Le gehemdal se plaça au milieu de ses hommes et c'est accompagnés d'un puissant et profond chant de guerre qu'ils avancèrent vers les ruines. Pendant un bref instant, Sandro ressentit une impression étrange, comme si le corps des cavaliers dégageait brutalement une énergie meurtrière surnaturelle. Le venn'dys concentra ses sens à la manière que lui avait enseigné Fabrizzio et il saisit l'épicentre de cette sensation.
D'Erikson le Rouge, marteau levé face aux soleils, émanait une effrayante aura de puissance charismatique. Sandro chercha le regard de Fabrizzio placé à quelques pas de lui... Le vieux sorcier lui répondit d'un hochement de tête affirmatif, alors que Shan glissait à l'oreille de Lucrècia : " tu vas maintenant découvrir la puissance du loom rouge. " Les guetteurs de la troupe de Giovanni eurent vite fait de déclencher l'alerte, tandis qu'Erikson et ses cavaliers se mettaient en formation. Sandro avait l'impression d'assister à un ballet bien réglé de l'opéra de Brizzio. Les gehemdals déferlèrent telle une vague écarlate et puissante. Des détonations se firent entendre et plusieurs flèches s'élevèrent : vaine tentative pour briser la charge de fureur et d'acier... Les cavaliers lourds investirent le camp et se retrouvèrent engagés dans une mêlée sauvage !
Soudain, Shan pointa sa main gantée vers l'orée du marécage : un corps d'hommes serpents, montés sur d'étranges et monstrueux reptiles, approchait. " A mon tour ! " se contenta de dire Fabrizzio avant de commencer une étrange incantation. L'air se troubla autour de lui et la chaleur augmenta brutalement. Sandro sentit Lucrècia appuyée contre lui : la tension et la peur sculptaient son charmant visage en un masque marbré. " Calme-toi, ma belle... " lui glissa-t-il de sa voix la plus rassurante, pendant que Fabrizzio achevait sur une note sèche ses élucubrations : l'air s'embrasa au milieu des transients reptiliens, brisant la cohésion de leur groupe dans un concert de hurlements de douleur et d'effroi. Shan avait posément ajustée son arbalète d'os : son carreau se ficha profondément dans le crâne d'un des ophidien. Il ne fallut qu'un bref instant avant que l'animal ne soit saisi d'un violent soubresaut, qui catapulta au loin son cavalier ! Les hommes reptiles remarquèrent enfin le petit groupe et une vingtaine d'entre eux chargèrent.
" Feu roulant, mesdemoiselles ! " s'exclama Sandro en dégainant ses crache-feux. Shan abandonna son arbalète après un nouveau tir mortel pendant que les armes à poudre du duelliste libéraient leurs charges fatales. Fabrizzio se concentrait de nouveau en silence, enchaînant une gestuelle étrange. Lucrècia, désorientée et perdue, constata que le baron Waï avait pris une posture qui rappelait étrangement le tigre. Les muscles tendus à l'extrême, le métis attendait l'occasion de bondir.
Une nouvelle détonation et un cavalier de plus vidait les étriers. La jeune Arkhé se décida enfin à se servir de son arme, mais son carreau se perdit dans la nature. Les hommes reptiles se rapprochaient au grand galop. Avec une synchronisation parfaite, Fabrizzio et Waï réagirent. Le sorcier venn'dys ouvrit les yeux et regarda droit vers ses ennemis : des rayons lumineux mordorés fusèrent, incinérant immédiatement un homme serpent et sa monture ! Le baron s'engagea aussitôt dans la brèche ainsi ouverte. Prenant appui sur le cadavre calciné, il effectua un spectaculaire saut acrobatique et se retrouva sur l'encolure d'un des monstrueux sauriens. Avec la vitesse et la précision d'un félin chasseur, il ajusta deux coups de dague au cavalier qui s'effondra dans un hideux soubresaut. Sandro relâcha la détente de son étrange arme à feu. L'impact du projectile arracha la moitié du visage ophidien d'un des hommes en selle. Il dégaina sa rapière, attendant le choc du contact, et plaça son cheval dans la trajectoire des transients, afin de protéger Lucrècia : une fois encore, elle perdait ses moyens.
La mêlée s'engagea, atteignant immédiatement un paroxysme de violence. Le baron Waï dévoilait ses prodigieux talents d'acrobate, sautant d'un adversaire à l'autre. L'un des hommes lézards finit la gorge tranchée, alors qu'un autre s'effondrait, une dague enfoncée jusqu'à la garde à l'arrière de son crâne ! Le métis ne prêtait aucune attention à la plaie sanglante qui lui déchirait le flanc droit. Fabrizzio avait sorti sa rapière et engagé le fer avec les massues des cavaliers. En dépit de son âge, il avait placé un magnifique estoc dans la garde défaillante de l'un d'eux, puis avec une maîtrise consommée, il avait dévié la plupart des coups qui lui étaient destinés. Une entaille sanguinolente tâchait le bras gauche de sa chemise. Shan, pour sa part, faisait face à trois des brutes ophidiens et conservait une garde impeccable. Devant le nombre cependant, elle fut contrainte de reculer, ce qu'elle parvint à faire sans vider les étriers. Profitant de la lenteur de ses vis-à-vis, Sandro en désarçonna un en deux coups vifs et se défendit au mieux contre l'averse de métal qui lui tomba dessus. Il tint bon, plaçant même une riposte audacieuse dans l'œil d'un de ses vis-à-vis qui s'écroula, mort sur le coup ! En dépit de ses efforts, le jeune venn'dys ne put empêcher l'un des cavalier d'engager Lucrècia. La médecin arkhé para in extremis l'assaut violent, mais perdit le contrôle de son cheval qui se cabra. En rattrapant les rênes pour faire tenir son cheval en place, elle lâcha son arme. L'homme serpent poussa son avantage et éclata le crâne de l'animal d'un coup de masse. La femme fut désarçonnée et roula, cul par-dessus tête, quelques mètres plus loin.
Dans la confusion de la mêlée, les montures abandonnées s'égayèrent. Avec un cri sauvage, Sandro piqua des deux et lança son cheval au galop vers l'adversaire de Lucrècia. Il dévia au passage le coup que lui destinait son vis-à-vis, tandis que Waï se hissait d'un saut en croupe du cavalier et lui déchirait l'aine de son poignard meurtrier. L'homme serpent qui se préparait à piétiner la jeune arkhé anticipa la charge de Sandro et asséna un magistral coup de taille que le venn'dys ne parvint pas à détourner. Le duelliste encaissa crânement et riposta aussitôt d'une flèche qui pourfendit son ennemi de part en par. Fabrizzio, de son côté, tenait bon et avait occis l'un de ses adversaires avant qu'il n'ait pu se remettre en garde. Ses parades multiples ne purent empêcher un coup de l'atteindre. Un craquement effroyable se fit entendre quand un os se brisa et le seigneur Borga s'effondra inconscient sur l'encolure de son cheval. Shan parvint à prendre de vitesse ses ennemis et d'un coup sec, elle renversa l'un de ses opposants qui tomba lourdement au sol. Elle cabrait déjà sa monture pour le piétiner, quand ses deux autres opposants broyèrent la cage thoracique du cheval. Celui-ci se retourna et retomba sur l'ashragor. Constatant qu'il ne restait que le baron Waï et Sandro en lice, les hommes serpents les engagèrent.
L'ulmèque évita de justesse le coup qui lui était destiné et laboura les flancs du saurien, coupant au passage les sangles de la selle de son cavalier. Celui-ci chuta et ne se releva pas. A l'autre bout du champ de bataille, Sandro dévia le coup que lui assena son adversaire et, avec une parfaite aisance, perça la garde de l'homme serpent. Il siffla de douleur mais ne s'effondra pas. Lucrècia s'était relevé avec difficulté, encore à moitié sonnée par sa chute et avait armé le crache-feu " emprunté " à son père adoptif. D'un geste malhabile, elle visa le cavalier qui avait saisi par la bride le cheval de Borga et se préparait à achever le vieux sorcier. La détonation se fit entendre et le recul projeta à nouveau à terre la médecin, dans un concerto d'éternuements et un épais nuage de fumée ! La cible de la jeune femme resta un instant figée, avant de s'affaler et d'être entraînée loin du champ de bataille, une patte coincée dans ses étriers. L'homme serpent désarçonné par Shan s'était également relevé et jeté par-dessus la monture de l'ashragor afin de s'assurer la mort de l'éclaireuse. Celle-ci s'était en partie dégagé de dessous sa monture et dans un geste de désespoir dévia le coup qui lui était destiné avec son bras. Le bruit distinct des os brisés se fit entendre, mais Shan ne faisait plus attention à la douleur. Ses yeux lançaient des flammes rouges et l'éclaireuse auréolait d'une lueur écarlate... Elle avait utilisé quelques-uns uns de ses pouvoirs étranges avant le début du combat, et la douleur était devenu quelque chose d'étranger pour elle ! L'homme reptile frappa de nouveau mais rencontra encore le bras brisé de Shan. Il le broya complètement. Il n'eut pas le temps d'en porter un nouveau. Une dague effilée venait de traverser sa gorge et de briser sa colonne vertébrale. La massive silhouette du baron Waï venait d'apparaître derrière le corps de l'homme serpent. Le métis se pencha vers Shan et évalua son état. Il hurla à Lucrècia de venir, tandis que Sandro défaisait le dernier combattant reptilien dans une somptueuse passe d'arme.

*

Dès le début des hostilités, Vladimir et Giovanni s'étaient prudemment éclipsés. L'affrontement tournerait peut-être à l'avantage de leurs troupes, mais ils préféraient ne pas perdre de temps avec un combat d'arrière-garde. Sous la conduite de Ssesskyl, le chef des hommes serpents, ils s'étaient immédiatement engagés dans les marais, afin de rejoindre la ziggourat à moitié immergée d'Irkallu. Même avec leurs pouvoirs réunies et la " Mors Ferris ", il faudrait quelques temps pour parvenir à défaire le légendaire et puissant Cristalion...

*

Les affres du combat avaient cessés. Dans le campement retranché de Giovanni, il ne restait que des cadavres. Les gehemdals et leur commandeur s'étaient emparé de la place, achevant les blessés et ceux qui se rendaient. La moitié des hommes d'armes d'Erikson avaient rencontrés leur destin dans l'affrontement et les survivants s'étaient aussitôt mis à la poursuite des fuyards. Seul le Rouge rejoint les aventuriers : son armure gluante de sang portait les traces multiples de coups qui n'avaient qu'ébréchés les métaux sacrés. Le baron Waï se porta à sa rencontre :
- Borga est dans le coma et l'ashragor est gravement touchée : l'arkhé n'a fait que stabiliser son état.
- Ennuyeux, grogna le seigneur gehemdal. Giovanni et ses alliés n'ont pas participé au combat. Néanmoins le nécromant n'a plus de troupe...
- Allumons un bûcher pour qu'il ne relève pas les morts. Leur matériel nous fournira la matière inflammable !
- Nous n'avons pas de temps à perdre avec cela : mes hommes reviendront s'en occuper dès qu'ils auront massacrés les lâches qui ont fuis...
- Vous voulez poursuivre Giovanni sans Borga, demanda le baron, interloqué ? Et sans " l'étoile " que l'ashragor est supposée être ?

Un cri de surprise retentit derrière eux : ils étaient déjà en position de combat en se retournant. Lucrècia, échevelée, couverte de boue et de poussière, avait fait quelques pas de recul et Sandro, rapière au poing, se trouvait devant elle. Shan venait de se relever ! " Les merveilles du loom rouge... " commenta Erikson à l'attention du baron. Sans attendre de commentaire, il avança vers ses trois autres compagnons et d'une voix qui ne souffrait pas la contradiction, lança ses ordres. " Shan êtes-vous en état de poursuivre ? " demanda-t-il. " Oui. Même sans bras... " grogna-t-elle en réponse. " Mais c'est impossible. Dans ton état, tu n'iras nulle part ! " objecta Lucrècia à peine remise de sa frayeur. " Je décide de mon destin " affirma l'éclaireuse en fixant la médecin. Celle-ci tenta de soutenir le regard de l'ashragor masquée et de contester, mais elle du baisser les yeux devant la volonté implacable de Shan. Erikson reprit :
- Bien. Lucrècia vous restez ici et veillez sur Fabrizzio en attendant le retour de mes hommes. Sandro, Waï, Shan et moi-même allons traquer le nécromant immédiatement !
- Je vous accompagne, affirma la médecin arkhé.
- Cela n'est pas nécessaire, insista le gehemdal étonné de la contestation.
- Vous allez encore vous battre ! Dans votre état à tous, vous aurez très vite besoin d'un médecin !
- Mais Borga... reprit le Rouge, que la colère commençait à gagner.
- Je ne peux plus rien pour lui, s'exclama la jeune femme ! D'ailleurs, voici vos hommes qui reviennent d'accomplir leur sale besogne : ils pourront le garder !
- Bien. Alors en route, conclut Erikson en se dirigeant vers le marais. Shan, prends les devants avec le baron ; trouvez la piste de ces chiens !

Dans un silence lourd et une ambiance tendue, les aventuriers s'engagèrent dans le marécage. Sandro s'était abstenu de tout commentaire. Il craignait d'exposer Lucrècia dans un nouveau combat, mais ne voulait pas non plus heurter sa volonté : elle aussi avait un compte à régler avec Giovanni ! L'éclaireuse et le métis n'échangeaient pas un mot et communiquaient par gestes. Ils découvrirent rapidement les traces de Giovanni et de sa suite. " Cinq personnes au plus " constata le baron. " Dont un homme lézard ! " annonça Shan, en enfilant un heaume d'acier noir, dont l'emplacement des yeux luisaient comme des charbons ardents. " Il a le sang froid... " ajouta l'ashragor pour ses compagnons surpris. " Et les deux autres ? " interrogea Sandro. " Des prisonniers qu'ils gardent comme boucliers probablement " répondit froidement Waï.

*

L'ambiance d'étuve du marais permettait la prolifération des moustiques et des sangsues. L'accumulation de végétaux pourrissant et les vasières rendaient toute progression difficile. Même avec leur guide, Giovanni et Vladimir, l'un traînant son esclave rousse et l'autre portant sur l'épaule la felsin ligotée, progressaient avec lenteur. Parfois, dans ce décor sordide, une colonne brisée et mangée par les mousses dépassait de l'eau stagnante. Le marais céda peu à peu la place à un sol plus dur et, au détour d'un arbre pourrissant, ils contemplèrent la base massive et rongée par la végétation de la ziggourat. On aurait dit une montagne effondrée en son centre et personne ne se rappelait en quels temps cette hallucinante construction avait été bâtie. Vladimir s'arrêta un instant pour contempler la ruine imposante, tandis que Giovanni poussait devant lui sa prisonnière épuisée et tremblante. Ssesskyl n'avait même pas daigné stopper, mais commenta de sa voix sifflante et dans un guildien haché " Ici... Plus loin... Loom ! "

*

Les aventuriers progressaient au plus vite : Sandro soutenait Lucrècia, épuisée, tendis que Waï et Shan avançaient avec assurance, suivis du seigneur gehemdal. Soudain un cri de douleur devant eux les avertit qu'ils n'étaient plus très loin de leurs proies. Le baron, l'ashragor et Erikson forcèrent l'allure.
C'était Vladimir qui venait de hurler ! Sa prisonnière, loin d'être inconsciente, travaillait depuis le début de leur randonnée avec acharnement et discrétion à défaire ses liens. Dès qu'elle y était parvenu, elle avait saisie l'occasion : Sharin avait ajusté un coup de coude violent au comte ashragor, espérant lui briser la nuque. Mais celui-ci était plus résistant que sa fragile silhouette ne le laissait deviner : sous l'impact, il avait cependant relâché la felsin et était tombé à genoux. Sharin, habilement réceptionnée, se préparait déjà à ajuster un coup de pied à son adversaire. Le comte interposa par réflexe son bras, qui produisit un craquement désagréable et arracha un nouveau grognement de souffrance à l'ashragor mutilé. Il agrippa la felsin et tous deux roulèrent dans le marais, continuant leur corps à corps. Giovanni et Ssesskyl se préparaient à porter secours à Vladimir, lorsque Shan, Erikson et Waï débouchèrent dans la clairière.
Le baron et le guerrier gehemdal se jetèrent à l'assaut ; l'homme serpent s'interposa, tandis que le bâtard nécromant faisait un pas de recul, projetant en avant son esclave tout en prononçant une étrange incantation en langage démoniaque. Shan interpréta aussitôt. Le duelliste renégat venait de libérer son démon gardien Shiva et lui ordonnait de prendre possession de la jeune lore ! Waï courait droit sur l'homme reptile qui ajusta un coup de taille de son cimeterre. Mais le baron n'était déjà plus devant lui ! Prenant appui sur ses jambes puissantes et anticipant l'attaque de Ssesskyl, il avait effectué un saut périlleux à une hauteur exceptionnelle, esquivant le coup... Il acheva sa culbute aérienne sur les épaules de l'ophidien, qui mit les genoux à terre, et planta deux dagues dans ses yeux... Ssesskyl mourut sur le coup mais dans un réflexe purement reptilien, il mordit sauvagement le baron au bas-ventre. L'homme serpent appartenait à la noblesse de son peuple : ceux qui avaient des crochets empoisonnés ! Ces derniers libérèrent leur charge mortelle. Le baron se réceptionna mal et sa cheville dessina un angle bizarre : il tomba lourdement au sol, tandis que sa vision se brouillait et que le poison se répandait dans ses veines.
De son côté, Erikson s'était retrouvé face à l'esclave dont la physionomie se transformait brusquement ; ses mâchoires explosèrent pour laisser pousser des crocs suintants ; les doigts de la pauvre fille connurent un destin identique et furent remplacés par des griffes d'acier noir ; le dos de l'esclave exsudait du sang et ses côtes craquaient comme si un appendice se frayait un chemin sanglant dans son dos. Le corps à corps s'engagea aussitôt entre la démone Shiva et le seigneur gehemdal. La sauvage vivacité de l'une équilibrait la puissance et l'expérience de l'autre. Les griffes touchèrent Erikson mais ne parvinrent pas à traverser l'armure. Soudain, dans un cri de souffrance et de jouissance mêlées, le dos de la créature explosa libérant deux ailes noires et membraneuses : le hurlement du démon déconcerta Erikson qui n'entendit pas venir le coup. D'un revers de ses ailes, Shiva arracha le heaume du gehemdal ! Sonné, celui-ci mit un genou à terre et leva instinctivement son arme pour protéger son crâne dénudé. Mais le démon était déjà passé dans son dos et levait ses serres pour l'égorger. Une détonation retentit alors et la succube fut projeté dans un spasme violent sur le Rouge qui s'étala de tout son long.
Sandro et Lucrècia étaient arrivés sur le lieu du combat. Giovanni qui tentait de s'éclipser se retrouva nez à nez avec son élève : " Arrêtez Maître. Il est temps pour vous de rendre des comptes ! " intima le jeune duelliste. " Tiens donc ! Que fais-tu ici, toi ? N'es-tu pas censé être le chien servile d'une guilde de Mac-Kaer ? " s'exclama le venn'dys-ashragor. " Je vous cherchais pour vous faire rendre gorge, putride charogne ! Vous êtes une tare pour notre corporation et un chancre sur la face de Cosme... En garde ! "

CHAPITRE VINGT ET UN

Shiva sa releva d'un battement d'aile : en dépit du trou sanguinolent qu'elle avait en plein milieu du dos, la créature n'était pas morte. Cependant, elle était folle de rage ! Ses yeux jaunes sans pupille qui étaient venus remplacer ceux de la Lore - au sens propre du terme : ils avaient poussés leurs deux prédécesseurs hors de leurs orbites - remarquèrent la fragile silhouette de Lucrècia, tremblante, qui tenait à deux mains son crache-feu à présent vide. La démone s'éleva et fonça sur la jeune arkhé paralysée par la peur. Elle aurait probablement été lacérée par Shiva, si Shan, jusque là restée en retrait, ne l'avait bousculée d'un violent coup d'épaule ! Un bruit de chair et de cuir déchirée accompagna le hurlement d'agonie de l'éclaireuse : ses yeux pers s'éteignirent et le voile de la mort les recouvrit.
Dans le marais où ils avaient roulés pêle-mêle, Sharin et Vladimir venaient d'achever leur duel. La force surnaturelle du comte lui avait permis de maintenir la felsin sous l'eau suffisamment longtemps pour qu'elle perde conscience. Le vainqueur respirait difficilement et de manière sifflante. Son bras droit ainsi que plusieurs de ses côtes étaient brisés. Il estimait avoir de la chance d'être encore en vie, mais il titubait et se sentait faible : le comte cracha du sang... Vladimir ne vieillissait plus depuis longtemps : ses pouvoirs loomiques l'avaient mis à l'abri de cela ! Mais il pouvait cependant être détruit par une mort violente : Sharin avait été à deux doigts de réussir cet exploit. Traînant sa prisonnière, le comte ashragor remonta péniblement vers la ziggourat. Sa consistance se troubla un instant et il devint presque évanescent. Seules ses mains semblaient encore matérielles !
Il arriva juste à temps pour voir le crâne de Shiva éclater comme un raisin trop mûr sous le coup de marteau que venait de lui asséner Erikson. Celui-ci était parvenu à se relever et avait abattu la démone encore penchée sur le cadavre déchiqueté de l'éclaireuse. En retrait, Lucrècia, pétrifiée, regardait le massacre, tandis que Giovanni et Sandro ferraillait comme deux diables sans que nul ne prenne l'avantage.

Le sourire sardonique du bâtard nécromant, révélant son épouvantable dentition de squale, agaçait prodigieusement son jeune opposant. Sandro sentait que le duelliste renégat le laissait s'épuiser. L'arme étrange à la lame cristalline de Giovanni déstabilisait le venn'dys. Il devait anticiper en permanence la trajectoire de la lame qu'il ne distinguait qu'avec difficulté. Sandro avait renoncé à la parade au profit de l'esquive, ayant mesuré que son instinct, plus que sa maîtrise de l'escrime, lui permettrait d'échapper à la morsure de l'épée. Il avait également noté que son maître d'arme évitait précautionneusement d'utiliser Mors Ferris, son arme légendaire, pour parer !
Petit à petit cependant, Giovanni prenait l'avantage. Sandro reculait, mais il ne put éviter de subir la morsure de la lame de son opposant : le sang coula abondamment de la blessure qu'il venait de recevoir au bras. Il riposta d'une estocade habile, mais trouva sur la trajectoire de son coup la main-gauche de Giovanni. Celui-ci, pressant le contact, ajusta une attaque à hauteur du crâne. Le duelliste, qui perdait pied, réagit en interposant sa main-gauche ! Le coup dévia heureusement, mais lui atterri au creux de l'épaule, déchirant au passage son oreille. Le jeune homme ne put retenir un gémissement de souffrance et lâcha son arme de parade.
Giovanni éclata de rire : " Mors Ferris tranche tout les métaux, dit-il en regardant la lame brisée que Sandro venait d'abandonner. Tu es un élève pitoyable ; il est temps de t'abattre comme une bête malade ! " Sandro répondit à l'insulte en se fendant, espérant profiter de la déconcentration du nécromant, mais celui-ci dévia le coup avec aisance. Le jeune duelliste, pantelant, se retrouva face à son maître. Erikson avança alors pour lui prêter main forte, mais Sandro lui lança : " C'est entre lui et moi, Erikson ; vous aurez votre chance après ! " Le gehemdal était homme d'honneur : il comprenait et respectait les règles du duel. Il s'arrêta, tandis que Giovanni éclatait à nouveau de son rire macabre : une flamme s'était allumée dans son regard. La même flamme qui pouvait jaillir dans l'œil d'un chasseur au moment de la curée.
Mais brusquement un concerto furieux s'éleva de la ziggourat en ruine ; des voix antiques psalmodiaient une litanie incompréhensible et un feulement sourd, issu des profondeurs de la terre fit vibrer le sol. L'air se troubla comme sous l'effet d'une chaleur épouvantable et les murs en ruines projetèrent l'ombre d'une créature féline. Une aura mauve se répandit dans la clairière, donnant à la végétation une étrange carnation sanguine. La nature semblait soudain figée par cette manifestation loomique irréelle. Le rire de Giovanni s'éteignit brusquement, tandis qu'Erikson prononçait avec respect : " Le Cristalion ! " Sandro se retourna vers son vis-à-vis : celui-ci avait baissé sa garde et tenait sa tête entre ses mains, comme affligé d'une douleur intérieure. Perché au sommet de la ziggurat, l'ombre de la créature légendaire irradiait d'une lueur mauve. Vladimir, toujours caché, s'inquiétait : " Ce n'est pas possible ! Cette créature ne peut pas agir contre celui qui porte Mors Ferris ! Pas directement... " Le comte jugea qu'il était temps de partir : portant son fardeau, il entra dans les ombres et disparut de Cosme.

*

Ilian s'était effondrée en plein milieu de la cuisine, provoquant un affolement général dans l'hacienda : elle prononçait des phrases incohérentes, probablement dans la langue de son peuple. Son corps rayonnait d'une étrange lueur violette, qui donnait l'impression de vouloir étouffer de clignotantes lueurs noires qui s'échappaient de la kheyza. Ces lueurs malsaines prenaient invariablement la direction de l'ouest... Naïma avait bien sûr fait appeler un des mage de la guilde ! Le docte lui exposa que le phénomène loomique auquel ils assistaient, représentait une lutte de " l'étincelle loomique " de la kheyza pour expulser une influence extérieure sombre. Mais le plus intéressant, dans l'opinion de l'éminent savant, était que cette lutte avait été amorcé par une autre influence extérieure à laquelle la jeune femme était " accordée "... Lorsque Naïma essaya d'obtenir des explications plus claires, le sage se perdit dans une fumeuse démonstration : énervée et comprenant que le sorcier ne pouvait en dire plus, le conquistador le congédia impoliment !

*

Borga sortait lentement du coma. Il se trouvait dans cet état transitoire où le rêve et la réalité se mêlent parfois. En l'occurrence, il s'agissait plutôt d'un cauchemar. Il voyait défiler le visage de sa bien aimée, figé en un masque grimaçant de douleur. Au milieu d'un concerto onirique de cris de souffrance, retentit la voix glacée de Vladimir... La conscience de Borga se tendit brusquement pour saisir le sens des mots stridents que le comte hurlait maintenant au milieu d'une tornade de ténèbres et de sang. Dans un spasme violent, Fabrizzio revint à la conscience en criant. Les gehemdals qui le gardaient accoururent aussitôt. Ils eurent beau protester qu'il ne devait pas se lever dans son état, Borga intima l'ordre de l'escorter jusqu'à Erikson. Les soldats durent s'incliner devant la volonté du maître de guilde. Leur sergent dut même confirmer au seigneur Borga qu'Omar Sharin, le représentant du Cristalion au Sénat, avait disparu tantôt !

*

Le corps s'affaissa dans le fauteuil à haut bord. Une fois encore, l'esprit supérieur du Père Jaune avait étendu ses perceptions aux champs élémentaires du feu. Il savait d'expérience et de longue date que le peuple Natif des Venn'dys était le plus réceptif à son influence. Il lui fallait maintenant retrouver la trace de celui qu'il avait " observé " quelques semaines auparavant. Le Père Jaune laissa défiler les lignes ardentes de loom jaune qui irriguaient les sous-sols de l'écrin. Puis, il affina sa perception. Un point particulièrement éblouissant attirait sa course loin au sud. Intrigué, il fixa son " regard " sur lui. Le corps dans le fauteuil eut soudain comme un hoquet de surprise et s'agita sans toutefois revenir à la conscience. L'esprit du Père Jaune avait effleuré celui de cette lumière brillante et l'avait identifié. Ses mains se crispèrent sur les accoudoirs d'acajou et un murmure tomba des lèvres desséchées : " Borga ! " Bien que surpris, le Père Jaune n'en poursuivit pas moins son inspection des champs de loom jaune… Fabrizzio Borga, le grand initié de la magie du Feu et maître étrange de la guilde du Cristalion n'était pas celui qu'il cherchait ! Il finit cependant par identifier le point luisant du venn'dys qu'il recherchait : il était plongé dans un malstrom d'énergie mauve qui cernaient de toutes part les champs loomiques jaunes, les étouffant presque. Le fauteuil se renversa et le corps du Père Jaune roula au sol inconscient, semant un vent d'inquiétude auprès des serviteurs ; les étranges crissements qui sortaient de sa gorge n'avaient plus rien d'humain, pas plus que les crispations soudaines de son visage… Le Père Jaune appliquait toute sa force de volonté et son effrayant esprit d'analyse afin de se frayer un chemin au travers des mailles du filet d'énergie loomique mauve qui dressait un rempart inattendu entre lui et sa proie. Mais aussi dense que soit le barrage, il savait qu'il finirait par le franchir. Il avait identifié l'auteur de la tempête loomique qui s'était emparé de cette portion de l'écrin. Mais le Cristalion, aussi puissant soit-il, n'avait pas les capacités d'analyse que le Père Jaune pouvait déployer ; certes il ne pouvait pas desserrer l'étau violet mais il allait le contourner…

*

Giovanni ne souriait plus du tout : des voix résonnaient dans sa tête ! Celles qu'il avait déjà entendues à Morte-Rûne mais qui, cette fois, vrillaient son cerveau. Et il finit par reconnaître le timbre dominant de ce chœur : la voix de la " Sanglante " ! Le nécromant n'avait plus envie de s'amuser et Sandro devenait une menace à expédier au plus vite. Il lui avait semblé voir un instant la silhouette de son élève auréolé d'une lumière jaune : une énergie nouvelle semblait s'être communiquer au corps de Sandro et celui-ci se jeta sur lui.
Le jeune homme fut surpris de voir son maître parer avec son épée de cristal, ce qui provoqua un crissement ignoble. Giovanni avait réagit par pur réflexe, le concerto strident qui lui déchirait le crâne l'acculant à la défensive et le faisant reculer dans des gestes désordonnés. L'impact fit vibrer la lame cristalline et le tremblement épouvantable, telle une vague, se communiqua au bras de Giovanni dont les veines éclatèrent. Mais le bâtard venn'dys-ashragor ne prêta pas attention à la douleur - il avait connu pire du temps de son " service " auprès de Vladimir - et engagea le fer de Sandro. Celui-ci résista mais sentit aussitôt une douleur dans le bas-ventre qui le plia en deux. Le nécromant venait de lui décocher un splendide coup de pied dans l'entrejambes. Le jeune homme en avait lâché son arme et porté les mains à ses parties viriles martyrisées : Giovanni afficha un sourire carnassier et acheva sa botte secrète, son " exécution ", en ajustant une flèche fatale entre les deux yeux de son ancien élève.
Un cri de douleur intense se fit entendre : le chant d'agonie de Lucrècia, gisante au sol, le ventre percé ! Elle était sortie de sa torpeur en voyant Sandro terrassé et sans réfléchir s'était jeté devant lui. Aucun des spectateur n'avait eu le temps de réagir, figés sur place par le déchaînement des forces loomiques mauves ! Erikson avait l'impression de voir la scène se dérouler au ralenti devant ses yeux. Il n'avait rien pu entreprendre pour empêcher Lucrècia de se jeter en travers de l'arme de Giovanni. Il songea un instant que les puissances loomiques avaient décidés de prendre en main le destin de ceux qui se trouvaient là.
Hurlant comme un damné, le jeune venn'dys se releva et frappa Giovanni, qui dégageait à peine sa lame cristalline du corps inerte de l'arkhé. Le nécromant trébucha, lâchant sa main gauche. Sandro la récupéra aussitôt et pressa le contact. Le nécromant n'avait plus qu'une arme, inadaptée pour la parade. En dépit de la cacophonie qui lui vrillait le crâne, Giovanni se reprit et tenta une feinte : il espérait que son jeune vis-à-vis esquiverait le coup et se préparait à l'embrocher ! Aussi, quelle ne fut pas sa surprise en voyant Sandro parer. Celui-ci se sentait sous l'emprise d'une haine froide, mortelle où seule dominait une idée : abattre le nécromant. Les coups de son maître semblaient défiler sous ses yeux et avec une acuité étonnante, il en découvrait la moindre faiblesse. Sandro se sentait en mesure d'anticiper et de contrer tout le style de son maître. Un infini sentiment de supériorité l'envahissait. Finalement, il entrevit une possibilité de le vaincre, hautement risqué pour sa personne. Mais avec un étrange détachement et une totale ignorance de son instinct de conservation, il avait engagé son arme.
Le métal de la rapière explosa, mais le jeune homme glissa la garde de son arme brisée de manière à bloquer la Mors Ferris. Dans le même mouvement, il remonta sa main-gauche vers le visage sans défense de son maître. Giovanni hurla quand l'acier trancha profondément les chairs de son visage inondé de sang. Cependant Sandro ne lui laissa pas temps de se reprendre. En temps normal, jamais le jeune homme n'aurait agi ainsi. Ses actes lui échappèrent et, comme sous l'emprise d'une volonté extérieure, il porta une estocade droit au cœur : le seigneur Giovanni cligna des yeux et dans un râle rauque s'effondre sans vie.

Comme apaisé par la mort du nécromant, les tremblements sourds de la terre et le chant étrange s'apaisèrent doucement. L'aura mauve donna l'impression de se retirer au sein des arbres et du sol à la manière d'une marée se retirant pour laisser place nette. Le feulement qui agitait la clairière et les vieille pierre de la ziggourat décrut en intensité. Un instant encore l'ombre féline immense resta distincte puis de dispersa. Le Cristalion avait mis hors course ceux qui menaçaient son existence et sa fonction de gardien.
Sandro resta prostré : il tenait le corps de Lucrècia entre les bras et sanglotait. Le contrôle de ses actes lui revenait ainsi que son libre-arbitre, brutalement libéré de l'étreinte froide et implacable qui l'avait saisi dans le courant du combat. Erikson vérifia si Giovanni était bel et bien mort avant de se diriger vers le baron Waï qui se remettait difficilement debout. La constitution exceptionnelle et la mithridatisation de l'ulmèque-gehemdal l'avaient sauvé de l'empoisonnement. Les bruits de pas de la troupe annoncèrent l'arrivée de Borga : le vieil homme avançait avec difficulté et quand ses yeux se posèrent sur le champ de bataille, il devint blême.

EPILOGUE

Journal de bord du capitaine Déolius Argiannelli, 14e jour de la quinte bise 210 AA.
La situation à l'intérieur des Baronnies ne s'arrange pas décidément. Notre escale à Ehmon sera certes de courte durée mais il semble que les Barons Pirates de l'intérieur aient décidés de recommencer à régler leurs comptes sanglants. J'ais cru comprendre que le retour de Giovanni avait agité quelque peu l'intérieur. Enfin, nous ne nous attarderons pas ici. Comme convenu, nous avons troqué notre chargement de bois de senteur contre une plein cale d'ébène que les Milles Peuples souhaitent voir ramener vers Mac-Kaer. Nous reprendrons le large avec la prochaine marée.

Le baron Waï et Erikson finissaient leur discussion devant les portes de Tepyük. Le gehemdal et son escorte repartaient vers Tour Albâtre, le siège de la guilde du Cristalion. Dans un des chariots du convoi reposait Sandro, pâle et fiévreux : ses plaies s'étaient infectées lorsqu'ils étaient sortis des marais Haldéens.
- Je vais le déposer à Ehmon, annonça le Rouge. Et j'avertirais le père de Lucrècia de la mort de sa fille. Encore merci de m'avoir prêté vos forges, baron...
- L'épée qui est venue à bout de Giovanni méritait d'être restaurée, confirma Waï. J'attends vos troupes avec impatience Erikson...
- Elles rejoindront directement l'avant-poste que vous allez mettre en place dans les marais. La ziggourat ne doit pas rester sans surveillance !
- Surtout avec Borga à côté, ironisa l'ulmèque.

Le vieux sorcier avait décidé de rester dans les marécages afin d'étudier le Cristalion. Sans doute aussi restait-il là-bas pour surveiller les tombes de Shan et de la médecin arkhé. Les aventuriers n'avaient pas élevé de mausolée pour Giovanni. Fabrizzio avait incinéré son cadavre à l'écart, avec ses pouvoirs élémentaires, afin de s'assurer que le nécromant ne pourrait être relevé. La Mors Ferris avait disparue peu après : " les ombres l'ont emportée... " avait conclu le vénérable venn'dys avec un air abattu.
- Les derniers événements ont marqués Fabrizzio, reprit Erikson.
- Il se considère comme la cause des morts qu'il y a eut là-bas, remarqua Waï. Vous êtes toujours sans nouvelle de Sharin ?
- Moctezloc ne vous a rien dit ? Il est à craindre que notre sénateur ne soit bel et bien mort...
- Regrettable, conclut le baron avec sa " volubilité " habituelle.
- Oui-da. Borga désorienté, Sharin disparu... Nous payons chèrement cette victoire.
- J'espère qu'elle sera définitive cette fois, ajouta le métis.
Son instinct lui soufflait que quelque chose d'anormal s'était produit.
- Vous avez des doutes vous aussi, interrogea Erikson ?
- L'insolente survie de Giovanni m'empêche d'être absolument convaincu de sa disparition... Mais je vais me faire à cette idée. Je vous salue Erikson et transmettez mes respects à Moctezloc.

Le gehemdal lança son destrier au galop pour rejoindre sa troupe en saluant le baron de la main. Il pensait avec inquiétude aux dernières paroles qu'il avait échangées avec Borga avant de quitter les marais : " Une simple erreur d'alignement. Comment ai-je pu oublier l'étoile que l'on ne voit pas ? " Les prédictions du vieux sage étaient-elles erronées ? Pourtant, Giovanni avait péri et cela seul avait de l'importance.

*

Les yeux du Père Jaune s'ouvrirent à nouveau : il observa le décor familier de sa chambre et les regards inquiets ou envieux des membres de sa famille. Puis son esprit confus parvient à faire le tri des informations multiples qui l'assaillaient. Non ce n'était pas sa famille, pas sa " ruche ", mais les parents de ce corps qui l'abritait. Un sourire carnassier se dessina sur ses lèvres : son intervention s'était produite juste à temps pour empêcher le Père Noir et son exécuteur des basses œuvres de libérer l'archidémon gisant sous Irkallu. Giovanni armé de sa " Mors Ferris " aurait bien été capable de vaincre le Cristalion et d'ouvrir les portes mystiques du locus… De cela, il n'en était pas question pour le Père Jaune. Même si l'effort déployé - son hôte temporaire en garderait d'ailleurs sûrement des traces - l'avait affaibli, laissant " l'autre ", cet esprit étranger mais à la volonté si grande qu'il n'avait pu l'éradiquer, reprendre le dessus, ses objectifs étaient atteints. L'équilibre dans l'Ordre de l'Alliance Impie demeurait.

*

Les ombres livrèrent le passage à Vladimir : la nuit nimbait le marais d'une couverture de givre et le silence régnait. Le comte amenait avec lui deux non-morts largement décomposés qui soutenaient sur leurs épaules décharnées, la silhouette fermement enchaînée d'Omar Sharin. Un homme encapuchonné attendait. Malgré l'obscurité, il était facile de distinguer son costume venn'dys, sa rapière et surtout l'éclat lumineux de ses yeux, brillants comme des braises :
- Alors, demanda le comte ?
- Libère-la, répondit d'une voix monocorde Fabrizzio en désignant la felsin.
- Je tiens à voir Giovanni d'abord, insista l'ashragor.

Borga ne bougeait pas et avait fermé les yeux : le poids de la trahison et de l'échec reposait sur ses épaules. Il se sentait faible et vieux tout d'un coup. Son sombre interlocuteur finit par donner l'ordre à ses valets zombies de relâcher la felsin. Elle fut jetée à terre sans ménagement. Borga esquissa un geste dans sa direction, mais Vladimir reprit de sa voix impérieuse :
- Rend moi mon exécuteur, maintenant.
- Il est là, répondit Borga, atone, en révélant le bûcher où quelques jours plus tôt, il avait déposé le cadavre du bâtard nécromant.

Il prononça une formule cabalistique, sous l'œil vigilant du comte ashragor et les cendres s'agitèrent... Une forme prenait lentement vie et bientôt la fine silhouette du sinistre venn'dys-ashragor se redressa, triomphante ! " Le mal est éternel " conclut Vladimir à l'attention de Borga, qui donnait l'impression de se ratatiner sur lui-même. Et se tournant vers la felsin, encore enchaînée, le comte ajouta ces quelques mots malsains et ironiques : " J'espère que tu auras apprécié mon hospitalité ! Je sais aussi qui tu recherches et je te prie de bien vouloir accepter mon aide pour la retrouver... " Les paroles de l'ashragor dégoulinaient de mauvaises intentions : il portait encore son bras droit en écharpe et sa respiration demeurait sifflante !

Suite: Naïma

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Auteur:

LD

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